8
Nalia s’éloigna précipitamment de l’appui du balcon et, toute penaude, jeta un coup d’ œil furtif vers Tomara qui tricotait sur sa chaise auprès de la porte-fenêtre ouverte. En fait, elle ne s’était avisée de la présence du jeune homme, en bas, sur le chemin de ronde, que lorsqu’il l’avait saluée.
Elle n’était pas à la recherche de qui que ce soit.
Elle était simplement en train de fixer le pavage de la cour, au pied de la tour, pour tâcher de savoir une fois de plus si elle mourrait ou non sur le coup en sautant dans le vide. Le faire serait d’une simplicité enfantine. Le garde-fou n’était pas bien haut, il lui arrivait à peine à la ceinture. Il lui suffirait d’y monter ou même seulement de l’enjamber puis de se laisser aller. Elle ne croyait pas Tomara assez forte pour la retenir.
Quelques secondes de courage, et elle serait délivrée de cette déshonorante captivité.
Si Lord Lutha ne l’avait pas fait tressaillir, elle aurait peut-être réussi à se décider, cette nuit. Mais le petit geste amical qu’il lui avait adressé l’avait fait reculer, et elle redoutait que Tomara ne se soit aperçue de sa réponse impulsive.
Mais celle-ci releva simplement les yeux de son ouvrage et sourit. « Brrr, ce qu’il fait froid, cette nuit, ma Dame ! Refermez la porte, je vais nous faire une infusion. »
Nalia s’assit devant le petit secrétaire et regarda Tomara s’affairer à ses préparatifs, mais ses pensées vagabondaient autour du geste aimable de Lutha. Une main pressée contre sa poitrine, elle refoula ses pleurs. Comment se peut-il qu’une chose aussi banale qu’un signe de main à quelqu’un d’inconnu, la nuit, m’ait fait battre le cœur si fort ? Peut-être parce qu’on ne lui avait rien manifesté qui ressemblât davantage à de l’humanité pure et simple depuis des semaines qu’elle subissait ce cauchemar ?
Si j’avais le courage de ressortir et de réaliser ce que j’ai projeté, se trouverait-il encore là pour me le voir faire ? Ma mort l’affligerait-elle ? Affligerait-elle qui que ce soit ?
Elle en doutait. Korin et les quelques serviteurs et gardes qu’on lui permettait de voir lui donnaient tous - même Nyrin - d. « princesse » , à présent, mais elle n’était rien de plus qu’une prisonnière, un pion sur leur échiquier. Comment pareille catastrophe avait-elle pu se produire ?
Elle avait été si heureuse, à Ilear, pendant son enfance et son adolescence. Mais Nyrin ... ce même Nyrin qu’elle avait appelé son gardien, et puis qui était devenu son amant... Nyrin l’avait trahie, traitée avec une cruauté à couper le souffle, et voilà qu’il attendait d’elle des remerciements !
« Tu seras davantage en sécurité, ici, ma chérie » , lui avait-il affirmé, le jour où il l’avait amenée dans cet endroit épouvantable, isolé du monde. Elle avait exécré Cirna dès l’instant où ses yeux s’étaient posés sur la forteresse et néanmoins fait tout son possible pour se montrer courageuse. Nyrin n’avait-il pas promis, après tout, qu’il viendrait la voir plus souvent ?
Mais il n’en avait rien fait, et, peu de mois plus tard, la folie s’emparait de la garnison. Une faction de soldats, ceux qui portaient le faucon rouge sur leur tabard gris, s’était jetée sur la garde locale. Les bruits horribles qui montaient des cours jusqu’à sa fenêtre l’avaient terrifiée. Pelotonnée dans ses appartements avec sa nourrice et son page, elle avait cru voir arriver la fin du monde.
Nyrin était bel et bien venu, cette nuit-là, mais pas du tout pour la sauver. Sans le moindre préavis ni un embryon d’explication, il avait introduit chez elle un jeune étranger qui, dépenaillé, l’ œil cave, empestait le sang, la sueur et le vin.
Nyrin, oui, Nyrin, qui avait joué avec elle quand elle était petite, qui lui avait enseigné les plaisirs de la chair et fait oublier son reflet disgracié, ce monstre s’était contenté de sourire et d’annoncer. « Permets-moi, Nalia, de te présenter ton nouvel époux » .
Elle en était tombée raide.
Quand elle avait repris connaissance, elle était allongée sur son lit, et le prince Korin se trouvait assis là, à la dévisager. Il n’avait pas dû s’apercevoir tout de suite qu’elle était de nouveau consciente, car elle eut le temps de surprendre l’expression révulsée de sa physionomie juste avant qu’il ne l’en efface. Lui, tout sanglant et puant, lui, l’intrus chez elle, avoir l’impudence de la regarder de cet air-là !
Ils étaient seuls, et elle poussa un cri tout en se reculant, persuadée qu’il voulait la violer.
Korin, il fallait le porter à son crédit, s’était montré délicat. « Jamais de ma vie je n’ai forcé de femme » , lui avait-il dit. Il était beau, malgré toute sa crasse, ne put-elle s’empêcher de remarquer, et d’une gravité si impressionnante !. « Vous êtes de sang royal, une de mes parentes. Loin de moi tout désir de vous déshonorer.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? » demanda-t-elle d’une voix défaillante en remontant la courtepointe jusqu’à son menton pour dissimuler sa chemise de nuit.
La question parut l’embarrasser un peu. Peut-être se figurait-il que l’entrée en matière glaciale de Nyrin suffisait comme explication. « Le roi mon père est mort. Le roi, c’est moi, maintenant. » Sa main sale saisit la sienne, et il essaya de sourire, mais assez vainement. Son regard continuait d’errer sur la tache violacée qui, semblable à des éclaboussures de vin, courait de la bouche jusqu’à l’épaule de Nalia. « Il me faut une épouse. C’est vous qui porterez les héritiers de Skala. »
Elle lui avait éclaté de rire au nez. La seule réponse qui lui vint à l’esprit fut. « Et Nyrin n’y voit pas d’objection ? » Il y avait une partie de sa pauvre tête abasourdie qui ne parvenait pas encore à concevoir que son amant, son protecteur, l’avait trahie.
Pour le coup, Korin fronça les sourcils. « C’est une prophétie qui a conduit Lord Nyrin à vous protéger et à vous cacher pour vous permettre d’accomplir cette destinée. »
Mais il a été mon amant ! Il m’a fourrée dans son lit un nombre incalculable de fois ! Elle tenta de lui jeter ces vérités à la figure, s’imaginant que c’était le seul moyen de s’épargner une telle déchéance. Mais rien ne sortit, ne serait-ce qu’un murmure. Ses lèvres étaient paralysées comme par un froid glacial qui se répandit ensuite dans sa gorge et, après avoir submergé son cœur et son ventre, se concentra finalement entre ses jambes, où il prit brièvement la forme de sensation brûlante que procure l’écartèlement d’un baiser d’amant. Elle hoqueta et rougit, mais le silence persista. Elle venait d’être la proie de quelque sortilège. Mais produit de quelle manière ? Et par qui ?
Se méprenant sur ses intentions, Korin lui releva la main pour la porter à ses lèvres. Sa moustache noire et soyeuse la chatouilla d’une façon qui n’avait absolument rien de comparable avec le contact familier de la barbe cuivrée de Nyrin. « Nous serons dûment mariés, Dame. Un prêtre m’accompagnera quand je viendrai vous voir demain.
— Demain ? dit-elle, ayant recouvré la voix, fût-ce à peine audiblement. Si tôt ?
— Nous vivons des temps d’incertitude. Plus tard, quand la situation sera devenue plus stable, il nous sera peut-être loisible d’avoir un véritable festin de noces. Pour l’heure, la seule chose qui importe est que notre enfant soit légitime. »
Notre enfant. Elle était donc appelée à n’être rien de plus qu’une jument royale. Pour la première fois de sa jeune existence, Nalia sentit monter en elle les prémices d’une véritable colère.
Votre cher ami Nyrin m’a prise plus de fois que je ne saurais le dire moi-même ! Elle mourait d’envie de le hurler, mais l’étau glacé lui ferma de nouveau la bouche et lui coupa le souffle par la même occasion. Elle plaqua une main sur ses lèvres inutilisables, pendant que des larmes de peur et de dépit roulaient le long de ses joues.Korin prit conscience de sa détresse, et, chose tout à son honneur, une compassion sincère se lut dans ses prunelles sombres. « Ne pleurez pas, je vous en prie, Dame. Je sais, tout cela est tellement soudain ... » Mais il gâcha de nouveau les choses en se levant aussitôt pour se retirer et en ajoutant . « Moi non plus, je n’ai pas eu le choix. Mais c’est notre devoir de penser à Skala. »
Une fois seule, elle avait tiré les couvertures par- dessus sa tête et s’était mise à sangloter. Elle n’avait pas de famille, pas de protecteurs, aucun ami vers qui se tourner.
Après avoir longuement pleuré dans la nuit, elle avait fini par s’assoupir sur son oreiller trempé. En se réveillant, au petit matin, elle constata qu’elle était toujours seule et n’avait plus de larmes à verser.
Elle alla se poster devant la fenêtre donnant vers l’est et regarda le ciel s’embraser par-dessus la mer Intérieure. En bas, des patrouilles d’hommes à la poitrine ornée du faucon rouge arpentaient le rempart, tandis que les vrais oiseaux planaient en toute liberté sur la brise matutinale, au-delà.
Je n’ai jamais été libre, moi, comprit-elle brusquement. On l’avait constamment bercée d’illusions, et elle s’en était satisfaite comme la dernière des gourdes. La colère qu’elle avait éprouvée la veille l’envahit à nouveau, mais plus violente maintenant. Puisqu’elle ne pouvait compter sur l’aide de personne, il lui fallait dès lors se tirer d’affaire par elle-même. Elle n’était pas une enfant, après tout. Et elle avait assez fait l’idiote.
Comme on n’avait pas encore autorisé Alin et Vena à revenir, elle s’habilla toute seule puis s’installa devant le secrétaire. Vu l’impuissance où elle se voyait réduite de dire la vérité au prince, elle allait la lui révéler par écrit.
Mais quel qu’il fût, la malignité de celui qui l’avait ensorcelée la veille était insondable. Sa main se pétrifia sur la page et l’encre sécha dans la plume à chacune de ses tentatives. Avec un cri d’épouvante, Nalia laissa tomber la plume et s’éloigna de l’écritoire à reculons. Nyrin l’avait régalée dès sa petite enfance d’histoires magiques fabuleuses, mais elle n’avait jamais rien vu jusque-là de plus époustouflant que les tours de passe-passe exécutés par des escamoteurs de foire. En l’occurrence actuelle, on aurait plutôt dit qu’il s’agissait d’une malédiction. Elle s’évertua à proférer de nouveau les mots, là, seule dans la quiétude de sa chambre: Roi Korin, je ne suis pas vierge. Mais les mots refusèrent de venir. Elle repensa à la sensation bizarre qui l’avait saisie la première fois où elle avait essayé de lui confesser la vérité, et à la manière dont celle-ci s’était déversée vers le bas de son corps.
« Oh, Dalna ! » murmura-t-elle en s’effondrant sur ses genoux. Elle glissa une main tremblante sous sa chemise et finit par exhaler un sanglot terrifié. « Créateur miséricordieux ! »
Elle se trouvait bel et bien sous l’emprise d’un maléfice, elle avait recouvré sa virginité. Et c’est sur ces entrefaites que s’était imposée à elle pour la première fois l’idée du balcon et de l’interminable chute jusqu’aux pavés.
Sa nourrice et son page n’avaient jamais reparu. À leur place, on lui avait dépêché la vieille Tomara pour la servir et lui tenir compagnie.
« Où sont passés mes serviteurs personnels ? lui demanda Nalia d’un ton furibond.
— Je ne sais rien des autres serviteurs, Altesse, répondit-elle. On est descendu me chercher au village, en me disant que j’aurais à m’occuper d’une grande dame. Je n’ai pas exercé ces fonctions depuis que ma maîtresse est morte, il y a quelques années de ça, mais je suis encore capable de faire des nattes et de ravauder. Maintenant, venez, que je brosse vos jolis cheveux, vous voulez bien ? »
Tomara se montrait bienveillante et soigneuse, et il n’y avait rien de déplaisant dans ses manières, mais Nalia n’en regrettait pas moins ses propres gens. Elle subit patiemment sa toilette puis s’en fut occuper sa place près de la fenêtre pour tâcher de voir ce qui se passait en bas. Elle parvint à distinguer des cavaliers qui grouillaient dans la cour puis entendit leurs montures piaffer sur la route au-delà des murs.
« Vous savez ce qui s’est passé ? » questionna-t-elle enfin, n’ayant personne d’autre à qui parler.
« Ero est tombée, et un traître essaye de s’emparer du trône, Altesse, lui dit la vieille en relevant son visage ridé de dessus un ouvrage de broderie qui ressemblait fort à un voile de mariée.
— Vous savez qui est Lord Nyrin ?
— Pardi, Dame, c’est le magicien du roi !
— Magicien ? » Pendant un moment, Nalia crut que son cœur avait cessé de battre. Un magicien. Et un magicien assez puissant pour servir un roi.
« Et comment, oui ! Il a sauvé la vie au roi Korin, à Ero, et il lui a fait quitter la ville avant que les Plenimariens soient arrivés à le capturer. »
Nalia rumina ces informations puis les recoupa avec le débraillé piteux de son visiteur de la nuit précédente. Il a pris la fuite, ce nouveau roi qu’on me destine. Il a perdu la ville et s’est enfui. Et moi, je suis ce qu’il peut trouver de mieux à épouser !
L’amertume de la réflexion lui fit l’effet d’un baume sur son cœur blessé. Elle y puisa la force de ne pas se mettre à hurler, de ne pas se ruer sur lui quand Nyrin vint la chercher en fin de matinée pour la conduire au prêtre.
Faute de posséder ce qui s’appelle une robe de mariée, elle revêtit sa tenue la plus élégante et se coiffa du voile hâtivement brodé pour elle par Tomara. Comme elle n’avait même pas de couronne appropriée, celle-ci lui apporta une simple guirlande de paille tressée.
De suite en joyeux atours, pas davantage, pas plus que de musiciens. C’est escortée d’hommes munis d’épées qu’elle fut emmenée vers midi dans la grande salle. La lumière du jour qui filtrait à l’intérieur par quelques fenêtres étroites ne faisait qu’épaissir les ténèbres ambiantes. Quand ses yeux se furent accoutumés à ces noires pénombres, elle constata que l’assistance de la cérémonie se composait exclusivement de soldats et de domestiques. Toutefois, le prêtre de Dalna qui se tenait auprès de la cheminée avait à ses côtés une poignée de jeunes gentilshommes, les Compagnons.
Comme elle n’avait pas de père pour parler en son nom, c’est par Nyrin que fut donné le consentement, sans qu’elle puisse faire autre chose qu’obéir. Une fois qu’eurent été prononcées les bénédictions et que Korin, la retirant de son propre doigt, eut enfilé au sien une bague trop lâche ornée de pierres précieuses, Nalia se retrouva affublée des titres d’épouse et de princesse consort de Skala.
C’est par la suite, autour d’une piètre chère, que les Compagnons lui furent présentés. Grand et blond, Lord Caliel avait une physionomie aimable, plutôt triste. Lord Lutha n’était guère plus qu’un adolescent du genre dégingandé et somme toute dénué d’attraits, sauf qu’il avait un sourire si spontané qu’elle s’était surprise à lui sourire en retour et à lui serrer la main. La même gentillesse émanait de son écuyer, un garçon aux yeux bruns nommé Barieüs. Les deux suivants, Lord Alben et Lord Urmanis, répondirent davantage à son attente; fiers, beaux garçons, et ne se souciant guère de déguiser leur dédain pour ses dehors quelconques. Même leurs écuyers étaient des malotrus.
Pour finir, Korin lui présenta son maître d’armes, un vieux guerrier grisonnant dénommé Porion. C’était un homme agréable et respectueux, mais son statut social le plaçait à peine au-dessus d’un troupier banal, ce qui n’empêchait pas Korin de le traiter avec la plus grande considération.
Pris en bloc, et y inclus les magiciens de Nyrin, tout le monde réuni là formait une société des plus singulière autour de son jeune mari. Elle médita la chose tout en picorant son agneau rôti sans grand enthousiasme.
Ces agapes achevées, on l’abandonna de nouveau à elle-même dans la tour jusqu’à la tombée de la nuit. Tomara s’était débrouillée pour trouver dans cette affreuse forteresse des huiles et du parfum. Après avoir dûment apprêté sa maîtresse pour la couche nuptiale, elle s’éclipsa.
Nalia y gisait, rigide comme un cadavre. Elle ne se berçait pas d’illusions, sachant en quoi consistaient ses obligations. Lorsque la porte s’ouvrit enfin, toutefois, ce fut non pas Korin qui pénétra dans la chambre et vint se pencher au-dessus du lit mais Nyrin.
« Vous ! siffla-t-elle, en se reculant vivement contre les oreillers. Vous, vipère ! Vous, traître ! »
Le magicien lui décocha un sourire et s’installa sur le rebord du matelas. « Allons, allons. Sont-ce là des façons de parler à ton bienfaiteur, ma chérie ?
— Bienfaiteur ? Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Si j’avais un poignard, je vous le plongerais volontiers dans le cœur, pour vous faire éprouver ne serait-ce qu’un soupçon de la douleur que vous m’avez infligée ! »
La lueur de la chandelle fit flamboyer sa barbe rouge quand il secoua la tête. Et il y avait eu un temps où cette couleur lui avait paru belle, idiote !. « Je t’ai sauvé la vie, Nalia, quand les purges du roi t’auraient fait périr. Tandis qu’on massacrait ta mère et toute sa parentèle, moi, je t’ai protégée, je t’ai élevée, et te voilà désormais princesse consort, grâce à mes soins. Tes enfants gouverneront Skala. Où est la trahison dans tout cela ?
— Je vous aimais ! J’avais confiance en vous !
Comment avez-vous pu me laisser croire que vous étiez mon amant, quand vous n’avez jamais eu l’intention de me garder ? » Elle était en pleurs et se détestait pour sa faiblesse.
Nyrin tendit la main et, d’un bout de doigt, recueillit l’une de ses larmes. Il brandit celle-ci vers la flamme de la chandelle et l’y fit rutiler comme un joyau rare. « Force m’est de confesser un rien de défaillance de ma part. Tu étais une petite créature si mignonne, si affectueuse ... Dans le cas où Korin se serait trouvé une épouse sortable, qui sait ? Je t’aurais peut-être même conservée pour mon propre usage. »
Une fois de plus, la colère consuma les larmes. « Vous osez parler de moi comme si j’étais un chien de chasse ou un cheval que vous auriez acheté ? Est-ce vraiment là tout ce que j’étais pour vous ?
— Non, Nalia. » Il y avait de la tendresse dans sa voix, et lorsqu’il s’inclina pour lui effleurer une joue, elle s’abandonna quelque peu à cette caresse familière, malgré qu’elle en eût. « Tu incarnes l’avenir, mon cher petit oiseau. Le mien. Celui de Skala. Par ton intermédiaire, et la semence de Korin aidant, je rétablirai l’ordre et la paix dans le monde. »
Elle le fixa d’un air incrédule quand il se leva pour prendre congé. « Et vous saviez tout cela, quand vous m’avez découverte dans mon berceau, déjà orpheline ? Comment ? »
Nyrin sourit, et quelque chose dans son sourire la glaça jusqu’au tréfonds du cœur. « Je suis un magicien de première force, ma chère, et touché des dieux. Ils m’ont révélé maintes fois, sous forme de visions, que tel était ton sort, telle ta destinée.
— Un magicien ! lui lança-t-elle pendant qu’il se dirigeait vers la porte. Dites-moi, c’est vous qui m’avez jeté un sort et rendu ma virginité ? »
Cette fois, le sourire qu’il lui décocha fut une réponse éloquente.
Peu après, Korin vint la rejoindre, empestant le vin comme la veille, mais propre, en l’occurrence. Sans lui consentir ne serait-ce qu’un coup d’œil, il se déshabilla, révélant par là une belle anatomie de jouvenceau mais une panne d’érection. En parvenant au chevet du lit, il hésita puis souffla la chandelle et, se glissant sous les draps, grimpa sur Nalia. Il ne se donna même pas la peine de l’embrasser avant de lui relever sa chemise de nuit et d’astiquer entre ses jambes son membre flasque pour le forcer à se roidir. Il tâtonna vers ses seins et les caressa, puis farfouilla au creux de ses cuisses pour tenter gauchement de lui donner un peu de plaisir afin qu’elle parvienne à l’état requis.
Nalia rendit grâces aux ténèbres qui interdisaient à son nouvel époux de voir les larmes de colère et d’humiliation qui ruisselaient sur son visage. Elle se mordit les lèvres et retint son souffle afin de ne surtout pas se trahir pendant qu’elle refoulait de son mieux des souvenirs érotiques autrement savoureux, maintenant souillés à jamais.
Elle poussa un cri lorsque se déchira son fallacieux hymen, mais douta que Korin s’en soit seulement avisé, si tant était qu’il en eût cure. Il semblait encore plus pressé d’en finir qu’elle-même avec cette corvée, et, lorsqu’il se mit à gicler en elle, c’est le nom d’une autre femme qui lui vint aux lèvres : Aliya. Elle eut l’impression qu’il pleurait quand ce fut terminé, mais il se laissa aussitôt rouler sur le flanc et la quitta trop précipitamment pour qu’elle sache à quoi s’en tenir.
Et c’est ainsi que s’était achevée la nuit de noces de la princesse consort de Skala.
Elle en cuisait encore de rage et de mortification, mais il lui était loisible de puiser quelque réconfort dans le fait que, jusqu’à présent, elle avait refusé à ses geôliers l’unique chose qu’ils attendaient d’elle. Son sang lunaire était venu et reparti. Ses entrailles demeuraient vides.