Chapitre 11
Le Bon Dieu, la Brute et le Truand
Santa Barbara
Sur le court chemin de son bureau, Sam se dit que si Gabrielle lui faisait la moindre chiure de remarque désobligeante, il la virerait sur-le-champ. Si quoi qu’il fasse sa vie devait partir en sucette, c’était sûrement pas le moment de se laisser emmerder par des employés dénués de toute reconnaissance. Une vingtaine de jeunes agents travaillaient sous ses ordres et tant que lui, Sam Hunter, détiendrait des parts de la société, il aurait le pouvoir d’embaucher et de foutre à la porte qui il voudrait.
« Si y en a un qui moufte, pensa-t-il, ou qui ose me regarder de travers, il va se retrouver avec une représentation concrète de l’infini entre lui et son ancien boulot, qu’il lui faudra des siècles pour comprendre ce qui lui est arrivé ! »
Sam entra dans l’agence, l’esprit affûté, gonflé à bloc, prêt à faire feu. Mais les bras lui en tombèrent quand il découvrit Gabrielle à la renverse dans son fauteuil, la jupe remontée au nombril, les jambes battant l’air au-dessus du bureau. L’Indien, à genoux, totalement nu, le regard perdu dans les étoiles, lui besognait l’entrejambe d’un savant mouvement longitudinal dont chaque aller-retour arrachait à la secrétaire un coup de rein concomitamment suivi d’un cri de guenon effarouchée.
— Hé là ! cria Sam.
Gabrielle jeta un œil à Sam par-dessus l’épaule de l’Indien et, le pouce levé, lui fit signe que tout était O. K. avant de lui indiquer le message griffonné sur le bloc-notes.
— Y a eu un appel, parvint-elle à dire, le souffle court.
Juste à cet instant, l’Indien l’empala à nouveau d’un mouvement particulièrement violent. Gabrielle lui empoigna les épaules à deux mains puis, emportée par la folie ambiante, balança son agrafeuse à travers la pièce.
Sam digéra le choc de cette vision. Il se rua sur l’Indien, l’attrapa par le cou et le tira en arrière. Juste après qu’un morceau de lui-même fut dégagé de l’intimité de Gabrielle, l’Indien, Sam toujours cramponné à lui, vola cul par-dessus tête jusque dans l’antichambre. Sam réalisa que s’il ne prenait pas d’emblée le dessus sur son adversaire, il se retrouverait rapidement en danger. Il parvint à retourner l’Indien sur le ventre et chercha un objet qui pût lui servir de massue. Le seul qui s’offrait à lui était ce gros poste téléphonique multilingues. Sam relâcha sa prise, détendit son corps pour attraper l’objet convoité par le câble. Il fit tournoyer l’engin dans les airs. Quand le téléphone toucha l’Indien en pleine figure, il explosa en mille éclats électroniques. L’Indien retomba, assommé, face contre terre, le corps encore secoué de petites contractions.
Sam regarda le faisceau de fils électriques multicolores qui, il y avait encore quelques secondes, était connecté au téléphone. Il le lâcha avant de tomber à genoux : sonné. Gabrielle se tenait près de la porte et rajustait sa jupe, le visage barbouillé de rouge à lèvres et les cheveux en pétard. Elle voulut dire quelque chose mais réalisa qu’un de ses nichons dépassait de son chemisier.
« Excusez-moi », dit-elle en se tournant pour rajuster les cinquante pour cent de sa poitrine épris de liberté. Elle fit à nouveau face à Sam et lui dit : « Bon, ben, je retourne à mon travail. » Elle ferma la porte derrière elle et abandonna Sam, seul avec l’Indien toujours nu et inconscient.
— T’es virée ! lança Sam à la porte qui venait de se refermer.
Il regarda à nouveau l’Indien et vit que du sang s’écoulait de sa tempe et trempait la moquette. Il semblait ne plus respirer. Sam lui tâta le pouls. Rien.
— Merde ! fit Sam. Ah non, pas ça !
Il fit quatre fois le tour de son bureau avant de prendre place dans son imposant fauteuil directorial. Il se prit la tête dans les mains comme pour mieux réfléchir à une solution possible. Mais il ne put que penser aux flics, à la prison et sentit tout espoir lui glisser entre les doigts. Jamais il ne s’était senti si désespéré face à son destin.
Il y eut un grognement au niveau de la moquette. Sam décolla ses fesses du fauteuil pour regarder par-dessus le bureau et vit que si le corps de l’Indien ne bougeait pas il était en train de se transformer. L’expression de la terreur la plus absolue emplit le regard de Sam. Les membres de l’Indien se mirent à rétrécir tandis que des poils leur poussaient dessus. Le visage prit soudain la forme allongée d’un museau d’où émergèrent de longues moustaches. La colonne vertébrale s’étira. Une queue touffue apparut à son extrémité. Avant que Sam ait pu retrouver ses esprits, il se trouva face à un énorme coyote noir.
L’animal se mit sur ses pattes et s’ébroua comme s’il sortait de l’eau. D’un bond il fut sur le bureau. Il se mit à grogner. Sam recula son fauteuil à roulettes jusqu’au mur afin de mettre le maximum d’espace entre lui et la gueule menaçante de l’animal. Mais le coyote rampa jusqu’à avoir ses babines à moins de cinq centimètres du visage de Sam qui prenait l’odeur fétide de la bête en plein dans les narines. Cette même odeur lui rappela quelque chose de familier, quelque chose avec une vague senteur de brûlé. Il aurait aimé détourner le regard mais il ne pouvait le détacher des yeux mordorés du coyote. Il aurait aimé appeler mais aucun son ne sortait.
Le coyote recula et s’assit sur le bureau. Il redressa les oreilles et pencha la tête, comme s’il réfléchissait. Sam pensa bien reprendre son souffle et dire « Couché le gentil chien, couché le pépère ! » mais s’abstint de quoi que ce soit. La bête commença à s’agiter et Sam se prépara à une attaque en règle. Mais le coyote rentra la tête dans les épaules comme s’il allait hurler. Sa gueule se tendit peu à peu et prit le visage d’un humain. La fourrure disparaissait à grande vitesse, d’abord du visage, puis des pattes avant qui se transformèrent en bras. La métamorphose gagna l’arrière-train où des jambes repliées sur elles-mêmes apparurent à la place des pattes postérieures. Avant de disparaître, la fourrure prit la couleur marron du vulgum coyote. C’était comme si un homme naissait du cocon de la peau d’un coyote, le noir du poil devenant un costume de cuir frangé de plumes rouge vif. La transformation ne dura guère plus d’une minute qui, pour Sam, parut une année. Quand elle fut totalement achevée, l’Indien était allongé sur le bureau de Sam, une coiffe en peau de coyote sur le chef. La peau qui avait été sienne quelques secondes plus tôt !
— Merde alors ! dit Sam en retombant dans son siège, les yeux plantés dans ceux, dorés, de l’Indien.
— Wouf ! fit l’Indien rigolard.
Sam secoua la tête comme pour chasser tout ce qu’il venait de vivre. Son esprit cherchait une explication qui fût rationnelle à tout cela mais tout ce qu’il parvint à souhaiter fut de pouvoir s’évanouir et que ses rotules, chargées d’adrénaline, cessent leur danse de Saint-Guy.
— Wouf ! répéta l’Indien.
Il descendit du bureau et prit place dans le fauteuil opposé à Sam. Il rajusta son couvre-chef.
— T’aurais pas une clope ? demanda-t-il.
Sam sentit que son esprit se bloquait par rapport à la demande de l’Indien. Offrir une cigarette ? Oui, c’était encore dans ses cordes. Il porta la main à sa poche de poitrine et en sortit un paquet de cigarettes et un briquet que, de nervosité, il laissa échapper sur le bureau. Il commença à les ramasser quand l’Indien lui emprisonna la main de sa grosse patte. Sam poussa un cri de vierge effarouchée. Il se recula dans son fauteuil qui à nouveau partit en arrière jusqu’au mur.
L’Indien regarda Sam en coin comme le coyote l’avait fait, prit deux cigarettes qu’il alluma. Il en lendit une à Sam toujours plaqué dans le fond de son siège. L’Indien lui fit signe de la tête d’accepter la cigarette. Sam s’exécuta et regagna le fond de son fauteuil.
L’Indien tira une longue bouffée avant de souffler des ronds de fumée qui planèrent au-dessus du bureau comme autant de fantômes.
Maintenant Sam avait opté pour la position fœtale. Il surveillait l’Indien du coin de l’œil. Il tira sur la cigarette. Je dois avoir l’air ridicule, pensa-t-il. Mais il avait tellement peur qu’il pouvait se le permettre. C’est quand la cigarette fut consumée à moitié qu’il commença à se détendre. La trouille se trouvait peu à peu supplantée par une colère indignée. L’Indien, bien aise, fumait et regardait autour de lui.
Sam reposa les pieds par terre, avança à nouveau son fauteuil sous le bureau et braqua sur les yeux de l’Indien ce qu’il aurait aimé être un regard de tueur.
— Qui êtes-vous ? demanda Sam.
L’Indien sourit. Une lueur d’excitation presque enfantine s’alluma dans ses yeux.
— Je suis le grain de sable dans la machine bien huilée, le bourdonnement dans l’oreille, le vent dans les arbres. Je suis le…
— Mais qui êtes-vous à la fin ? le coupa Sam. Comment vous appelez-vous ?
L’Indien continuait à sourire. La fumée s’échappait entre ses dents. Il dit :
— Les Cheyennes me nomment Wihio, les Sioux Iktome. Chez les Pieds-Noirs on m’appelle le Vieux Napi. Pour les Créés je suis Saultaux, pour les Micmacs, Glooscap. Sur la côte est, je suis le Grand Lièvre et sur la côte ouest le Corbeau. Tu me connais bien Samson Chasseur Solitaire puisque je suis ton esprit-totem.
Sam eut un mal de chien à avaler sa salive :
— Ne me dis pas que tu es Coyote ?
— Gagné !
— Mais tu n’es qu’un mythe.
— Pardon ! Une légende, reprit l’Indien.
— Mais c’est juste un ramassis de sottises à peine bonnes à être racontées aux gamins.
— Ouais, mais des sottises vraies.
— L’histoire de Vieux Bonhomme Coyote, c’est juste un conte de fées.
— Tu veux que je me transforme à nouveau ?
— Non, non, je t’en prie, ne recommence pas ça.
En fait, la veille, lorsqu’il avait ouvert le sac d’amulettes, Sam avait deviné l’identité de l’Indien, mais il avait espéré que tout cela s’évanouirait et qu’il cesserait d’être l’objet d’une superstition pour gamins. Pour lui toute religion n’était que l’expression de la foi du charbonnier. Qui sur cette terre aurait pu affirmer être préparé à voir les dieux bondir sur les bureaux, se moquer et vous taper d’une cigarette ? En principe, les dieux étaient des personnages inertes, tout justes bons à ignorer votre calvaire terrestre. Leur seul boulot consistait à vous faire vous demander si la considération de leurs histoires n’était pas qu’une simple perte de temps. Pour sûr, pensa Sam, les dieux étaient de sacrés gaffeurs, des jaloux, des impatients, des égoïstes, des vengeurs, des anéantisseurs de populations tout entières, des violeurs de vierges, des répandeurs de peste et de charognes diverses. Voilà ce qu’étaient les dieux. Et Coyote ne dépareillait pas du lot. Mais malgré cela, ils étaient supposés rester à leur place dans leurs bouffonneries, ne pas débarquer dans votre bureau et s’envoyer en l’air avec votre secrétaire jusqu’à lui faire pousser des cris de guenon.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu pour t’aider, répondit l’Indien.
— T’appelles ça m’aider ? Tu me fais perdre mon boulot et mon appart, et t’appelles ça m’aider ?
— Tu voulais bien foutre la trouille à Cable, non ? Alors je lui ai foutu la trouille. Tu voulais te taper la fille ? Alors je t’ai fourni le moyen d’entrer en contact avec elle.
— Et les chats que t’as baisés et bouffés dans ma résidence ? Et ma secrétaire que t’as niquée ? En quoi ça peut m’aider ?
— Si je ne me sautais pas les boudins et les greffiers, qui s’en chargerait ?
C’était tout à fait le genre de logique absurde qui irritait Sam au plus haut point. Et dans cette discipline, il fallait bien en convenir. Pokey Medicine Wing était une épée. Parfois Sam imaginait que la nation Crow tout entière cherchait à fabriquer des microprocesseurs avec des plans datant de l’âge de pierre. Pourquoi, malgré tous ses efforts, n’avait-il pu oublier tout cela ?
— Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas avoir choisi quelqu’un qui croit en toutes ces balivernes ?
— Parce que avec toi c’est beaucoup plus marrant.
Sam eut beaucoup de mal à ne pas bondir par-dessus le bureau et boxer l’Indien. Dans sa tête, c’était toujours « l’Indien ». Il ne réalisait pas qu’il était en train de parler à Coyote, le chef du clan des Sans-Foyer. Malgré l’avalanche de choses surnaturelles qui venaient de se produire il continuait à chercher une explication rationnelle. Il inspecta le fond de sa mémoire, chercha des exemples similaires qu’il aurait pu lire ici ou là, mais n’en trouva pas.
Comment Aaron allait-il réagir à tout cela ? Aaron vomissait ses origines irlandaises autant que Sam ses racines indiennes. Si Aaron voyait un lutin atterrir sur son bureau, comment prendrait-il la chose ? Le plus madré des Irlandais en sortirait-il indemne ? Croirait-il possible que cet enfant de putain d’apparition puisse lui arranger le coup avec l’administration fiscale ? Non, Aaron serait bien le dernier à pouvoir admettre une solution irrationnelle.
Coyote sourit comme s’il avait pu lire les pensées de Sam.
— Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? lui demanda-t-il.
Sam n’hésita pas une seconde :
— Je voudrais revenir à ma vie normale, exactement comme elle était avant qu’t’y foutes le bordel.
— Pourquoi ?
Ben oui, au fait, pourquoi ? Chaque fois que Sam recrutait un nouvel élément pour l’Agence, il ne pouvait faire l’économie de lui en mettre plein la vue : une virée en Mercedes, un repas dans un restaurant de luxe, le larfeuille bourré de billets et de cartes de crédit pour rupins fortunés, un costard à cinq cents papiers, etc. Tout cela pourquoi ? Pour motiver le petit gars, le faire saliver, lui donner l’envie de posséder un jour tout cela, en un mot, le rendre cupide. De plus, Sam lui prendrait dix pour cent de ses commissions, ce qui était aussi à considérer. Voilà comment tout l’édifice tenait debout. Avec un rôle bien écrit, une grosse voiture, des fringues de luxe, un superappartement, des relations haut placées. Sans ces artifices, l’édifice se cassait la gueule.
— Pourquoi veux-tu retrouver ta vie normale ? demanda Coyote, au cas où Sam aurait perdu le fil de la conversation.
— C’est ce que je connais de plus rassurant, répondit-il, troublé.
— Mais une fois dans ta vie, pourquoi ne déciderais-tu pas de tout remettre en cause ? On ne peut se sentir en sécurité qu’après avoir eu peur. T’as pas envie d’avoir peur ?
— Rien ne me fait peur.
— Arrête donc de mentir. La fille ? Tu veux te la faire ?
— Oui.
— Alors je vais te donner un coup de main.
— Mais j’ai pas besoin de ton aide ! J’ai besoin que tu disparaisses de ma vie, un point c’est tout !
— T’as tort… Paraît que je suis un sacré coup avec les femelles.
— Tu peux y ajouter les chats et les grosses vaches.
— Les grands héros sont de grands baiseurs. Tu peux pas imaginer ce que c’est que de niquer une femelle faucon en plein ciel. Tu la cramponnes par les serres et tu la bourres en pleine chute libre. Ah quel pied ! Je suis sûr que t’aimerais ça. Et jamais elles osent te traiter d’éjaculateur précoce !
— Ça va, casse-toi !
— D’accord, je me tire. Mais sache que je resterai dans ton ombre.
Coyote se leva. Comme il allait franchir le seuil de la pièce, il se retourna et dit :
— N’aie pas peur.
Puis il referma la porte. Sam bondit de son siège et courut dans l’antichambre en gueulant :
— Et touche pas à ma secrétaire !
Mais Coyote avait déjà disparu et Gabrielle était occupée à taper du courrier.
— Un problème monsieur Hunter ?
— Non, non. Tout va bien.
— On dirait que vous venez de voir le diable en personne, osa la secrétaire.
— Qu’est-ce que vous allez chercher là ? Vous êtes complètement cinglée. Puisque je vous dis que tout va bien !
Sam retourna dans son bureau et chercha ses cigarettes et son briquet. Ils avaient disparu. Il sentit une boule de haine lui monter du creux de l’estomac. Il eut une folle envie de crier mais il retomba dans son fauteuil de directeur et sourit. Il venait de se souvenir de ce que lui avait un jour dit Pokey Medicine Wing : « La colère et la haine n’existent que pour te prouver que tu vis encore. »