19
Des estafettes ayant été dépêchées pour apporter aux camps d’Ero la nouvelle du succès, Tamir trouva sur le trajet du retour les routes bordées d’une foule enthousiaste qui agitait des fleurs et des bouts de tissu aux couleurs éclatantes tout en scandant inlassablement son nom à pleins poumons.
Devant l’entrée de la demeure d’Illardi, elle tira son épée et proclama. « C’est à Illior, protecteur de Skala, que revient l’honneur de cette victoire ! »
Après avoir fait la tournée des camps, ils se dirigèrent vers les ruines de la porte est de la capitale. Elle y procéda à une libation de guerrier pour les âmes de tous ceux qui avaient péri au cours de la dernière bataille et renouvela ses actions de grâces à l’Illuminateur.
Les cérémonies s’achevèrent dans la cour d’Illardi.
Les soldats prirent congé de Tamir, et les commandants mirent pied à terre et la suivirent dans le temple de la Stèle où les trois prêtres d’ Mra, masqués, attendaient, debout, pour l’accueillir.
« Dites-moi, ma reine, est-ce qu’à présent vous ajoutez foi aux visions de l’Illuminateur ? demanda Imonus.
— Oui, répondit-elle en lui remettant la bannière prise aux Plenimariens. J’offre ce trophée à Illior en gage de ma gratitude. La vision était véridique, et elle a sauvé maintes vies humaines. Nous n’avons pas été pris à l’improviste, cette fois-ci.
— C’est un signe, ma reine. La convention qu’avait rompue Erius a été restaurée.
Je la ferai respecter aussi longtemps que je régnerai. »
Le soir, Tamir donna un banquet de victoire et fit distribuer de la bière et des victuailles dans les divers camps. Des feux de joie illuminèrent la plaine jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Arkoniel eut la satisfaction de se retrouver en compagnie d’Iya, comme par le passé, à la table principale, et de constater que leurs différents collègues occupaient des places d’honneur parmi la noblesse.
Tout le monde était déjà installé quand Tamir pénétra dans la salle. Elle s’était parée d’une robe de velours bleu sombre brodée d’argent, et portait l’épée au côté. Le diadème d’or qui étincelait sur son front contrastait avec le jais de sa chevelure.
« Elle est plutôt jolie, tu ne trouves pas ? » dit Iya. Arkoniel dut en convenir, quitte à déplorer qu’elle ait encore une démarche d’homme. Ki était auprès d’elle, et sa tunique de velours noir, tout en le vieillissant, lui donnait une allure très aristocratique. Ses cheveux, rejetés en arrière, étaient coiffés en une longue tresse, et les deux fines nattes de guerrier encadraient son visage en toute liberté. En étudiant plus attentivement les autres Compagnons, Arkoniel s’avisa qu’ils avaient fait de même, à l’exception de Nikidès qui s’était contenté de nouer les siens en une simple queue-de-cheval.
« Une idée de Tamir, je crois, murmura Iya. Tout à fait à mon goût. Signifie un changement. »
Entre les plats de viande et de poisson, Tamir se leva pour faire une libation aux dieux puis pour porter un toast à ses commandants. Une fois que les ovations se furent éteintes, elle se tourna vers les magiciens et les salua avec son hanap.
« Mes amis, débuta-t-elle - et le cœur d’Arkoniel s’arrêta de battre une seconde lorsqu’elle attarda plus longuement ses prunelles sombres sur lui que sur les autres -, mes amis, vous avez une fois de plus prouvé votre inestimable valeur et votre habileté. Skala vous en remercie ! Dans ma ville, aucun magicien dévoué à la Troisième Orëska ne manquera de toit pour l’abriter ni de nourriture pour le restaurer. »
Tandis que le repas reprenait son cours, Arkoniel se pencha vers Iya et lui chuchota. « Croyez-vous qu’elle ait fini par nous pardonner ?
— Je l’espère. Pour assurer sa protection, nous devons demeurer dans son entourage immédiat. »
Le festin s’acheva tard dans la soirée, mais Arkoniel n’eut garde de se retirer aussitôt, dans l’espoir d’avoir un petit entretien avec Tamir. Elle était sur le point de quitter les lieux quand elle s’excusa auprès des autres et l’entraîna vers l’autre bout de la salle dans un coin désert.
« Oui ? »
Arkoniel sourit, un peu gauche et conscient de l’être. « J’ai apprécié vos paroles aimables de tout à l’ heure. Vous savez que je vous ai dédié mon existence, mais ... voilà, j’ose espérer que vous pourrez trouver dans votre cœur le désir de me considérer à nouveau comme un ami. »
Elle demeura muette un moment, puis finit par lui tendre la main. « Je suis navrée de vous avoir montré de la froideur. Ce n’était pas gentil mais, maintenant, je vois vraiment ce que nous pouvons accomplir ensemble. Il fallait que les choses soient. Vous et Iya, vous avez toujours été de fidèles gardiens. »
Refoulant un brusque afflux de larmes, il tomba à genoux devant elle et lui baisa la main. « Jamais je ne vous laisserai, ma reine. »
Elle se mit à glousser. « Holà ! J’espère que vous me laisserez quand même aller me coucher !
— Cela va de soi. » Il se releva et s’inclina.
Elle pivota pour partir puis s’immobilisa, une expression bizarre dans les yeux... qui était interrogative, et peut-être avec une once de suspicion. Finalement, elle dit . « Lorsque je me rendrai à Mra, Iya et vous m’accompagnerez, n’est-ce pas ? Puisque c’est à vous qu’Illior a parlé là-bas.
— Uniquement à Iya, lui rappel a-t-il.
— Vous avez porté le fardeau, vous aussi. Je vous veux tous les deux avec moi.
— À vos ordres.
— Bon. Je vais tout mettre en ordre à Atyion, puis j’organise le voyage. » Elle se pencha tout près pour lui glisser en confidence. « En fait, je meurs d’envie de filer. Pour me battre et pour banqueter, là, toujours partante, mais tenir ma cour, ce que c’est chiant ! Allez, bonne nuit. »
Arkoniel réprima un fou rire en la regardant rejoindre les Compagnons et prendre congé d’eux.
Cela fait, Tamir se mit en marche avec Ki pour regagner ses appartements.
« Nous avons fait une bonne chère, dit-il en se tapotant joyeusement le ventre. Une bonne chère pour une bonne victoire.
— En effet » , concéda-t-elle, mais d’autres pensées l’avaient obsédée toute la journée. « Th arrives à te figurer en train d’affronter Korin de cette façon ?
— L’idée d’une guerre avec lui continue de te tourmenter.
— Pas toi ?
— Je crois bien, mais que peux-tu faire ? Loin de se donner si peu que ce soit la peine de chercher à nouer le contact avec toi, il n’a rien fait d’autre que de rassembler une année sans bouger de Cima. Th ne supposes quand même pas que c’est juste pour passer son temps, si ?
— Mais je ne me suis pas davantage donné de peine pour le contacter, si ?
— Tu es la reine légitime. C’est à lui qu’il incombe de venir te voir. »
Elle poussa un soupir exaspéré et se laissa tomber dans un fauteuil. « C’est le discours qu’Illardi et les autres n’arrêtent pas de me ressasser. Mais mon cousin n’en fera rien, et, en tant que reine, c’est à moi qu’il échoit de préserver la paix, ne serait-ce pas ton avis ?
— Ma foi, si, mais ...
— J’ai donc fini par m’y résoudre. Je vais lui écrire.
À titre privé, en parente, pas en ennemie.
— Je présume qu’une lettre ne risque pas de faire grand mal, répliqua-t-il d’un ton sceptique. Ni grand bien, probablement, non plus ...
— Va me chercher un héraut, veux-tu ? Je ne serai pas longue. » Elle demeura un moment muette, à se demander ce qu’Iya ou ses généraux penseraient de son plan. « Sois discret, veux-tu ? »
Il lui adressa un regard ironique au moment de sortir. « Ce genre de qualificatif te paraît idoine, maintenant que nous sommes adultes ? »
Tamir passa dans la salle de séjour contiguë à sa chambre et s’installa devant son écritoire. La plume à la main, elle fixa le parchemin vierge, en quête de termes justes. Nikidès et Illardi la secondaient de leur expérience de la cour pour sa correspondance officielle, mais elle voulait tenir à Korin le langage de son propre cœur et non le régaler de formules cérémonieuses. Les mots se mirent à couler de source.
Au prince Korin
Cousin et frère bien-aimé,
Je sais que tu as eu de mes nouvelles, Kor, et que tu es au courant de ce qui m’est arrivé. Je sais combien ce doit être difficile à croire, et pourtant c’est vrai ...
Quand elle en eut terminé, le texte se brouillait sous ses yeux. Elle les essuya précipitamment d’un revers de manche, de peur que ses larmes ne tachent la feuille et signa:
Ta cousine et sœur aimante, la princesse Tamir, autrefois Tobin.
Elle ne s’avisa que Ki était revenu qu’en sentant une main se poser sur son épaule.
« J’ai envoyé Baldus en bas ... Eh là, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Elle se retourna, lui jeta les bras autour de la taille et enfouit son visage dans le velours moelleux de sa tunique. Il la serra contre lui et, au bout d’un moment, elle sentit une caresse effleurer ses cheveux.
« Il ne vaut pas cela, tu sais ! chuchota-t-il. Il ne vaut pas ton petit doigt ! »
À contrecœur, elle dénoua son étreinte puis scella sa lettre avec la luxueuse cire bleue de l’écritoire et y imprima le cachet d’Atyion. « Voilà. Terminé.
— J’espère que tu sais ce que tu fais » , ronchonna Ki en lui tapotant l’épaule.
Baldus revint escorté du héraut, un jeune homme dont la tresse blonde descendait presque jusqu’au bas des reins. La ceinture de sa tunique bleue laissait dépasser l’insigne de son office, un bâton chapeauté d’argent.
« Galope à Cirna, et ne remets ceci au prince Korin qu’en privé, lui dit-elle en lui confiant la missive scellée. Nul autre que lui ne doit le voir, tu comprends ? Détruis-la en cas de nécessité. »
Le héraut porta le sceau à ses lèvres. « Vous avez ma parole, par Astellus le Voyageur. Je délivrerai votre message dans la semaine, à moins de mésaventure sur les chemins.
— Bien. Attends la réponse de Korin. Comme je vais incessamment partir pour Atyion, c’est là-bas que tu me l’apporteras. Bonne route à toi. »
Il s’inclina et sortit.
« Enfin Atyion, hein ? fit Ki d’un air ravi.
— Et puis Afra, lança-t-elle, tout en cueillant une goutte de cire sur le secrétaire.
— Th n’as pas questionné Arkoniel sur ce qu’avait dit Frère, n’est-ce pas ?
— Quand en aurais-je eu le temps ? » riposta-t-elle, non sans savoir que ce n’était là qu’un méchant prétexte. Au fond d’elle-même, quelque chose la retenait, malgré le fait que son attitude impliquait forcément que la rage de Frère persisterait.
« Eh bien, nous devrions prendre un rien de repos. » Elle releva les yeux et surprit le regard furtif de Ki en direction de la chambre et son agitation fébrile.
A-t-il envie de dormir avec moi de nouveau, ou bien redoute-t-il que je le lui demande ? Elle ne savait pas non plus ce qu’elle souhaitait. Tout avait été si facile, l’autre nuit, quand elle était bouleversée dans le noir ... Maintenant, elle se sentait plus gauche que jamais.
« Eh bien ... bonne nuit » , marmonna Ki, et il résolut le problème en disparaissant dare-dare pour aller se réfugier dans la garde-robe.
« Bonne nuit. » Tamir resta devant l’écritoire pendant quelque temps, à barbouiller négligemment une feuille de parchemin d’esquisses et de petits croquis. Elle n’était nullement pressée d’aller se coucher toute seule.