Chapitre 16
En direct, via le réseau satellitaire du Monde de
l’Esprit
Santa
Barbara
Lonnie Ray Inman, écroulé dans un fauteuil de cuir bon à jeter, écoutait les bruits qui lui parvenaient de l’appartement du dessus. Combien de fois avait-il chargé et déchargé son colt Python. 357 Magnum ? Quatre ! Et à chaque fois, il l’avait soupesé comme étant l’outil de sa vengeance mais peut-être aussi celui qui le conduirait derrière les barreaux. Toutes les cinq minutes, il allait au carreau voir si la Mercedes noire était toujours garée devant chez lui. Il marquait un temps d’arrêt, ouvrait et refermait la porte en la claquant. Ce n’est que lorsque la violence qui l’habitait baissait d’un ton qu’il pouvait retourner prendre place dans son fauteuil. La peau très mate, il était de petite taille. Sur ses bras nus saillaient des muscles de la grosseur d’une pompe à vélo. Lonnie Ray avait tellement gratté son tatouage avec ses ongles que le devant de son débardeur était encore taché de sang. Ce tatouage représentait la même femme que celle peinte sur le réservoir de la moto, la même femme qui l’entraînait vers la démence. Il engagea six balles dans le barillet du colt et le referma. Maintenant, plus rien ne le retenait de passer la porte et de grimper à l’étage buter l’amant de Calliope.
« Et j’emmerde la justice ! »
*
A deux mille kilomètres de là, dans le massif de la Big Horn, Pokey vit Lonnie charger le revolver. Depuis deux jours, Pokey jeûnait, perdu dans le Monde des Esprits, à la recherche de ce qui motivait les errances de son neveu préféré : Samson Chasseur Solitaire. Il avait imploré l’aide de son esprit-totem, Vieux Bonhomme Coyote, mais le Roublard ne s’était pas montré. À sa place, Pokey voyait une ville toute blanche aux toits de tuiles rouges avec des rues bordées de palmiers et un particulier qui voulait tuer Samson.
Pokey, dont la mort n’avait jamais paru si proche, s’assit au beau milieu d’un immense terre-plein dallé de pierres, un lieu saint situé à l’ouest de Sheridan, Wyoming, là où les Crows allaient jeûner depuis la nuit des temps. Juste avant de commencer ce jeûne, Pokey subissait encore les effets désastreux d’une cuite mémorable. Maintenant, le vent sec des montagnes lui suçait ses ultimes forces. Totalement égaré dans le Monde des Esprits, Pokey sentait son sang s’épaissir et ne pouvait plus rien faire pour enrayer le processus. Le seul moyen qu’il trouva pour alerter Samson fut d’appeler Vieux Bonhomme Coyote à la rescousse.
Coyote se trouvait dans les vestiaires de l’auberge de Jeunesse de Santa Barbara quand il perçut l’appel de Pokey. Il s’était, dans un premier temps, transformé en taon pour observer à loisir les filles dans les douches avant de se changer à nouveau en bébé hérisson. En boule dans le repose-savon, il imitait une éponge. Fainéant par nature, Coyote n’avait transmis ses pouvoirs qu’à trois personnes : Pokey, Samson et un brave qui s’appelait Visage Brûlé. C’était ce dernier qui avait pavé le lieu saint réservé aux cérémonies. Il lui fallut quelques minutes pour réaliser qu’on l’appelait à l’aide. À contrecœur, il quitta l’apparence de bébé hérisson dans les mains savonnées d’une prof d’aérobic pour le Monde des Esprits où il tomba sur Pokey.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Coyote.
— Ah, Vieux Bonhomme Coyote, j’ai besoin de toi.
— Je vois. Tu vas crever.
— Non, c’est pas ça. Il faut que je retrouve mon neveu, Samson.
— Peut-être, mais t’es quand même en train de crever.
— Vraiment ? Ah, quelle chiotte !
— Je serais toi, mon vieux, j’arrêterais immédiatement de jeûner.
— Et pour Samson ?
— Te fais pas de mouron. Je m’occupe de lui.
— Mais y a un type qui se propose de le descendre. Je l’ai vu. Mais je sais pas exactement où il est.
— Je sais bien qu’il a des ennemis. Je suis le Coyote tout de même ! Je sais tout, non ?… À quoi y ressemble ce mec ?
— C’est un Blanc. Avec un flingue.
— Tu peux pas savoir combien ça m’aide.
— Il a une femme tatouée sur la poitrine. Il saigne.
Il regarde par la fenêtre et voit une Mercedes noire et une moto. C’est tout ce que je sais.
— Est-ce qu’il y a de l’eau sur la montagne où tu te trouves ?
— Non. Rien qu’un peu de neige.
— Je vais t’aider, répondit le Coyote. Va, maintenant.
Pokey réintégra son enveloppe humaine. Il se retrouva assis dans la montagne.
Dans les douches de l’auberge de Jeunesse, une prof d’aérobic, toute nue, se mit à crier. Elle courut vers les vestiaires. L’éponge qu’elle tenait à la main venait de se transformer en corbeau. L’oiseau vint lui piquer les fesses avant de s’engager dans le couloir, de passer la porte et de disparaître dans le ciel.
*
De l’autre côté de la ville, Calliope prit le saladier des mains de Sam et le posa sur la commode, à côté de la statuette de Bouddha.
— T’en voulais d’autres ? demanda-t-elle.
— Non merci. J’ai trop mangé, murmura Sam.
Tortor avait fini par s’endormir dans son berceau et Sam ne voulait pas le réveiller.
— Calliope, dis-moi, t’es sûre que le type du dessous n’est pas dangereux ?
— Lonnie ? Tu rigoles ! Il se croit balèse parce qu’il fait partie d’un gang de Hell’s Angels. Ses copains ont de sales gueules qui font peur mais c’est tout. Ils se shootent tous au PCP. Ça les fait cogiter.
— J’aime pas ça du tout, répondit Sam, soudain tout fier de pouvoir cogiter sans avoir recours au PCP.
— Je vais débarrasser et m’occuper de J. Nigel. Tu voudrais pas allumer une ou deux bougies ? Vaut p’t’êt’mieux pas remettre de la musique, ça risquerait d’énerver Lonnie.
— On va sûrement pas faire ça, conclut Sam.
*
Dehors, un corbeau atterrit sur le capot de la Mercedes.
« Chie-lui dessus, dit Lonnie, vas-y ! Chie dessus ! »
Mais l’oiseau disparut. Lonnie referma une porte de placard jusqu’à ce qu’elle vole en éclats.
A présent, Coyote était un moustique qui s’introduisait dans la Mercedes par le système de ventilation. Il sortit de la bouche du dégivrage et prit place derrière le volant où il redevint un homme. Sur le siège du passager, il aperçut les cigarettes de Sam ainsi que son agenda. Il alluma une clope et feuilleta l’agenda jusqu’à ce qu’il trouve une carte de visite qu’il glissa dans sa ceinture.
*
Lonnie farfouillait dans tous les placards de la cuisine à la recherche d’une bouteille d’alcool lorsqu’il entendit frapper à la porte. En traversant le salon pour aller ouvrir, il ramassa le revolver qu’il glissa dans son dos. Lonnie ouvrit la porte et reçut un coup sur la tête de la part de l’Indien qui, de plus, l’envoya valdinguer à l’autre bout du salon.
L’Indien fit le tour de la pièce et revint vers Lonnie qui reprenait ses esprits :
« Où il est ? Où est-ce qu’il se cache le petit enculé ? »
Lonnie Ray alla promener sa main droite derrière son dos et en ramena le colt :
— Mais t’es qui, toi ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Où est le mec à la Mercedes ?
Malgré toute la colère qui l’aveuglait, Lonnie demanda :
— Mais qu’est-ce que tu lui veux ?
— C’est mes histoires. Mais s’il te doit du pognon, tu ferais bien de le trouver avant que je mette le grappin dessus.
— Tu vas le buter ?
— Si c’est son jour de chance : oui.
— Tu veux un flingue ?
— Pas besoin de ça. Dis-moi où il est.
— Calme-toi, mec. Tu sais que je peux t’aider.
— Arrête ton baratin. J’ai pas de temps à perdre avec ça. Je crois que je vais aller le surprendre chez lui.
— Tu sais où il habite ? demanda Lonnie qui ne croyait pas ce qu’il entendait.
Cet Indien, c’était un don du ciel. Il pouvait l’expédier chez Calliope faire le sale boulot : pas de risque de se faire piquer et de finir en taule. Et si tout ça ne marchait pas, lui et ses copains motards pourraient toujours demain matin aller choper le gars à son domicile. Sans témoins. Mais Lonnie Ray n’avait toujours pas tranché la question de se débarrasser ou non de Calliope.
— Bien sûr que j’sais où il habite c’t’enculé, fit l’Indien. Mais il y est pas en ce moment. Je sais qu’il est dans le quartier.
— Tu me files son adresse et je te dis où il est.
— Va te faire foutre ! répondit l’Indien en collant Lonnie contre le mur. Tu vas me le dire maintenant où il se cache ?
Lonnie mit le canon du colt sous les narines de l’Indien.
— J’crois pas que j’vais t’le dire maintenant.
L’Indien frissonna de tout son corps et dit :
— Son adresse. Sur la carte, dans la poche de mon pantalon.
Lonnie Ray dit à Coyote :
— Ne dis jamais que t’as pas de flingue. Connard !
L’Indien souleva le pan de sa chemise et prit la carte dans sa ceinture. Il la remit à Lonnie, qui la lut rapidement. Lonnie empoigna l’Indien par l’épaule et lui montra la direction de la sortie. Il lui colla à nouveau le canon de son arme au creux des reins, se hissa sur la pointe des orteils et murmura dans l’oreille de l’Indien :
— T’es jamais venu ici. T’as rien vu, rien entendu. Compris ?
L’Indien opina du chef.
— Il est là-haut le gars que tu cherches, dit Lonnie à voix basse. Allez ! Tire-toi à présent ! Et ne viens plus jamais casser les couilles à un Ange de l’Enfer !
Lonnie referma la porte et gloussa sottement :
— Sale enculé !
*
A l’étage supérieur, Calliope demanda à Sam :
— Dis-moi ce que tu sais.
— À quel propos ?
— À propos de tout et de rien.
Elle vint s’asseoir près de lui sur le lit. Elle se passa la main dans les cheveux.
— Dis-moi tout, Sam.
Le silence qui suivit eût été sans doute insupportable si Calliope ne l’avait pas désiré. Elle continuait à se brosser les cheveux pendant que Sam réfléchissait à ce qu’il allait dire. Il se débattait au milieu de personnages, d’histoires, de luttes, d’événements. Des remarques rigolotes, des jeux de mots sans queue ni tête et quelques sophismes lui encombrèrent soudain l’esprit. Mais comment parler de cela ? Elle lui caressait le cou quand elle tomba sur une minuscule boule de nerfs qu’elle entreprit de masser du bout des doigts.
— Ça fait du bien, dit Sam.
— C’est ce que tu crois ?
— Oui, répondit-il en souriant.
— Qu’est-ce que tu veux vraiment ? lui demanda-t-elle.
Il lui jeta un regard en coin et vit un éclair illuminer chacune de ses prunelles. Calliope paraissait véritablement sérieuse.
— C’est une question piège ? demanda Sam.
— Non. Je te demande seulement ce que tu veux vraiment.
— Mais pourquoi ne me demandes-tu pas de quoi je vis ? Où j’habite ? D’où je viens ? Quel âge j’ai ? Tu sais même pas comment je m’appelle !
— Tu penses que c’est de savoir tout ça qui m’apprendrait qui tu es vraiment ?
Sam se tourna vers la jeune femme. Il prit la main qui le caressait encore. Il éprouvait encore une petite once de méfiance à l’égard de Calliope et aurait tellement voulu s’en débarrasser totalement.
— Dis-moi la vérité, Calliope. T’es bien sûre de ne rien avoir manigancé avec lui ?
— Lui qui ?
— Rien. Laisse tomber.
Sam se détourna à nouveau d’elle et fixa une bougie sur la commode. À l’évidence, elle ignorait tout de Coyote.
— Mais qu’est-ce que tu cherches à la fin ? demanda Calliope.
— J’en sais foutre rien.
La réponse ne fit aucun effet à la jeune femme. Elle recommença à lui caresser la base du cou :
— T’es venu ici parce que tu avais envie de moi.
— Non. Enfin… oui.
— Maintenant qu’on a baisé, tu veux t’en aller ?
Putain ! Voilà qu’elle parlait comme un de ces procureurs New Age.
— Non, je…
— Des marshmallows glacés au chocolat, ça te dit pas ?
— Si, si. Super, répondit Sam, totalement au bout du rouleau.
« Plus de questions, votre Honneur ? » pensa-t-il.
— Tu vois, c’est pas bien compliqué de deviner ce que tu veux.
Elle quitta la pièce en direction de la cuisine.
Sam s’allongea sur le lit. Tiens ! Ça faisait un bout de temps qu’au rez-de-chaussée les portes n’avaient pas claqué. Le silence le mit mal à l’aise. Quand il entendit des pas dans l’escalier, il se leva et courut à la cuisine.