18

Ils atteignirent la crique juste avant le crépuscule, et Tamir dépêcha des éclaireurs en quête d’éventuelles forces avancées. À l’horizon, tout juste parvint-elle à discerner quelques silhouettes sombres.

Arkoniel vérifia qu’il s’agissait bien de navires ennemis. « Ils doivent compter débarquer après la tombée de la nuit, tout à fait comme vous l’aviez prévu.

— Oui. » La lune en son troisième quartier se levait derrière les assaillants. Elle était beaucoup plus haute dans la vision. « Je veux que les cavaliers se tiennent à un quart de mille en arrière. Les archers se tapiront ici le long des hauteurs de la plage. Encore une chose, au fait. Savez-vous si l’ennemi convoie des magiciens dans ses troupes ?

— Je n’ai vu trace d’aucun.

— Bon. »

Elle alla parcourir les ailes et deviser avec les capitaines pendant qu’ils partageaient un repas froid avec leurs guerriers. Il ne pouvait être question de feux qui alerteraient l’ennemi. Par une nuit aussi limpide, la plus petite flamme se serait vue à des milles de distance. Chacune des compagnies d’archers alignées le long de la côte disposait d’un monceau de bûches toutes prêtes et d’une coupe de copeaux à feu qu’il suffirait de jeter dessus pour qu’elles s’enflamment instantanément, le moment venu.

On ordonna d’observer le plus profond silence, car le son portait, lui aussi. Debout avec sa garde, Tamir se fit tout oreilles et tout yeux.

« Là, finit par chuchoter Saruel. Arrivez-vous à discerner la lueur des voiles ? Ils naviguent toutes lanternes éteintes. »

Les magiciens jouissaient d’une vue plus perçante dans le noir que la plupart des êtres ordinaires, mais Tamir fut bientôt en mesure de distinguer l’éclat disséminé de voiles baignées par le clair de lune. Elle ne tarda pas non plus à percevoir le grincement des agrès et le claquement de la toile.

Les premiers vaisseaux ennemis pénétrèrent dans la crique sans se douter de l’accueil qu’on leur réservait, et ils mirent à l’eau les premières chaloupes. Solidement équipées de rameurs, elles nagèrent à toute vitesse vers le rivage.

Tamir et ses Compagnons se tenaient au milieu de la plage, l’arc au poing. Nyanis était des leurs, ainsi que l’un des capitaines des archers. Sur un signe d’elle, Nyanis éparpilla quelques copeaux à feu sur le bois sec, et les flammes se déchaînèrent. En un instant, d’autres feux jaillirent le long de la plage. Tamir sourit à Ki lorsque leur parvinrent des chaloupes à l’approche les premiers cris d’alarme.

Il lui tendit une flèche dont la pointe émergeait d’un bouchon de tissu imbibé de poix. Elle l’encocha sur la corde, l’enflamma puis la décocha vers le ciel. Les Plenimariens des chaloupes n’avaient plus le temps de battre en retraite. Le signal donné par Tamir avait déjà déclenché le tir mortel de deux cents archers skaliens, et une volée de traits enflammés fusait vers eux.

Des centaines de flèches illuminèrent le ciel et, pendant un moment, les chaloupes projetèrent des ombres sur les flots. Puis elles touchèrent leur but, et les ténèbres se refermèrent, peuplées de glapissements. Une deuxième volée suivit, puis une troisième et une quatrième. L’eau répercuta de nouveaux cris de douleur et de nouvelles vociférations.

Néanmoins, comme l’avait prédit Tharin, les Plenimariens ne cédèrent pas à l’épouvante immédiatement. Des volées de riposte sifflèrent dans l’atmosphère. Ki et les autres Compagnons brandirent leurs boucliers pour protéger Tamir, et une demi-douzaine de pointes vinrent s’y ficher. D’autres frappèrent le sol autour d’eux, et se plantèrent toutes frémissantes dans le sable.

« Arkoniel, à vous ! » ordonna-t-elle.

Le magicien trama dans l’air un disque noir qui tournoyait à quelques pas devant lui, et Lynx et Ki couvrirent Tamir avec leurs boucliers pendant qu’elle décochait au travers une flèche ardente qui disparut tandis que le cercle s’évanouissait.

Un instant plus tard, la voile d’un navire mouillé au loin prit feu. Les flammes s’y propagèrent avec une vitesse surnaturelle, grâce au sortilège de Saruel.

« Ça marche ! » coassa Arkoniel.

Les flammes s’attaquèrent prestement aux mâts et se répandirent sur le pont en contrebas. À la faveur de leur flamboiement rouge, ils aperçurent des matelots qui abandonnaient le bâtiment.

Arkoniel et ses collègues tramèrent le charme plusieurs autres fois, jusqu’à ce que dix vaisseaux se consument. Ils avaient disséminé les attaques au sein de la flotte; le vent transmit des lambeaux de voile embrasés à d’autres navires. La rade était illuminée par la violence des incendies.

Les Plenimariens des chaloupes expédièrent de leur mieux quelques volées supplémentaires mais plus disparates, faute de pouvoir se concentrer comme les Skaliens.

« Ils déguerpissent ! » gueula un guetteur, et la nouvelle courut tout le long des lignes.

Les guerriers poussèrent leurs cris de guerre et entrechoquèrent leurs boucliers dans un vacarme de défi assourdissant. Comme il s’éteignait, cependant, Tamir perçut l’appel d’un cor signalant une attaque sur son flanc nord.

« Ils doivent avoir débarqué des forces sur cette partie de la côte ! beugla Tharin. Compagnons, préservez votre reine !

— Nyanis, tenez les chaloupes en respect avec vos archers, commanda Tamir. Compagnons, en selle ! »

Elle rallia sa cavalerie et galopa vers le nord pour y affronter l’ennemi. Il était impossible d’en évaluer précisément le nombre, mais la lune donnait assez de lumière pour permettre de voir que c’étaient des troupes considérables qui se portaient à leur rencontre d’un pas rapide. On en vint aux prises à un demi-mille au nord de la crique, cavaliers contre fantassins, et de part et d’autre retentirent des invectives belliqueuses.

« Pour Skala et les Quatre ! » clama Tamir, poursuivant l’avantage que lui conférait sa cavalerie pour écraser les Plenimariens.

Taillant de droite et de gauche, elle se fraya un passage au travers de piques et d’épées brandies. Minuit se cabra sur son ordre en ravageant l’espace de ses sabots ferrés d’acier. Les beuglements des Plenimariens se transformèrent en piaulements sous ses coups, et du sang chaud lui éclaboussa le bras et la figure. La jouissance de la bataille l’empoigna, supprimant toute notion de souffrance ou de fatigue. Elle eut vaguement conscience que Ki hurlait quelque chose derrière elle.

Elle jeta un coup d’œil à la ronde et repéra son étendard personnel qui ballottait par-dessus les têtes d’un massif de fantassins, puis Ki et les autres qui se battaient frénétiquement pour renouer le contact avec elle.

Et puis il y eut subitement trop de bras qui se tendaient vers elle, trop de mains qui l’agrippaient, la tiraillaient, tentaient de l’arracher de selle. Elle fit des moulinets en tous sens, abattant son épée sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Minuit s’ébroua et se mit à ruer, envoyant baller ceux qui s’efforçaient de l’atteindre aux jambes en dessous du caparaçon. Tamir resserra sur lui l’étau de ses cuisses et entortilla sa main de rênes dans sa crinière pour se cramponner. La hauteur du pommeau de la selle assura sa stabilité lorsque l’étalon tenta de se cabrer de nouveau. Elle le brida, soucieuse de voir trop de lames acérées prêtes à le frapper au ventre. Quelqu’un empoigna sa cheville et tira dessus d’un coup sec dans l’espoir de la désarçonner.

Juste au moment où elle ne doutait plus de sa chute imminente, l’homme qui tenait son pied lâcha prise et tomba à la renverse. Tout en se redressant en selle, Tamir baissa les yeux et aperçut dans la cohue le visage blême de Frère. La chute de cadavres intacts signala seule son sillage alors qu’il se volatilisait une nouvelle fois.

Là-dessus, Ki surgit, rugissant de fureur, pendant que Tharin et lui massacraient les Plenimariens encore accrochés aux jambes de Tamir et au harnachement de l’étalon noir. Les autres Compagnons eurent tôt fait de se rallier à eux et de déblayer l’espace autour d’elle.

Une pique atteignit Lynx à l’épaule, et il s’en fallut de rien qu’il ne vide les étriers, mais Tyrien envoya son agresseur mordre la poussière. Juste au-delà, Una et Hylia se battaient côte à côte, élargissant la clairière déjà défrichée. Sur la droite de Tamir, Kyman et ses cavaliers refoulaient eux aussi l’ennemi. Au loin, elle distingua la bannière de Jorvaï qui flottait sur les combattants.

« Sus à ceux-là, percée puis demi-tour ! » cria-t-elle en pointant son épée vers la ligne ténue de soldats ennemis qui les séparaient de la plage.

Ils s’exécutèrent puis revinrent à bride abattue s’ enfoncer dans les rangs adverses. Ils risquaient d’être accablés sous le nombre, mais leurs chevaux leur donnaient l’avantage, et leur première charge démolit le dispositif plenimarien. Ils s’y engouffrèrent en balayant les fantassins désorganisés comme une faux dans un champ de blé, les taillant en pièces et les foulant sous les sabots de leurs montures.

« Ils se débandent ! » hurla Tharin.

Un sauvage mugissement de victoire attira le regard de Tamir, et elle aperçut Nikidès qui, le visage en sang, poussait des clameurs en brandissant son épée noircie, flanqué du jeune Lorin, terrible à voir et tout aussi sanglant.

« À moi ! » lança-t-elle en ralliant son monde pour une nouvelle charge.

L’ennemi rompit le contact pour tâcher de s’enfuir vers les chaloupes qui l’avaient amené. Il y avait là aussi des navires au mouillage, mais Tamir n’avait pas sous la main de magiciens pour les incendier.

Avec ses cavaliers, elle se précipita à la poursuite des fuyards, les massacrant et les repoussant jusque dans l’eau, puis battit en retraite pour laisser aux archers de Kyman le soin de les achever et de brûler leurs embarcations. Certains réussirent à s’échapper dans les ténèbres en faisant force de rames à reculons, mais les cadavres de leurs camarades jonchaient le sable et ballottaient au gré de la marée montante.

Tamir et les siens retournèrent à l’endroit de la plage où les archers de Nyanis se tenaient prêts à reprendre le combat. Elle démonta près d’un de leurs feux de guet.

« Pour le moment, les chiens ont regagné leurs chenils » , l’informa-t-il en l’examinant. Elle était couverte de sang, et son tabard était en loques, maculé. « On dirait que vous avez pris du bon temps.

— Un peu trop bon, susurra Tharin en la foudroyant d’un regard noir. Tu as laissé ta garde à la traîne, et tu as été à deux doigts de perdre Ki par dessus le marché.

— Alors, vous devriez apprendre à galoper plus vite, tous les deux » , rétorqua-t-elle. Il avait raison, bien entendu, mais elle n’était pas prête à l’admettre.

Il soutint son regard un moment puis fit une moue et se détourna, trop avisé pour en dire davantage en présence des autres nobles.

Les magiciens la rejoignirent près du feu, et ils se tinrent en silence pendant un moment, émerveillés par leur succès.

« Que croyez-vous qu’ils vont faire, maintenant ? finit par s’inquiéter Arkoniel. Ils restent encore plus nombreux que nous, et il est trop tôt pour compter sur nos renforts. »

Tamir haussa les épaules. « S’ils reviennent, nous les combattrons de nouveau. Ils ont perdu l’effet de surprise, et ils le savent. Je crois qu’ils vont demander à parlementer. »

Lorsque les brumes de l’aube se déchirèrent au-dessus des flots, les faits lui donnèrent raison. Le navire amiral plenimarien hissa un ample pavillon blanc. Après avoir donné l’ordre à son porte-étendard personnel de lui retourner son signal, Tamir convia l’intégralité de ses forces à se masser bien en vue le long de la plage.

Une chaloupe arborant une version réduite du pavillon de pourparlers fut mise à la mer et toucha terre. Le commandant des adversaires était un type gigantesque à barbe noire, et il était vêtu d’une cotte de mailles et de cuirs noirs fastueux. Son surcot affichait l’emblème d’une noble maison. De la demi-douzaine d’hommes à mines graves qui l’accompagnaient, aucun ne portait d’armes.

Ils débarquèrent en barbotant, mais le commandant laissa les autres au bord de l’eau et gravit sans escorte à grandes enjambées la déclivité sablonneuse. Lorsqu’il aperçut Tamir campée là, coiffée de son heaume couronné, il hésita, peut-être surpris de ne pas rencontrer un adversaire plus formidable.

« Je suis le duc Odonis, général de Plenimar et amiral de la flotte de l’Overlord » , annonça-t-il d’un ton bourru. Il parlait le skalien avec un accent pachydermique. « À qui est-ce que je m’adresse ?

— Je suis Tamir Ariani Agnalain, reine de Skala, répondit-elle, tout en retirant son heaume pour lui permettre de mieux distinguer ses traits. C’est avec moi que vous parlementerez. »

Ses sourcils broussailleux firent un bond de stupéfaction. « Reine ? se gaussa-t-il. Skala n’a pas de reine, actuellement. Qui es-tu, fillette ? »

Fillette ! Elle était encore bien assez Tobin dans sa propre tête pour être doublement offensée par le quolibet. Elle se redressa d’un air solennel. « Je suis Tamir, fille de la princesse Ariani, fille elle-même de la reine Agnalain. Mon oncle, le roi usurpateur maudit par Illior, a succombé lors de votre première agression contre la capitale. C’est moi qui occupe sa place, à présent, moi, l’Élue d’Illior l’Illuminateur. Les prêtres d’Afra en porteront volontiers témoignage. »

Odonis continuait à la considérer avec un certain scepticisme. « C’est vous qui conduisez cette ... » Il toisa la maigreur de ses effectifs et haussa de nouveau un sourcil goguenard. « Cette bande de coquins ?

— Moi-même. Avez-vous l’intention de poursuivre les hostilités ? Mon armée et mes magiciens sont prêts à vous affronter de pied ferme.

— Des magiciens ? Ah ... l’ Orëska. Des vagabonds sans dents.

— Ils ne sont pas si dépourvus de dents que cela, répliqua-t-elle calmement, le doigt tendu vers les navires en feu. Voilà leur ouvrage. Permettez-moi de vous en convaincre. »

Arkoniel trama son sortilège une fois de plus, et elle décocha une flèche enflammée droit dans le mille. Au large, la grand-voile du navire d’Odonis prit feu.

Odonis perdit quelque peu de sa suffisance. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— L’ouvrage de mon Orëska, et elle infligera la pareille à tous les bâtiments de votre flotte si vous ne quittez pas immédiatement nos rivages.

— Vous ne nous combattez pas de manière honorable !

— Était-il honorable au commandant qui vous a précédé de surgir sans aucun défi d’entre les crocs d’une tornade et de s’abattre sur une ville endormie ? C’était une attaque de pleutre, et il a été battu à plate couture avec toutes ses forces, conformément à la volonté d’Illior, par des guerriers skaliens et des magiciens skaliens. Ses vaisseaux gisent au fond de la rade d’Ero, maintenant. Le reste des vôtres subira le même sort si vous ne vous retirez pas pour rentrer chez vous. Allez rejoindre votre Overlord, et dites-lui qu’une fille de Thelâtimos gouverne de nouveau, et que Skala jouit une fois de plus de la protection de l’Illuminateur. » Au bout d’un moment de réflexion, Odonis s’inclina avec raideur. « Je transmettrai vos paroles.

— Je n’en ai pas terminé ! aboya Tamir. J’exige réparation pour Ero. Je retiendrai dix de vos vaisseaux. Vous me les livrerez sur-le-champ en venant les ancrer ici même.

— Dix !

— Libre à vous d’emmener les équipages. Je n’ai pas de temps à gaspiller pour leur régler leur compte. Abandonnez ces navires avec l’intégralité de leur cargaison, et emmenez les autres. Faute de quoi, je les brûlerai tous sous vos pieds, et je tuerai tout Plenimarien qui s’aviserait d’aborder nos côtes. »

Elle ignorait totalement si, vannés comme ils l’étaient, les magiciens seraient en mesure de mettre sa menace à exécution, mais, de toute manière, Odonis n’en savait rien lui non plus, et il n’avait guère lieu de douter de son assertion.

Rien qu’à voir la manière dont ses mâchoires jouaient sous sa barbe, il grinçait manifestement des dents, au comble de l’exaspération. Il finit néanmoins par s’incliner de nouveau. « Soit. Dix navires avec leur cargaison mais aucun homme d’équipage.

— Vous livrerez votre bannière personnelle en signe de reconnaissance de votre défaite de ce jour ici. En présence de ces témoins, je vous place inviolablement sous ma sauvegarde, à condition que vous quittiez mes côtes sur l’heure. Touchez-y terre une fois encore, et je n’accorderai merci à aucun d’entre vous.

Je vous suggère enfin de prendre congé tout de suite, avant que je ne risque de me raviser. »

Odonis lui condescendit une dernière révérence et s’empressa de redescendre vers la chaloupe qui l’attendait. Sa retraite se fit sous les huées des gens de Skala.

Tamir demeura immobile à contempler les flots jusqu’à ce qu’il eût pris le large, puis elle s’affaissa d’un air las sur une pierre, peu à peu envahie par le sentiment que sa besogne de la nuit l’avait complètement vidée. « Tharin, fais passer le mot. Chacun doit se reposer un peu d’ici à ce que nous repartions. Vous tous compris » , ajouta-t-elle avec un regard significatif à l’adresse des Compagnons. Avec un grand sourire, ils s’étendirent tout autour d’elle à même la plage sur leurs manteaux.

Ki s’allongea près d’elle, appuyé sur ses coudes. Il avait encore le visage barbouillé de sang, mais une longue tige de folle avoine pendouillait au coin de sa bouche, et il avait l’air pleinement satisfait.

« Ç’ a été un joli brin de bataille, Votre Majesté, mis à part votre charge solitaire endiablée, dit-il en s’arrangeant pour qu’elle soit seule à l’entendre.

— J’étais persuadée que vous vous démerderiez pour vous maintenir à ma hauteur. »

Le fétu se mit à gambiller pendant un moment aux lèvres de Ki, tandis qu’il le suçotait en silence. « À présent que vous êtes ma reine, puis-je encore me permettre de vous informer que je vous botterai le cul d’ici jusqu’à Bierfût si vous refaites jamais ce coup-là ? »

Toute la tension des vingt-quatre heures précédentes se dissipa quand elle commença à rire et lui assena un rude coup de poing sur l’épaule. « Oui, m’est avis que tu peux encore te le permettre. »

Ki lui sourit. « Eh bien, puisque tu t’es débrouillée pour survivre à cette folie, je crois que je vais te confier ce que j’ai entendu déclarer par certains guerriers. Ils te considèrent comme dieu-touchée tout à la fois par Sakor et par l’Illuminateur, excuse du peu.

Je commence à le croire moi-même. » Mais elle n’avait pas oublié non plus l’apparition fugace de Frère dans la mêlée. C’était la deuxième fois qu’il venait à sa rescousse en pleine bataille, et elle l’en remercia par-devers elle.

 

Arkoniel trouva le répit très bienvenu. Il n’avait jamais jusque-là tramé tant de charmes en un laps de temps aussi bref. Même Saruel était blafarde sous ses tatouages quand ils se retirèrent pour reprendre haleine.

Un regard en arrière lui révéla Tamir et Ki assis côte à côte vers le bas de la plage. La façon dont ils bavardaient en souriant leur donnait presque l’allure des deux gamins qu’il avait eus pour élèves autrefois.

Aguerrie par le drame et par les combats, alors qu’elle n’a même pas seize ans. Toutefois, elle n’était pas la première reine à s’emparer du trône aussi jeune, et d’autres, à son âge, étaient déjà déflorées ou mariées.

Et puis il y avait Ki. Il aurait bientôt dix-sept ans révolus. Pendant que le magicien les observait, celui-ici se pencha sur Tamir et lui dit quelque chose qui les fit éclater de rire.

Arkoniel éprouva un pincement de cœur doux-amer lorsqu’il s’autorisa à effleurer l’esprit du jouvenceau. Ki aimait Tamir de toute son âme, mais la plus grande confusion régnait encore dans ses sentiments.

Respectueux de sa promesse, le magicien se détourna sans toucher aux pensées de Tamir. Après avoir rejoint Saruel et Kiriar en haut de la crique, il s’y pelotonna dans l’herbe rêche et ferma les yeux. Il avait beau savoir que chaque sortilège prélevait son droit de péage, jamais il n’avait éprouvé une pareille sensation d’anéantissement. De quelle utilité seraient-ils à Tamir en cas de guerre véritable, si une seule bataille suffisait à épuiser toute leur énergie ?

 

Le soleil pointait juste au ras de l’horizon quand une sonnerie de cor le tira de sa somnolence. Les magiciens se redressèrent en exhalant avec un bel ensemble un concert de grognements plaintifs. Arkoniel donna la main à Saruel pour l’aider à se mettre debout.

À sa grande surprise, guerriers et capitaines leur administrèrent des tapes amicales dans le dos et les saluèrent lorsqu’ils se mirent en selle pour rejoindre le reste de la compagnie.

« Par la Lumière, alors, vous autres, vous nous avez accompli là un tour de magiquerie sacrément coquet ! » s’exclama Jorvaï.

Tamir gratifia Arkoniel d’un sourire sincèrement cordial. « La Troisième Orëska a fait ses preuves en ce grand jour. Nous avons perdu moins d’une quarantaine d’hommes. Je me demande quel effet cela ferait, de vider toutes les querelles avec autant de facilité » , musa-t-elle.

Jorvaï renifla. « Laisserait pas grand-chose à faire aux guerriers, pour le coup, hein ? »

Arkoniel ne parvint pas à s’imaginer que la magie réussirait jamais à supplanter la guerre, et il douta d’ailleurs que, le cas échéant, ce serait une bonne chose. La guerre procurait un but à des hommes tels que Jorvaï.