Chapitre 33

Les portes

Pokey avait meilleure mine. Quelqu’un lui avait dénoué ses nattes et brossé les cheveux. Il ouvrit les yeux juste à l’instant où Sam entrait dans sa chambre.

« Tu l’as ? demanda Pokey.

— Il est dans la voiture.

Coyote entra à la suite de Sam.

— Merde ! Vieux Bonhomme Coyote, ben ça alors !

— Salut, lança Coyote, sais-tu combien de fois t’es mort au juste ?

— Une chiée. Mais je suis fatigué de mourir. L’homme-médecine aussi en a eu plein le dos de chanter le chant de mort pour des prunes. Il a fini par plier bagage. Je crois que je lui filais les jetons.

Pokey sortit une cassette de dessous les draps.

— Il a été sympa, il m’a fait une cassette du chant des morts pour la prochaine fois.

Sam dit :

— Maintenant qu’on a le carquois, qu’est-ce qu’on doit faire ?

— C’est à lui qu’il faut demander ça, répondit Pokey en désignant Coyote.

— Moi j’y vais pas, c’est clair. Sam, t’y vas tout seul, répondit Coyote.

— Mais Samson va avoir besoin d’un homme-médecine pour lui chanter la chanson du carquois ?

— C’est bien pour ça qu’on est là, dit Sam.

— Tu veux dire, Samson, que t’as besoin de moi ? Tu crois que j’ai réellement des pouvoirs maintenant ?

— Les temps changent, Pokey. Oui, j’ai besoin de toi.

— Bon, d’accord. Mais faut me sortir d’ici.

Pokey commença à s’asseoir. Sam l’en dissuada.

— Faut pas que tu marches.

— Samson, merde ! Il me semble te l’avoir déjà dit. J’ai eu la vision de ma mort. Je mourrai tué d’une balle. Pas dans un hôpital. Alors aide-moi à me lever.

Pokey eut du mal à s’asseoir. Sam l’aida à passer les jambes sur le côté du lit.

— Mais t’as raison. J’me sens pas capable de marcher.

Sam se tourna vers Coyote.

— T’avais pas dit que tu nous filerais un coup de main ?

*

La clinique était officiellement fermée pour la journée. Il ne restait plus que deux malheureuses infirmières. Adeline Mangetou attendait dans l’entrée, entourée de ses six gamins, tous plus grippés les uns que les autres. Elle insistait pour qu’ils soient soignés, jurant qu’elle y passerait la nuit s’il fallait en arriver là.

Pour la énième fois l’infirmière, derrière son guichet, était en train d’expliquer que le toubib était parti et ne reviendrait que le lendemain matin quand elle perçut le bruit que fait un cheval qui marche sur du carreau. Elle en laissa tomber son registre. Elle sortit de son bureau et tomba sur un cheval noir que montait un vieillard à demi nu. L’infirmière réintégra son bureau pour éviter d’être piétinée par l’animal derrière lequel courait un homme en veste de velours côtelé.

La pauvre femme traversa la salle d’attente jusqu’à la porte d’entrée qui battait sur ses charnières, totalement détruite par le passage du cheval. Elle vit l’animal s’arrêter près d’un GMC Blazer blanc et ruer un bon coup. Le vieil homme, cheveux au vent, poussa un strident cri de guerre avant de se laisser glisser dans les bras du type à la veste de velours. Puis le cheval se mit à se boursoufler avant de se transformer en homme vêtu de cuir noir. L’infirmière recula, épouvantée. Quelqu’un vint lui taper sur l’épaule. Elle fit un bond de trente centimètres et redescendit en se tenant la poitrine. Adeline Mangetou lui dit :

— Et maintenant, de la place pour mes gamins, vous en avez ?

*

Une fois à bord du Blazer, Pokey demanda à Coyote :

— Et maintenant, comment on fait pour expédier Samson au royaume des Disparus ?

— Tu ouvres le carquois et tu chantes la chanson. Ça va marcher.

Sam demanda :

— Et qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce que je vais faire ?

— Ma magie s’arrête là. Tu verras le porteur d’âmes. N’aie pas peur de lui. T’auras juste à lui demander si tu peux ramener la fille.

— Et ce sera tout ?

— T’en fais pas pour le monstre. Le royaume des Disparus, tu verras, c’est pas ce que tu penses.

Coyote baissa la vitre de la voiture.

— Il y a quelque chose que je veux faire. Je voudrais être là, à ton retour.

Et Coyote, instantanément changé en faucon, s’envola par la fenêtre dans la nuit noire.

— Attends ! cria Sam. De quel monstre tu parles ?

Il stoppa la voiture. Pokey rigolait comme un bossu.

— En cheval et en faucon, la même nuit. Tu te rends compte de la veine qu’on a, Samson ?

Sam appuya son front contre le volant.

— Je sais pas si on a de la veine. C’est pas franchement le mot qui me venait à l’esprit.

*

Pokey avait appelé Harlan et ses garçons à Hardin. Pendant qu’ils s’affairaient aux préparatifs d’une cérémonie devant se tenir dans la hutte à sudation, Sam essayait de se convaincre d’ouvrir la porte de la caravane. Pour la première fois depuis bien longtemps il prenait conscience de ses peurs d’enfant relatives aux morts et aux esprits qui n’avaient jamais été vengés. Il hésitait à ouvrir cette porte. Depuis que Pokey lui avait redonné espoir, celui de pouvoir ramener Calliope à la vie, il ne parvenait plus à la considérer comme morte. Il voulait la revoir avant d’entrer au royaume des Disparus. Mais la peur le tenaillait. C’est tout de même curieux, pensa-t-il. J’ai passé des années à vendre de la peur, des journées entières à en parler et maintenant, voilà que j’en ai la trouille. Non, Calliope n’est pas morte, pas vraiment.

Il se décida à ouvrir. D’un coup sec. Puis il entra dans la caravane. Le corps de Calliope reposait dans la bannette située près de la porte au milieu des ustensiles de camping et des cannes à pêche. Seul le visage dépassait de la couverture dont Coyote avait recouvert le cadavre. On aurait juré qu’elle dormait.

Sam prit place dans la bannette à ses côtés. Il déplaça une mèche de cheveux qui lui mangeait le visage. La peau était glacée. Il préféra regarder au loin.

— Je voulais que tu saches…

Mais il ne savait plus quoi dire. Et qu’arriverait-il si elle ouvrait soudain les yeux ? Il avala sa salive avec difficulté.

— Je voulais que tu saches que je ferais n’importe quoi pour toi. Et toute cette mise en scène ne vaudra le coup que lorsque tu seras à nouveau parmi nous. Je me suis caché toute ma chienne de vie et je veux que cette situation cesse. Je voulais aussi te dire que Tortor n’aura pas de problème. Ma famille s’occupera bien de lui. Je serai donc toujours avec toi, d’une manière ou d’une autre.

Sam se pencha et embrassa Calliope.

— A bientôt, dit-il.

Il se leva et quitta la caravane.

De l’autre côté de la cour, un grand feu pétillait. Les flammes léchaient la nuit après avoir chauffé à blanc les pierres qui serviraient à la cérémonie. Pokey prit place dans une chaise de jardin, le carquois bien à plat sur ses genoux, ses prunelles virant de temps à autre au jaune orangé à cause des flammes. Harlan avait hérité du transport des pierres du foyer au puits central de la hutte. Sam et ses cousins le regardaient faire. Après avoir digéré la surprise qu’avait constitué le retour de Sam, Festus et Harry étaient retournés à leur principale activité, à savoir écouter les sempiternelles engueulades entre leur oncle et leur père. Les deux frères avaient hérité de Harlan cette musculature élancée et cette mâchoire carrée de bagarreur. Avec les années Harlan s’était affiné, ses cheveux avaient grisonné, mais à part cela, il était exactement comme lorsque Sam l’avait quitté.

— Les garçons et moi, faut qu’on se lève tôt demain matin. On a du boulot, dit Harlan. On restera pas tard. Tu te souviens de ta promesse, Pokey ? Pas d’alcool, hein ?

— T’en fais pas, je vais pas me soûler, lui répondit Pokey.

Harlan déposa un énorme bloc de pierre dans le puits. Puis il s’essuya la sueur du front.

— Je comprends pas comment le toubib a pu t’autoriser à rentrer à la maison. Hier encore, il donnait pas cher de ta peau et voulait me mettre ta mort sur le dos parce que je refusais ton transfert à l’hôpital de Billings.

— C’est un nul ! dit Pokey. Comment ça se présente ? Le feu.

Harlan arracha encore une pierre au foyer et la chargea sur une fourche pour l’emporter dans le puits.

— Après celle-là, ça va être bon, dit-il.

Puis il défit sa ceinture et commença à se dévêtir. Les autres firent de même, suspendant leurs habits sur le dossier de la chaise de Pokey.

Sam prit le carquois sur les genoux de Pokey pour le porter à l’intérieur de la hutte. Ensuite il revint chercher Pokey et l’aida à se défaire de la chemise qu’on lui avait donnée à l’hôpital. Pokey rampa dans la hutte et s’installa face aux autres déployés en demi-cercle.

— Avant de refermer la porte de la hutte, je dois ouvrir le carquois. Il est si ancien que personne ne connaît la chanson qui l’accompagne. Je vais devoir improviser au fur et à mesure, d’accord ?

Pokey éleva le carquois et commença à chanter une prière afin de remercier les esprits pour cette cérémonie. Il étala sur le sol un morceau de peau de daim où il déposerait le contenu du carquois.

— Je sais pas trop ce qui va arriver mais toi, Harlan, et les garçons, ce serait bien que vous priiez pour que Sam fasse un voyage sans embûches. Il va rechercher une vision qui ne doit pas le conduire au monde des Esprits.

Pokey interrogea Sam :

— Tu es allé la voir ce soir ?

— Oui, répondit Sam.

— Elle est toujours dans la caravane ?

— Oui.

— De qui vous parlez ? demanda Harry.

— T’occupe ! trancha Pokey.

Ils n’avaient pas informé Harlan et les garçons au sujet de Calliope et Coyote.

— On y va !

Pokey jeta des branches de sauge sur les pierres. Il tint ensuite le carquois dans la fumée qui s’en échappait. Puis il l’ouvrit. Il commença à chanter en sortant un à un les objets qu’il déposa sur le petit morceau de peau de daim. Sam ferma les yeux et se concentra sur son voyage au Royaume des Disparus et ce qu’il devait y faire.

 

Heya, heya, heya, une flèche.

Heya, heya, heya, une autre flèche.

Heya, heya, heya, une autre flèche.

Heya, heya, heya, une dernière flèche.

Heya, heya, heya, une tête d’aigle.

Heya, heya, heya, de la poudre brune.

 

— C’est quoi cette mixture brune ? demanda Harlan.

— C’que j’en sais, moi ? répondit Pokey. C’est de la poudre brune, c’est tout.

— Peu importe ce que c’est, coupa Festus, l’important c’est que ça a l’air de marcher.

Sam, malgré la chaleur accablante, était secoué de frissons. Ses yeux, grands ouverts, se révulsèrent.

— Je vais fermer la porte, dit Pokey. Et maintenant, vous allez prier, comme vous ne l’avez jamais fait, pour qu’il revienne.