Chapitre 8
Messire le Lézard, allez donc rencontrer votre muse
Santa Barbara
Pensive, l’esprit accaparé par les cinq vies successives des reptiles, Calliope Kincaid poireautait sur les marches du Mandarine Café. Près d’elle, prenant le soleil sur le rebord d’une jardinière de fleurs, un petit lézard brunâtre aux yeux sans paupières lui rappelait bizarrement une photo de Jimi Hendrix que sa mère lui avait scotchée près de son lit d’enfant. En supposant que ce minuscule lézard puisse être la réincarnation de Jimi, Calliope se dit que vivre dans cette jardinière devait lui paraître bien fadasse après avoir connu une vie de rock star.
Entre sept et neuf ans, Calliope avait été élevée dans la religion hindouiste. Aujourd’hui encore, quand elle regardait tel oiseau ou tel animal, elle se demandait si ce n’était pas son grand-père ou sa grand-mère en train de se dépêtrer d’un singulier karma. Calliope avait atteint les sommets de l’agoraphobie, à tel point qu’elle n’osait même plus mettre un pied dehors, au sens propre, de peur d’écrabouiller un parent à elle transformé en cafard. Là-dessus, sa mère s’était tournée vers le bouddhisme et Calliope, qui s’était prise au jeu, restait des heures durant, face à un gong, à chanter des psaumes à la prospérité, jusqu’à ce que les conduites de chauffage central de l’appartement se mettent à vibrer. Il n’y eut que la fin de triste quand elles se firent naturellement jeter de l’immeuble par les autres locataires. Sa mère devint alors l’adoratrice d’une déesse. Calliope avait aimé cette période de leur vie car elle n’était plus obligée de porter des vêtements spéciaux pour la prière et elles étaient toujours entourées de fleurs. Lorsque Calliope atteignit l’âge de la puberté, elle se mit à capter l’attention de garçons résolument sans conviction religieuse comme un paratonnerre attire la foudre. Sa mère, qui venait juste de se convertir à l’islam, rebaptisa Calliope du nom d’Akima Mohammed Kincaid et lui imposa le port du voile. Autant Calliope avait adoré la religion karmique, la réincarnation, la méditation transcendantale, la recherche du moi, la communion avec la nature et l’idée qu’elle était elle-même une déesse, autant fut-elle totalement tourneboulée par les préceptes de la religion islamique tels que le sentiment permanent de culpabilité, la quête de l’humilité et l’autoflagellation. On la vit se raser la moitié des cheveux, teindre le reste en rose fluo, avaler des substances hallucinogènes et s’envoyer en l’air avec des boutonneux maladroits qui croyaient passer pour des petits durs en se coiffant à l’iroquoise. Dans la vie de Calliope, les hommes remplacèrent la religion. Elle gobait leurs mensonges avec la même foi qu’elle avait déployée pour se jeter à corps perdu dans les différentes croyances.
Dans un dernier espoir de sauver sa fille du crash religieux, la mère de Calliope se convertit à l’unitarisme. Mais il était trop tard. Calliope avait déjà jeté son tablier de cul-bénit. Sa mère se retrouva seule face à ses croyances et se retira dans un ashram de l’Oregon où elle devint la canalisatrice d’énergies d’une nouvelle entité, pourtant vieille de quatre mille ans, portant le nom de Babar et dont on disait qu’elle n’avait aucun rapport avec l’éléphant.
Arrivée à l’âge adulte avec cet imposant bagage religieux, Calliope restait étonnamment malléable et crédule. L’exploration et l’expérimentation anarchiques de toutes ces confessions avaient fait de la jeune femme un être en totale harmonie avec son environnement, quelqu’un qui acceptait avec résignation les hauts et les bas de l’existence, quelqu’un qui, enfin, ne cherchait pas une explication rationnelle à toute chose. Pourquoi chercher à comprendre quand croire suffit ? Pour Calliope, chaque instant était magique et chaque événement prenait une allure mystique. Cette crevaison n’était-elle pas la manifestation d’un karma ? Pourquoi ce petit lézard n’aurait-il pas pu être la réincarnation de Jimi Hendrix ? Si Calliope tombait amoureuse aussi facilement qu’on s’enrhume, si les hommes lui en faisaient voir de toutes les couleurs, il ne fallait surtout pas y voir une malheureuse suite d’erreurs de jugements, mais seulement la concrétisation de son destin.
Elle sifflotait Castles made of sand à l’adresse du lézard quand Sam gara la Mercedes le long du trottoir. Calliope lui décocha un sourire, pas le moins contrariée qu’il fût en retard d’une bonne demi-heure. Elle n’avait jamais un seul instant imaginé qu’il puisse lui faire faux bond. Aucun homme à ce jour ne lui avait posé de lapin.
Elle courut à la voiture et frappa à la fenêtre côté passager. Sam baissa la vitre à l’aide de la commande électrique.
— J’en ai pour une minute, dit Calliope, juste un petit truc à faire.
Elle gagna l’avant de la voiture et chercha sur la calandre un papillon de nuit qui fût mort mais encore présentable. Elle en décolla un de la grille, retourna à la jardinière et agita l’insecte devant le nez du lézard tout en chantant quelques mesures de Little Wing de Jimi Hendrix. À moitié content, le lézard chercha à s’emparer de l’insecte puis partit bouder sous les géraniums. Calliope avait vu juste en devinant que ce lézard avait bien été une rock star dans une vie antérieure. Le reptile aurait sûrement été enchanté d’entendre la jeune femme lui chantonner le refrain de L. A. Woman ou celui de Light my fire. Mais comment pouvait-elle en avoir le cœur net ?
Calliope finit par lâcher le papillon dans la jardinière avant de revenir vers la Mercedes.
— Je suis vraiment désolé d’être en retard, lui dit Sam.
— C’est pas grave, répondit Calliope, moi aussi, je suis toujours à la bourre.
— J’ai fait réparer votre voiture.
Sam essayait de ne pas regarder la jeune femme. Sa concentration lui permettait tout juste de tenir le volant. Il n’était sûrement pas prêt à replonger dans la confusion qu’il avait connue auparavant. Mais rien au monde n’aurait pu l’empêcher de revenir chercher Calliope. Tout au long des événements qui s’étaient déroulés à la résidence, il n’avait pu se défaire de cette idée de revoir la jeune femme au plus tôt. C’est cette même fixation qui l’avait aidé à surmonter le tour que lui avait joué Coyote. Au fait, cette fille entretenait-elle un lien quelconque avec l’Indien ?
— C’est sympa d’avoir fait réparer ma voiture, dit-elle. Avez-vous pris le temps de bien la regarder ?
— Quoi ? Votre voiture ? Non. J’ai juste demandé au dépanneur de venir la réparer, c’est tout.
— C’est une sacrée bagnole, savez ? Le moulin fait plus de trois cents bourrins. On y a mis six carbus Weber. Les amortos sont des amortos de compète, tout comme la boîte de vitesses. En pleine ligne droite, elle tape presque le trois cents et y a pas une Porsche qui lui arrive à la cheville.
Sam en resta bouche bée.
— Super ! parvint-il à dire.
— J’sais bien que c’est pas un truc de nana de parler bagnoles ; ma mère dit toujours que je suis obsédée par les quatre-roues parce que j’ai été conçue à l’arrière d’un minibus Volkswagen et que j’ai grandi dans un autre. On a pas mal voyagé quand j’étais petite.
— Elle vit où votre mère ? demanda Sam décidé à lui parler de l’Indien quand le moment se présenterait.
— Elle vit en Oregon. Pour vous en revenir à la bagnole, c’est pas moi qui l’ai trafiquée. J’ai vécu avec un sculpteur. Du côté de Sedona, en Arizona. C’est lui qui l’a bricolée pour faire des courses la nuit dans le désert. Un jour j’ai eu le malheur de lui dire que pour le mâle américain la voiture avait remplacé le revolver comme symbole phallique et que je me félicitais qu’il en ait une petite très rapide. Dès le lendemain il m’a fait cadeau de la Datsun et il est parti s’acheter une Lincoln ! Il était vraiment adorable comme type.
— Ouais, sûrement adorable, répéta Sam.
C’était maintenant ou jamais. Il osa :
— Dites-moi, votre nom, c’est bien Calliope ?
— Oui, répondit la fille.
Sam prit le timbre de voix du placier en assurances s’apprêtant à conclure un contrat :
— Calliope, est-ce que vous connaissez…
— Mais j’me suis pas toujours appelée comme ça, savez ? le coupa-t-elle. C’est Sherman, le sculpteur, qui m’a baptisée comme ça à cause de la muse grecque de la poésie épique. Il disait que je lui inspirais la créativité et la folie. Comme j’aimais bien comment ça sonnait, ce nom-là, j’ai décidé de le garder. Même ma mère m’appelle comme ça maintenant.
Sam avait su ramener dans le droit fil de la discussion des centaines de clients qui voulaient noyer le poisson. Ça n’était pas cette fille qui aurait le dessus.
— Calliope, il faut me dire qui était cet Indien.
— Oh, savez, les Indiens changent souvent de nom au cours de leur vie. Ils changent aussi de personnalité en fonction des événements ou de ce qu’ils font, comme par exemple Marche Dans Le Désert ou des trucs comme ça. Vous le saviez, je suppose ?
— Non, je ne le savais pas, mentit Sam. Mais j’ai vraiment besoin de savoir…
— Tiens ! On y est. C’est ma voiture.
Sam ralentit et gara la Mercedes derrière la Datsun.
— Calliope, dit-il, avant que vous partiez je…
— Non, on peut pas baiser ce soir, j’ai trop de trucs à faire, mais demain si tu veux, tu viens chez moi et je te mitonne un bon petit dîner.
Sam se tourna vers Calliope. Il en avait la mâchoire prête à tomber. La fille lui souriait, les yeux écarquillés comme des soucoupes, en attendant qu’il lui réponde. Il réalisa qu’à chaque fois qu’il la regardait il perdait tous ses moyens. Bon Dieu ! Il fallait se ressaisir. Elle était peut-être coriace mais de son côté il n’était pas emmanché à l’envers.
— C’est d’accord pour demain soir, répondit-il.
— Ouais ! Super ! J’habite au 17 bis rue Anapamu. À l’étage. Surtout te goure pas, va pas sonner au rez-de-chaussée. Disons six heures, ça te va ?
Sans plus attendre elle était déjà sur le trottoir. Sam baissa la vitre et cria :
— Je m’appelle Sam.
La fille se retourna et lui sourit avant de monter dans sa Datsun et démarrer. Le moteur, surcompressé, hésita avant de prendre des tours. Les pneus cirèrent le bitume, abandonnant des petits nuages de fumée bleutée derrière eux.