Rien que des familles comblées
Santa Barbara
Calliope, Tortor dans les bras, attendait dans l’allée le retour de Lonnie. Nina avait vu juste : vivre sous une montagne de soucis, même en donnant le maximum, ça n’était décidément pas son fort. Calliope était certaine que Lonnie ne la frapperait pas, pas plus qu’il ne toucherait à Tortor. Néanmoins son attitude de la veille pouvait inquiéter. Elle aurait aimé pouvoir demander à Sam de rester près d’elle pour lui donner un coup de main en cas de danger, mais ç’eût été prématuré dans leur relation. Si l’ashram où vivait sa mère avait disposé du téléphone nul doute qu’elle eût appelé. Et elle ne se voyait pas sauter dans sa voiture et foncer voir sa mère comme autrefois. À présent, elle avait son boulot, sa maison, et Sam.
Calliope luttait pour repousser le spectre inquiétant de l’inconnu quand elle perçut le bruit du moteur de la Harley. Elle vit Lonnie tourner le coin de la rue, sa nouvelle petite amie collée à lui comme une sangsue. Lonnie s’engagea dans l’allée et stoppa la moto à hauteur de Calliope.
— Je vais être en retard au boulot, dit Calliope, en essuyant une coulée de bave sur la joue de Tortor.
La fille qui était derrière Lonnie la regarda faire. Calliope lui dit « Salut ! »
Sans descendre de sa moto Lonnie voulut empoigner le gamin mais Calliope le serra tout contre elle.
— Je veux pas que tu l’emmènes sur ta bécane.
— Hé ! T’as vu comment tu conduis, toi ? Il est sûrement plus en sécurité avec moi.
— Lonnie, je t’en prie…
Cheryl prit Tortor des bras de Calliope. Le gosse commença aussitôt à brailler.
— Il va être bien avec moi, siffla-t-elle.
— Mais pourquoi ne restes-tu pas à la maison avec lui ? demanda Calliope.
C’est Lonnie qui répondit :
— On a des gens à voir.
— Je peux demander à Yiffer de s’occuper de Tortor, lâcha Calliope qui ne supportait déjà plus la façon dont Cheryl tenait son enfant.
— Tu peux dire à Yiffer qu’il s’occupe de son cul, répondit Lonnie. Ou j’le bute !
— Faut que j’y aille maintenant, Lonnie. T’es sûr que tu peux pas rester ici ? Je travaille juste entre midi et deux aujourd’hui.
Lonnie grimaça et dit :
— Tu passes près de l’hôpital en allant à ton boulot ?
— L’hôpital ? Non. Pourquoi ?
Lonnie lança le moteur de la Harley.
— Pour rien, finit-il par répondre.
Puis il partit d’un grand rire. Comme ils regagnaient l’asphalte de la chaussée, Cheryl gueula :
— T’en fais pas, salope. On a décidé de tout miser sur ta perte. Jusqu’à notre dernier dollar !
Le bruit de la Harley ne parvint pas à couvrir les grognements de Cheryl quand Lonnie lui balança un grand coup de coude dans les côtes.
Tortor, juste avant que son père ne tourne le coin de la rue, chercha une dernière fois le regard de sa mère. Suite aux injures de Cheryl, un sentiment de panique envahit la poitrine de Calliope. Elle courut se réfugier chez elle.
*
A la fin de l’après-midi les ouvriers avaient terminé le remplacement de la baie vitrée et bouché les impacts de balles. Sam décida d’annuler tous ses rendez-vous de la semaine afin de prendre le temps de réfléchir. Il se rendit vite compte que ses pensées étaient de bien médiocres compagnes de voyage spirituel. La lecture aurait-elle pu le distraire ? Mais il se prit à contempler les pages et rien d’autre. Il tenta de dormir un peu, mais dès qu’il fermait les yeux les images de Coyote et de la police se mettaient à le hanter. Quand les idées noires devinrent insupportables il pensa à Calliope, ce qui le relança sur la piste d’autres soucis. Et qu’avait voulu dire Coyote par : « La fille aussi est partie. » Était-ce la vérité ?
Calliope symbolisait les emmerdements. Elle était beaucoup trop jeune, trop tête en l’air et aussi beaucoup trop attirante. Et le gosse ? Sam n’avait surtout pas envie d’un enfant dans sa vie. Pas maintenant. Si Calliope s’était enfuie, il en était mieux ainsi. Sam n’avait pas besoin d’emmerdements supplémentaires. L’esprit encombré de tous ses maux, Sam composa le numéro de Calliope. Pas de réponse. Il appela les renseignements pour obtenir le numéro du Mandarine Café. On ne l’avait pas vue aujourd’hui.
Mais où peut-elle bien être ? Et Coyote, bordel ? Où est-il passé celui-là ? Cet enfoiré savait certainement où elle était mais ne le révélerait sûrement pas. Ce qui avait commencé par une démangeaison bénigne se terminait en apocalypse. Mais pourquoi fallait-il que tout cela prenne tant d’importance ?
Noir et repoussant, un mot, un seul, semait le doute dans ses pensées. Sam tenta bien de le tenir en respect, mais il revenait sans cesse à la charge comme une vipère hargneuse. L’amour : l’ironie du pire et le pire de l’ironie, l’endroit où l’ordre des choses et sa logique se rencontrent et meurent. L’amour était ce qui pouvait vous arriver de mieux à condition de ne pas être un fuyard doublé d’un menteur. L’amour pouvait-il aider à ce que cette fuite prenne fin ?
Sam se leva et partit à la recherche de Calliope, conscient du ridicule de sa démarche. Il alla en voiture jusqu’au café où on lui confirma ne pas avoir vu la jeune femme de toute la journée. Il poussa jusqu’à chez Calliope. Comme il se garait il aperçut Nina et Yiffer qui sortaient de leur fourgon.
— Désolée, Sam, répondit Nina, je sais vraiment pas où elle est. On a seulement trouvé un mot qui dit que Lonnie a emmené Tortor et qu’elle est partie à sa recherche.
— Pas une indication sur le lieu ?
— C’est déjà beau qu’elle ait laissé un mot. D’habitude elle part des jours et des jours sans rien dire.
— Merde ! fit Sam en remontant dans la Mercedes.
Nina le rappela :
— Sur son mot, elle précise de te dire qu’elle est désolée.
— Désolée pour quoi ?
— Elle le dit pas.
— Merci Nina, appelle-moi si elle revient.
Sam lança la Mercedes sans la moindre idée de l’endroit où aller. Il lui fallait tout reprendre depuis le départ. Vingt-quatre heures plus tôt, il aurait donné jusqu’à sa dernière chemise pour être débarrassé de Coyote. Aujourd’hui il l’aurait accueilli à bras ouverts car s’il donnait des réponses laconiques ou d’une rare stupidité, elles avaient le mérite d’exister.
Il tourna en ville, à la recherche de la Datsun de Calliope. Chaque fois qu’il apercevait une voiture orange il reprenait espoir et chaque fois qu’il constatait que ce n’était pas la bonne, il rebroyait du noir. Au bout d’une heure, il rentra chez lui, s’assit sur le sofa. Il alluma une cigarette et replongea dans ses pensées. En fait, tout et rien avait changé. Sa vie était redevenue normale mais il souffrait à présent de cette normalité. Quelque chose de vrai, voilà ce dont il avait besoin.
*
Au local des Hell’s Angels une puce avait salement amoché le mollet de Bricolo. Alors Bricolo ourla le bas de ses jeans crasseux au-dessus de ses grosses bottes pour atteindre son minuscule envahisseur.
« Saloperie de puce », lâcha-t-il.
Bonner Newton, le président du club, poussa un grognement rauque.
— T’sais ce qu’on dit toujours, mon frère ? À trop coucher avec les chiennes, les loups…
Sa phrase déclencha des rires contenus de la part des autres membres du club.
— Vos gueules ! répondit Bricolo, apparemment en colère mais tout heureux intérieurement d’être le centre d’intérêt. Ce n’est pas qu’il appréciât la compagnie des laiderons, mais qui d’autre aurait pu vouloir de lui ?
Sur les vingt membres du Club, dix-neuf étaient vautrés sur les meubles, allongés sur le sol à fumer des joints, boire de la bière ou s’occuper gentiment de leurs dames. Dehors, deux novices qui n’étaient pas encore autorisés à porter les couleurs du Clan, surveillaient l’arrivée éventuelle de la police.
La baraque, un méchant bungalow délabré datant des années 30, faisait partie d’un lotissement, bien que ce mot n’existât pas encore à l’époque. Les murs étaient tapissés de sang, de bière et de vomissures et les tapis gorgés d’huile de vidange. Quant aux meubles, ils offraient la plus misérable des apparences. En fait, seul Bricolo vivait dans ce local, les autres membres n’y venant que pour s’y réunir et faire la fête.
Le Clan avait tout de même déboursé cent mille dollars en liquide pour acquérir cette masure. L’acte avait été enregistré au nom d’épouse de la sœur de Bonner, tout comme le pavillon que la bande possédait dans les montagnes de Santa Lucia sur les hauteurs de Santa Barbara. Ce pavillon abritait le laboratoire qui fournissait les moyens de subsistance à tous les membres du Clan. Bizarrement, le voisin le plus proche du pavillon n’était autre que l’ex-président du Club. Devenu gâteux, il avait déclaré la guerre à la drogue et de temps en temps il sortait sur le pas de sa porte princière, humait le parfum de came en ébullition et disait : « Chérie, tu sens pas comme une drôle d’odeur ? »
Le labo rapportait suffisamment d’argent pour que les membres du Clan n’aient pas à travailler, à part tenir le magasin Harley Davidson qui servait à Bonner Newton à blanchir les revenus de son commerce de drogue.
Newton était diplômé de l’université de Stanford. Dans son jeune temps, avant qu’il ne plonge pour trafic de cocaïne, il avait régné sur les buildings de verre de Silicon Valley. C’était à une époque où il portait des costumes italiens et commandait une armée d’ingénieurs en électronique capables de vous définir l’univers en quelques nombres à deux chiffres, de vous exposer la théorie du big bang en moins de vingt-cinq mots et de construire des machines susceptibles d’améliorer l’intelligence humaine. Malheureusement, ces types croyaient dur comme fer qu’une vulve était une voiture de marque suédoise. Newton avait appris à commander des asociaux de génie. Et aujourd’hui, à la tête de cette bande de Hell’s Angels, gros, gras, gauches, moches et sans cervelle, cette habitude le servait encore. Ces types que la quotidienneté du monde apeurait trouvaient leur équilibre et leur salut au sein d’un gang de motards. Tout ce qu’on exigeait d’eux se résumait à une Harley Davidson et une loyauté aveugle.
« Écoutez-moi, bande d’enculés. » C’était la façon qu’avait Newton d’appeler au rassemblement. Il marqua un temps d’arrêt, alluma une cigarette et invita les femmes à sortir. « Les salopes : dehors ! » Les filles quittèrent la pièce en file indienne, certaines en jetant un dernier regard au chef par-dessus leur épaule. Comparé aux autres membres du groupe, Newton faisait figure de demi-portion. Cependant, son autorité demeurait incontestée.
— Lonnie est toujours pas rentré, fit Bricolo.
— Lonnie avait une course à faire pour nous, répondit Newton. Nous allons faire un petit voyage imprévu. Moitié pour le business, moitié pour le plaisir.
— Putain ! C’est super ! commenta quelqu’un.
Newton leva les bras pour réclamer le calme.
— On a oublié de me dire qu’aux commodités nous manquions d’éther.
Newton appelait toujours le laboratoire les « commodités ». Bricolo arrêta de se gratter le mollet et hocha la tête.
— T’es vraiment nul, comme mec, Bricolo, dit quelqu’un.
Newton poursuivit :
— On peut pas se faire livrer. Alors j’ai prévu que nous irions nous-mêmes chercher la camelote. Dans deux jours, il va y avoir une concentration de motards à Sturgis, dans le Dakota du Sud. Nos frères de Chicago vont y aller et nous apporteront deux fûts d’éther. Je veux que vous me maquilliez trois fûts, de façon que si on se fait contrôler par les poulets, ces fûts aient l’air de vulgaires bidons d’huile. D’accord ? Bricolo, c’est toi qui conduiras la camionnette.
— Ah non, pas ça, Newt, gémit Bricolo.
Puis Newton s’adressa à un grand échalas aussi roux qu’un Irlandais :
— Toi Warren, tu t’arrangeras pour mettre les armes dans l’un des bidons. J’exige que chacun d’entre vous voyage sans arme sur lui.
Cet ordre fut suivi de grognements de réprobation et d’une série de « Ça, ça fait chier. » D’un geste ample Newton balaya le mécontentement et dit :
— C’est un conseil de Gator.
Gator était le diminutif d’Alligator, lui-même le surnom de Melvin Gold, l’avocat de la bande qui s’occupait de leurs relations avec les compagnies d’assurances. Car c’était un fait établi, ces motards se faisaient sans cesse rouler dessus.
— Hé les mecs ! reprit Newton, la moitié d’entre vous est en liberté conditionnelle. J’ai pas envie de vous voir arrêter par un flicaillon en mal d’avancement qui vous ferait tomber pour port d’arme illégal. Y en a qui sont pas d’accord ?
Newton marqua un temps jusqu’à ce qu’une voix dans le groupe lance :
— On est tous d’accord.
— Alors c’est tant mieux. J’ai expédié Lonnie et sa gonzesse à Las Vegas récupérer du pognon pour carmer l’éther. Il nous retrouvera au Dakota. Départ, demain matin, à neuf heures tapantes. Allez pas trop vous soûler la gueule ce soir. Je veux que soyez en forme demain. Pensez à prendre vos affaires de camping. Ce sera le boulot des gonzesses de garder votre pognon.
Newton lâcha sa cigarette et l’écrasa sur la moquette avant de conclure :
— Voilà ! J’en ai terminé.
Aussitôt la pièce bruissa des conversations au sujet du voyage. Quand ils ouvrirent la porte pour sortir une puce leur emboîta le pas. Au pied de l’escalier, la puce se transforma en taon et prit son envol. Une rue plus loin, le taon se changea en corbeau et vola droit sur la Résidence des Falaises.