25
Caliel et Barieüs ne proférèrent plus un mot pendant que la nuit s’étirait interminablement. Lutha ignorait s’ils dormaient ou non, et il eut à cœur de ne pas les déranger.
La souffrance était une bonne diversion, à moins qu’il ne fût réellement brave, car il se trouvait dans l’incapacité de rameuter sérieusement sa peur. Peut-être que cela se produirait plus tard, lorsqu’il serait en train de gravir les degrés du gibet ? Il essaya de se figurer sa tête fichée sur une pique, aux côtés de celles qui pourrissaient déjà sur le faîte des remparts, mais il n’en éprouva rien d’autre qu’un désintérêt hébété. En revanche, s’imaginer la mort de ses amis, notamment celle de Barieüs, lui brisa le cœur.
Il n’avait pas la moindre idée de l’intervalle qui les séparait de l’aube quand il entendit un rire et des murmures de voix, puis un léger coup frappé contre la porte. Il ne bougea ni pied ni patte, tel un lapin pétrifié devant un renard.
Un moment plus tard, il entendit retirer la barre avec un bruit râpeux. La peur le saisit alors, tandis que la porte s’ouvrait toute grande, non sans un léger grincement de ses gonds.
Il faisait encore sombre à l’extérieur, et les gardes n’avaient pas de torches. Lutha ne discerna rien d’autre que la silhouette indistincte, assez petite, d’un individu planté dans l’embrasure.
« C’est qui ? » demanda-t-il, la gorge si sèche qu’à peine réussit-il à s’extirper les mots.
« Un ami. » Lutha ne reconnut pas la voix, réduite à un chuchotement, mais elle lui parut être celle d’un jeune homme. « Debout, tous ! Vite ! »
Lutha se rassembla péniblement sur ses genoux. À la suite d’un imperceptible cliquetis s’éclaira tout à coup une petite lanterne munie de volets. Elle révéla, debout, un jeune homme blond qui la tenait, ainsi qu’un baluchon de vêtements.
« Dépêchez-vous d’enfiler ça » , les pressa-t-il en secouant son paquet et en tendant à chacun d’eux une chemise et un manteau des plus ordinaires. Il abaissa son regard sur Caliel et resta bouche bée. Celui-ci n’avait pas bougé. Son dos était tout noir de sang séché et de plaies à vif.
« Qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous cela ? » souffla Lutha en enfilant prestement sa chemise.
« Un ami de la reine, répliqua l’inconnu d’un ton impatient. Elle serait très malheureuse de votre mort. De grâce, hâtez-vous avant que quelqu’un ne survienne.
— Réveille-toi, Cal » , l’exhorta tout bas Lutha en lui secouant le pied.
Caliel émit un gémissement. À peine conscient, il était trop faible et déboussolé pour se relever tout seul. Avec l’aide de l’étranger, Lutha et Barieüs le mirent debout. Il avait la peau sèche et brûlante, et un nouveau gémissement décousu lui échappa quand leur sauveur l’emmitoufla dans le manteau. « Que ... Qu’est-ce qui se passe ?
— Je vais vous tirer d’ici avant que Korin ne pende trois braves supplémentaires » , lui répondit l’inconnu. Il aveugla de nouveau sa lanterne et entrebâilla la porte afin de scruter les parages. « Ça va. Partez tout de suite. On est sur le point de relever la garde.
— Non, peux pas ! murmura Caliel, confondu.
Veux pas déserter... »
Lutha resserra son emprise sur lui. « Par pitié, Cal, ne nous cherche pas noise. Nous sommes en train de t’aider. »
À eux trois, ils réussirent à lui faire franchir le seuil.
La cour était plongée dans l’ombre, la torche fichée près de la porte éteinte, mais Lutha parvint à repérer deux formes allongées par terre. Il se demanda comment leur frêle guide s’y était pris pour triompher d’eux, et si figurait parmi les victimes l’homme qui lui avait parlé la veille avec bonté. Il espéra que non.
En se maintenant dans l’ombre et en évitant les gardes stationnés à la porte principale de la forteresse, ils finirent par arriver devant une petite poterne percée dans le rempart de l’ouest. Un nouveau garde y gisait, mort ou inconscient.
« Il n’y a pas eu moyen de vous procurer des chevaux, ce qui va vous contraindre à l’entraîner à pied du mieux qu’il vous sera possible. Empruntez le sentier qui longe les falaises et passez au large des campements. Si vous entendez quiconque sur vos arrières vous pouvez vous planquer... ou sauter dans le vide. »
Lutha fut moins choqué du conseil qu’il ne l’aurait été quelques jours plus tôt. « Au moins, dites-moi votre nom. »
L’autre hésita avant de chuchoter. « Eyoli. Veuillez dire à Tamir que je me trouve toujours à Cima, et que je lui enverrai des nouvelles aussitôt que possible. Partez, maintenant, vite ! Volez des chevaux s’il vous est possible d’en trouver, mais filez d’ici avant le lever du soleil. »
Là-dessus, Eyoli se contenta de les pousser vers la sortie de la poterne et en referma la porte sur eux avant même que Lutha n’ait songé à le remercier.
À l’extérieur, les murailles étaient quasiment à l’aplomb du gouffre. Une maigre bande herbeuse et tourmentée de terrain en séparait leur base, et la lumière des étoiles y pâlissait un sentier de chèvre dont les méandres se faufilaient entre des monticules et des rochers. À peu de distance rougeoyaient les feux de veille du camp méridional. Lutha scruta les ténèbres environnantes en priant qu’à une heure aussi avancée de la nuit ils ne rencontrent pas âme qui vive en chemin. Ils n’étaient pas plus en état de se battre que de se mettre à galoper.
Il leur fallait presque porter Caliel, ce qui n’était pas une tâche facile. Non qu’il fût lourd, mais outre qu’il était plus grand qu’eux deux, il chancelait comme un demi-mort. Sous son bras, Lutha percevait la chaleur du sang qui suintait au travers du manteau et ruisselait le long de son propre dos dont l’effort avait rouvert les lacérations de la veille. À force de volonté, ils tenaient le coup; mais c’est à peine si Lutha osait respirer, tant il s’attendait à entendre d’un instant à l’autre s’élever du haut du rempart un cri d’alarme ou s’abattre le sifflement furieux de volées de flèches.
Mais la chance les favorisait, apparemment. Ils s’éloignèrent de la forteresse sans croiser quiconque. Attentifs à contourner à distance respectueuse les tentes isolées, ils continuèrent leur progression sur plus ou moins d’un mille en se reposant aussi fréquemment que leurs forces menaçaient de les abandonner et que Caliel dérivait de la conscience à l’inconscience. Après qu’ils eurent dépassé le dernier piquet de garde, ils coupèrent à travers la lande pour rejoindre la route qui s’enfonçait au loin dans une petite forêt.
Lutha souffrait mille morts, et il n’avait pas avalé la moindre gorgée d’eau depuis près de vingt-quatre heures. Ses étourdissements se multiplièrent au fur et à mesure qu’ils avançaient, et Barieüs ne se trouvait pas dans une forme plus brillante.
« Qu’est-ce qu’on va faire ? » chuchota-t-il d’une voix râpeuse saturée de souffrance et d’appréhension. Les arbres semblaient encore hors d’atteinte et, à l’est, les premières lueurs de l’aurore apparaissaient sur l’horizon.
« Chez Tobin, graillonna Caliel en titubant d’une manière délirante entre eux. Il nous faut. .. nous avons à découvrir ...
— Oui. » Cela les ferait sûrement stigmatiser comme traîtres, mais leurs vies ne vaudraient pas un ses ter de plomb s’ils retombaient entre les griffes de Korin. Et puis merde ! il ne peut nous pendre qu’une seule fois.
Néanmoins, il se surprit à lorgner Barieüs pardessus l’épaule de Caliel. Ils se connaissaient depuis leur naissance. Si, par sa faute, il lui arrivait quelque chose de plus ...
Barieüs saisit son regard en flagrant délit et grinça. « La ferme là-dessus. Où tu vas, je vais. »
Lutha sourit pour cacher son soulagement. Atyion se trouvait au diable. Et il n’était seulement pas certain qu’ils réussiraient à se réfugier à temps dans la forêt.
Il n’y avait pas plus de domaines que de villages dans cette partie de l’isthme, pas un endroit où voler un cheval. Tandis que l’aurore éclairait peu à peu le ciel, ils persévérèrent coûte que coûte et parvinrent finalement à charrier Caliel sous le couvert des arbres juste au moment où le soleil s’arc-boutait pour émerger des flots et dardait ses premiers feux. Une étroite route poudreuse s’enfonçait en sinuant dans le sombre de la futaie. Des ronciers et des taillis de canebaie la bordaient tout du long, trop drus pour qu’ils puissent s’y frayer passage. Pour l’instant du moins, force leur était de se cantonner à la chaussée.
Les oiseaux qui se réveillaient alentour chantaient pour saluer la venue du nouveau jour, et leurs appels se mêlaient aux soupirs d’une brise fraîchissante qui faisait doucement bruire les frondaisons.
Ils n’entendirent le martèlement des sabots que lorsque les cavaliers furent arrivés tout près.
« Ils nous talonnent ! » gémit Barieüs en chancelant, et il faillit lâcher Caliel quand il jeta un regard en arrière par-dessus son épaule.
Le désespoir submergea Lutha. Il leur était impossible de s’échapper, à moins de se cacher, et si les cavaliers provenaient de la forteresse, ils étaient probablement guidés par la même saleté de magie qui leur avait déjà permis de retrouver Caliel aussi promptement.
« Abandonnez-moi. Fuyez, vous, marmonna Caliel en se débattant faiblement pour se libérer de leur étreinte.
— Pas question de te laisser. » Lutha chercha vainement quelque abri que ce soit.
« Ne sois pas stupide ! » geignit Caliel en s’écroulant par terre, évanoui.
Le tintement des harnais leur était désormais parfaitement audible, ainsi que le bruit saccadé des sabots. « Par les couilles de Bilairy, ils sont au moins une vingtaine ! s’exclama Barieüs.
— Aide-moi à le tirer à l’écart de la route » , lui commanda Lutha, tout en s’échinant à traîner dans les ronces le corps inanimé de leur camarade.
« Trop tard ! » se lamenta l’écuyer.
Le tapage de la chevauchée s’aggravait, il couvrait désormais complètement les trilles et pépiements matutinaux. Au travers des arbres s’apercevaient des scintillements métalliques.
Tout à coup, ils se figèrent, suffoqués par les sonorités les plus étranges qu’ils eussent jamais entendues. Elles étaient toutes proches et semblaient parvenir de tous les côtés à la fois. Lutha eut l’impression qu’elles combinaient les coassements du crapaud-buffle et le cri du héron, mais que leur amalgame s’étirait en un vrombissement soutenu de pulsations bizarres.
Barieüs et lui se reployèrent sur Caliel pour le protéger de cette nouvelle menace. Le son s’amplifia, tantôt vers l’aigu, tantôt vers le grave, et fit se hérisser les petits cheveux de leur nuque.
Les cavaliers parurent au détour du virage et affluèrent en troupe serrée. À leur tête se trouvait un magicien, comme l’indiquait sans conteste sa robe blanche. Lutha et Barieüs tâchèrent de traîner Caliel dans une brèche du roncier, mais son épaisseur les empêcha d’opérer la percée. Ils se pelotonnèrent tant bien que mal dans cette impasse, écorchés douloureusement par les épines qui perforaient le dos de leur manteau, et Lutha s’accroupit sur le corps de Caliel.
Les cavaliers passèrent en trombe, certains d’entre eux si près des fugitifs que Lutha n’aurait eu qu’à tendre la main pour toucher leurs bottes. Mais pas un seul ne jeta l’ombre d’un coup d’œil aux malheureux dépenaillés qui les regardaient, incrédules, défiler tous à bride abattue quand ils n’auraient eu qu’à fondre sur eux pour les capturer.
L’invraisemblable vrombissement continua de retentir jusqu’à ce que le dernier cavalier se soit évanoui derrière un autre virage et que le dernier cliquetis de harnais se soit éteint dans le lointain, puis il s’interrompit aussi brusquement qu’il avait débuté. Dans son sillage, Lutha perçut aussitôt des criailleries de mouettes et les piochements cadencés d’un pivert solitaire.
Caliel avait entre-temps repris connaissance et grelottait d’épuisement. Les plaies de son dos s’étaient rouvertes; de sombres taches de sang et de sueur empoissaient le tissu grossier de son manteau.
« Au nom des Quatre, qu’est-ce qui vient de se passer ? chuchota Barieüs.
— Je ne le sais pas plus que toi » , marmonna Lutha. Un instant plus tard, ils entendirent tous trois ce qui était sans risque de méprise des bruits de pas dans la forêt, par-delà l’inextricable fourré de ronces. Quel qu’il fût, le marcheur se fichait éperdument de passer inaperçu. Non content d’écraser bruyamment sous ses pieds les brindilles qui tapissaient le sol, il poussait l’insouciance jusqu’à siffloter.
Peu après émergea du roncier sur la route, en arrière, un petit homme noiraud. Il portait en bandoulière sur une épaule un sac et était vêtu de l’ample tunique à ceinture et des culottes délabrées d’un vulgaire paysan. Il se révéla qu’il n’avait pas d’armes, exception faite d’un long coutelas dont la gaine était enfilée dans sa ceinture et du bâton d’allure singulière qui reposait sur son autre épaule. Long d’environ deux tiers de toise, il était couvert de toutes sortes de motifs. Il semblait trop décoré pour être une arme et beaucoup trop épais pour être une simple canne de marche.
Tandis que l’inconnu se rapprochait, Lutha s’avisa qu’il n’avait rien d’un Skalien. Ses cheveux en bataille et noirs dévalaient jusqu’au bas de ses épaules en boucles rêches. Cela, joint à ses prunelles sombres, presque de jais, le désignait comme Zengati. Lutha le dévisagea prudemment pour tâcher de savoir s’il se trouvait devant un ami ou un ennemi.
Le bonhomme dut deviner son tracas mental, car il s’arrêta à quelques pas de lui, posa son espèce de houlette en équilibre dans le creux de l’un de ses bras puis tendit les deux paumes afin de montrer qu’elles étaient vides.
Après quoi il sourit et dit, d’une voix dotée d’un terrible accent . « Amis, vous besoin aide. »
Maintenant, Lutha voyait que ce qu’il avait pris pour un bâton était une espèce de cor en bois. Son vis-à-vis portait un collier en dents de bêtes enfilées sur une lanière de cuir et dont le décor était identique à celui de ses bracelets.
« Qu’est-ce que vous nous voulez ? » demanda-t-il. L’autre le regarda d’un air suffoqué. « Ami. » Il pointa le doigt dans la direction prise par les gens de Nyrin. « J’aider, oui ? Ils partir.
— Ce boucan, vous voulez dire ? C’est vous qui l’avez produit ? » questionna Barieüs.
L’étranger souleva son cor pour le leur montrer puis gonfla démesurément ses joues et appliqua ses lèvres sur l’embouchure. Elle consistait en une espèce de large anneau de cire. Un bêlement lancinant retentit à l’autre extrémité de l’instrument. Il modula quelques autres de ces sons bizarres, tel un museux qui échauffe sa cornemuse, puis la tonalité se modifia pour se restabiliser dans le vrombissement profond qu’ils avaient d’abord entendu. Pendant qu’il écoutait, Lutha s’aperçut que son regard était invinciblement attiré vers les pieds de l’inconnu. Ils étaient aussi sales et calleux que s’ils n’avaient jamais chaussé de bottes. Ses mains étaient également malpropres, mais toutefois moins, et leurs ongles soigneusement taillés. Des bouts de feuilles mortes et de brindilles étaient enchevêtrés dans ses cheveux.
Sa musique vous déconcertait tout autant que sa personne, et elle était indiscutablement celle qui les avait frappés tout à l’heure de stupeur
« C’est de la magie, n’est-ce pas ? s’exclama Barieüs. Vous êtes un magicien ! »
L’homme arrêta de jouer et opina du chef. « Ils pas entendre, ces cavaliers. Voir pas. »
Lutha éclata carrément de rire. « C’est de la belle et bonne magie, ça. Merci ! »
Il faisait déjà mine de s’avancer pour serrer la main de leur sauveur quand Caliel lui saisit le bras. « Non, Lutha ! Ne vois-tu pas ? » Il s’étrangla. « C’est un sorcier ! »
Lutha se figea. Il aurait été moins choqué de tomber sur un mage centaure descendu des monts Nimra. On en rencontrait plus communément que des sorciers des collines, et ils étaient accueillis beaucoup plus volontiers. « Est-ce vrai ?
— Sorcier, oui. Je Mahti. » Il se toucha la poitrine, comme si Lutha risquait de ne pas comprendre.
« Mââââh-tîîî ? Retha’noï. Ce que vous appeler "boble dégoline".
— Peuple des collines, râla Caliel. Méfie-toi de lui... L’éclaireur d’une razzia, probablement. »
Mahti renifla et s’assit en tailleur dans la poussière de la route. « Pas razzia. » Deux de ses doigts mimèrent des mouvements de jambes sur le sol. « Marche longs jours.
— Vous faites un voyage ? s’enquit Lutha, intrigué malgré la réaction de Caliel.
— Long marcher, "vôô-yaz" ?
— Oui. Des jours et des jours. »
Mahti opina joyeusement du chef. « Vôô-yaz. - Pour quoi faire ? interrogea Barieüs.
— Veiller vous. »
Les trois Skaliens échangèrent des coups d’ œil sceptiques.
Mahti farfouilla dans une bourse graisseuse suspendue à sa ceinture avant de se fourrer dans le bec quelque chose de noirâtre et de ridé qu’il se mit à mastiquer bruyamment. Il la proposa ensuite au trio qui le fit sourire en coin par la promptitude de ses refus. « Voir vous dans ma chanson de rêve ... » Il s’interrompit pour brandir deux doigts crasseux. « Ces nuits.
— Il y a deux nuits ? »
Il dressa trois doigts et les pointa vers chacun d’eux. « Voir toi, et toi, et toi. Et je trouver ça. »
Il piocha dans une autre petite bourse et tendit une bague d’or toute déformée. Caliel la considéra fixement. « C’est... Elle m’appartient. Je l’ai perdue quand ils m’ont attrapé. »
Mahti ploya son torse et la déposa sur le sol devant Caliel. « Je trouver. Je courir dur pour venir ici. » Il souleva l’un de ses pieds nus pour leur faire voir des entailles encroûtées de terre dans la plante épaissie de callosités. « Toi courir aussi, pour échapper d’un ami qui a ... » Il s’interrompit de nouveau, en quête du terme propre, puis attacha un regard attristé sur Caliel. « Ton ami, il qui détourner sa face. »
Caliel s’écarquilla.
Mahti secoua la tête puis toucha de nouveau sa poitrine au-dessus du cœur. « Toi avoir souffrance de cet ami.
— Ta gueule, sorcier.
— Cal, ne sois pas grossier, murmura Lutha. Il ne dit là que la vérité.
— Je n’ai que foutre de me l’entendre assener par des bougres de son engeance, riposta Caliel. Ce n’est qu’une combine, de toute façon. Pourquoi ne lui demandes-tu pas ce qu’il cherche ?
— Je dire toi, répondit Mahti. Vous mes guides.
— Guides ? reprit en écho Lutha. Vers quoi ? »
Mahti haussa les épaules puis, inclinant sa tête du côté de Caliel, fronça les sourcils. « Je d’abord soigner. Ami qui détourner sa face blesser toi. »
Caliel ébaucha un mouvement de recul, trop faible pour faire davantage. Mais Mahti n’essaya pas de se rapprocher de lui. Il demeura parfaitement immobile, à ce détail près qu’il éleva l’embouchure du cor vers ses lèvres. L’ouverture opposée reposait sur le sol devant lui, orientée vers Caliel. Gonflant à nouveau ses joues, le sorcier se mit à échauffer son instrument. « Arrêtez-le ! » Caliel tâcha de se débattre pour se libérer, les yeux fixés sur le cor comme s’il s’attendait à le voir cracher des flammes.
Mahti ignora ses protestations. Ajustant plus commodément le cor contre sa bouche, il entreprit de lui faire exhaler le sortilège vrombissant. Sous les yeux horrifiés de Lutha, des lignes noires apparurent sur la peau du Retha’noï pendant qu’il jouait et se mirent à y grouiller comme des mille-pattes pour former des motifs barbares, enchevêtrés de traits et de cercles.
« Tu l’as entendu ! Il ne veut pas de ta magie ! » glapit Barieüs en bondissant pour s’interposer entre Caliel et le sorcier. Lutha fit la même chose, tout prêt à repousser va savoir quelle espèce d’agression.
Mahti leva les yeux vers eux, des yeux pétillants de malice ouverte, et le cor émit un son rigolard et vulgaire, avant d’opter pour une tonalité d’un tout autre genre.
Cela débuta par un vrombissement, mais pour tomber immédiatement dans des sonorités plus graves et plus douces. Les symboles tapissaient désormais intégralement le visage, les mains et les bras du sorcier, ainsi que la partie découverte de sa poitrine. Ils rappelèrent à Lutha les tatouages qu’il avait vus sur les gens de Khatmé, sauf qu’ils s’en différenciaient par un aspect plus fruste et plus anguleux. Ils étaient en revanche identiques à ceux qui décoraient les bracelets et le collier de dents et de crocs. Barbares était le seul qualificatif qui puisse s’y appliquer. Leur vue lui remémora tous les contes abominables qui couraient sur le peuple des collines et sur sa magie.
Et cependant, malgré son angoisse instinctive, les sons qui émanaient du cor agissaient sur lui comme un étrange sédatif. Lutha succomba lentement à l’effet de leur magnétisme et sentit ses paupières s’appesantir. Dans une certaine mesure, il comprit qu’il était sous l’empire d’un sortilège mais fut impuissant à y résister. Barieüs papillotait en vacillant sur place. Caliel continuait de haleter, mais il avait maintenant les yeux paisiblement clos.
Le bourdonnement se prolongea quelques minutes et, à sa stupeur, Lutha se retrouva assis par terre auprès de Caliel et en train de lui enjoindre de rester couché et d’appuyer sa tête sur sa cuisse. Caliel s’étendit sur le flanc, et la traction que son changement de posture exerça sur les plaies de son dos collées au tissu de son manteau par le sang coagulé le fit grimacer.
La sonorité du cor s’était de nouveau modifiée sans même que Lutha s’en aperçoive. Elle était à présent plus légère et plus haute, et de longs trilles succédaient à de petites bouffées de notes. Caliel poussa un soupir et devint tout flasque contre lui. Lutha n’aurait su dire s’il s’était assoupi ou évanoui, mais il constata qu’il respirait en tout cas avec plus d’aisance qu’auparavant. Il jeta un coup d’œil vers Barieüs ; l’écuyer dormait profondément sur son séant, un sourire tranquille aux lèvres.
Lutha refoula vigoureusement le sommeil pour assurer la garde de ses compagnons, tout en surveillant le sorcier avec un mélange d’émerveillement et de suspicion. Tout sale et commun qu’il pouvait paraître, celui-ci disposait manifestement de pouvoirs extraordinaires. Il les avait domptés tous les trois sans rien utiliser de plus que cette étrange musique, si l’on pouvait qualifier cela de musique.
Plus étrange encore était la façon dont il semblait extraire la douleur du dos de Lutha. Celui-ci avait beau y éprouver des brûlures et des démangeaisons, le pire de la souffrance causée par les plaies de la flagellation se faisait de plus en plus sourd, presque supportable.
Le son s’éteignit finalement, et Mahti s’avança et, après avoir laissé sa main posée sur le front de Caliel pendant un moment, hocha la tête. « Bon. Il dormir. Je revenir. »
Le sorcier abandonna son sac par terre mais emporta le cor et traversa la route pour aller vagabonder dans les bois. Les ronciers semblaient aussi denses de ce côté-là que ceux auxquels s’étaient heurtés les desseins de Lutha, mais le sorcier n’eut aucune peine à les traverser avant de s’évanouir au-delà parmi la futaie.
À présent que le charme était rompu, Lutha se sentit mortifié qu’on ait pu les duper aussi facilement. Se refusant à réveiller Caliel, il décocha un caillou à Barieüs afin de l’arracher à son roupillon.
L’écuyer sursauta et se mit à bâiller. « J’étais en train de rêver. Je croyais ... » Ses yeux bouffis errèrent alentour et finirent par repérer le sac du sorcier. « Oh. Oh ! » Il sauta sur ses pieds. « Où est-il passé ? Qu’a-t-il fait à Cal ?
— Chut. Laisse-le dormir » , chuchota Lutha.
Barieüs commençait à soulever des objections quand une expression ahurie s’étala sur sa physionomie. « Mon dos !
— Je sais. Le mien aussi. » Il retira tout doucement sa jambe de dessous la tête de Caliel et l’y remplaça par son propre manteau. Une fois debout, il souleva le manteau et la chemise de Barieüs pour examiner son dos. L’aspect n’en était pas beaucoup plus plaisant, mais on n’y voyait plus de sang frais. « Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais c’est grâce à cela que Caliel repose plus paisiblement. Mahti avait dit qu’il allait le soigner. Peut -être qu’il l’a fait ?
— Il serait une espèce de drysien ?
— Je l’ignore. Les histoires qu’on m’a racontées ne parlaient jamais de sorciers guérisseurs. Ce qu’il a réalisé, l’ensorcellement de ceux qui nous pourchassaient, ça, je me serais davantage attendu à ce que ce soit dans ses cordes.
— D’après toi, qu’est-ce qu’il voulait dire, que nous lui servirions de guides pour aller quelque part ? demanda Barieüs, non sans jeter à la ronde un regard nerveux pour essayer de repérer leur bonhomme.— Je l’ignore aussi. » Il se pouvait que Caliel l’ait percé à jour et qu’il s’agit là de quelque combine mais, dans ce cas, pourquoi se donner la peine de les secourir ?
« Tu crois, toi, qu’il nous a vus en rêve, comme il l’a prétendu ? »
Lutha se contenta cette fois de hausser les épaules.
Si le type était un sorcier, tout était possible, alors, présuma-t-il. « Peut-être que c’est un dingue et qu’il est parti à l’aventure loin de ses pareils. Il se comporte de manière un peu loufoque. »
Un grognement rieur les fit tous deux bondir en se retournant d’un bloc.
Mahti surgit des ronces avec une poignée de petites plantes et s’accroupit au chevet de Caliel. Celui-ci ne se réveilla pas lorsqu’il le fit délicatement basculer à plat ventre et souleva ses vêtements immondes afin de mettre son dos à nu. Les lacérations s’étaient encroûtées et rouvertes à maintes reprises au cours de la nuit, et elles présentaient déjà un aspect pourpre et boursouflé.
Mahti ouvrit son sac et en retira une chemise froissée en tissu de fabrique maison. Il la jeta à Lutha, ainsi que son coutelas. « Faire pour mettre dessus » , intima-t-il, lui signifiant manifestement par là de la découper en bandes.
Pendant que celui-ci s’employait à sa tâche, le sorcier prit quelque chose d’autre dans ses affaires et commença à le mastiquer pendant qu’il frottait vivement ses paumes pour réduire en miettes les jeunes pousses qu’il avait cueillies. Au bout d’un moment, il cracha un jus noirâtre sur la purée d’herbes et pétrit l’ensemble avec un peu d’eau tirée de sa gourde puis entreprit d’appliquer par légers tapotements ce cataplasme rudimentaire sur les blessures du dormeur.
« Tu es un drysien ? » questionna Barieüs. Mahti secoua la tête. « Sorcier.
— Ma foi, il n’en fait pas mystère, au moins » , marmonna Lutha.
Mahti ne se méprit pas sur les inflexions de ce commentaire et haussa un sourcil vers l’auteur tout en finissant de bander la poitrine et le dos de son patient. « Mon boble ? Nous faire peur nos bambins avec histoires de vous. » Son regard s’abaissa sur le corps inerte de Caliel, et son nez se fronça de dégoût. « Aucun Retha’noï faire ça. » Une fois qu’il en eut terminé avec le dos, il toucha les ecchymoses enflées qui signalaient les côtes abîmées. « Je réparer os, maintenant. Retirer eau malade.
— Qu’est-ce qu’il entend par là ? interrogea Barieüs.
— Le pus, je suppose, répondit Lutha. Et tu guéris avec ça, n’est-ce pas ? » Il désigna le cor qui gisait par terre à proximité.
« Oui. Oo’lu.
— Et c’est de lui que tu t’es servi pour nous cacher, tout à l’heure ?
— Oui. Hommes sorciers retha’noïs jouer tous oo’lu pour leur magie.
— J’ai entendu raconter que les gens de ta sorte les utilisaient sur le champ de bataille. »
Mahti se borna à reprendre ses soins. Lutha échangea un regard anxieux avec son écuyer. L’absence de réponse avait également frappé celui-ci. « Nous sommes sensibles à ce que tu as fait pour notre ami. Que réclames-tu pour paiement ? demanda Lutha.
— Paiement ? » Mahti eut l’air amusé.
« Comme tu nous as secourus, nous devons bien te donner quelque chose en retour ?
— Je dire vous. Vous guider moi quand votre ami pouvoir vôô-yaz.
— Ah, c’est encore à ça qu’on revient ? » Lutha soupira. « Où est-ce que tu veux aller ?
— Où aller vous.
— Mais non ! Je demande vers quel endroit tu souhaites que nous te guidions. Non que ça ait la moindre importance. Nous allons déjà quelque part, nous. Je n’ai pas de temps pour partir à l’aventure en ta compagnie. »
Alors qu’il était impossible de savoir ce qu’il comprenait au juste de cette déclaration, le type des collines opina avec enthousiasme. « Vous guider. » Barieüs ne put s’empêcher de pouffer.
« Parfait, nous guider, maugréa Lutha. Simplement, ne viens pas te plaindre ensuite à moi si nous n’aboutissons pas là où tu te flattais d’arriver ! »