21

Tamir prolongea son séjour à Ero de manière à pouvoir y célébrer l’anniversaire de Ki. Ce fut cette année une fête des plus modestes, avec pour seuls hôtes les Compagnons et une poignée d’amis intimes et, au menu, des gâteaux de miel arrosés de toutes sortes de vins. Tout en prenant part aux blagues et à la beuverie, Tamir se surprit à regarder Ki d’un œil neuf pendant qu’il asticotait les nouveaux écuyers qui n’arrêtaient pas de tripoter leurs nattes. Eux n’étaient encore que des gosses, en somme, alors que lui était un homme fait.

En âge de penser à se marier.

Depuis la nuit du banquet de victoire, il s’était réinstallé pour dormir dans la garde-robe, comme si rien ne s’était passé entre eux. Mais peut-être en fait ne s’est il rien passé, songe a-t-elle avec tristesse.

Comme elle avait bu plus de vin que de coutume, elle se réveilla la tête lourde le lendemain matin. Quand la colonne s’ébranla en direction d’Atyion, elle constata que l’ardeur du soleil faisait aussi grimacer et papilloter la plupart des convives de la veille.

Ki paraissait plus frais que n’importe lequel d’entre eux. « Tu es souffrante ? » la taquin a-t-il, et le regard noir qu’elle lui décocha le fit sourire.

Elle se mit en route entourée de ses Compagnons et des magiciens, revêtue pour la galerie d’une robe d’équitation sous sa cuirasse de plates et son baudrier d’épée.

Une fois sortie, la puissante colonne bondait la route, et la lumière du jour faisait flamboyer bannières et armures. Le train des bagages et les fantassins formaient l’arrière-garde. Aujourd’hui, le cortège ne se composait pas exclusivement de soldats. Illardi, Iya et Nikidès avaient passé des semaines à retrouver la trace de ce qu’il restait des plumitifs et des fonctionnaires jadis employés à la cour d’Erius et à tester leur loyauté. La plupart ne s’étaient pas fait prier pour faire allégeance à la nouvelle reine, certains par féauté envers ce qu’elle était et incarnait, mais d’autres dans l’unique espoir de conserver leurs postes officiels.

Ils étaient désormais près d’une quarantaine à chevaucher avec les fourgons : chambellans, secrétaires, archivistes, huissiers et valets de pied. Ce qui constituait quasiment les éléments d’une cour fin prête.

Les gens qui s’étaient massés sur les bords de la route pour assister au départ étaient moins nombreux que quelques jours auparavant, plus réservés, d’humeur presque revêche.

« Ne nous quittez pas, Majesté ! criaient-ils.

N’abandonnez pas Ero ! »

 

Placé comme il l’était, juste derrière Tamir, avec les autres magiciens, Arkoniel savait à quel point ces appels la tourmentaient. Elle était jeune et n’aspirait à rien tant qu’à se faire aimer de son peuple.

Une fois que l’on eut parcouru un bon bout de chemin, il retourna vers l’arrière jeter un coup d’œil sur ses petits protégés, qu’il avait embarqués dans une charrette pour toute la durée du voyage.

Le véhicule était vaste et confortable, avec l’auvent de toile qui l’ombrageait et la bonne litière de paille douillette qui servait de couchage aux enfants. Ethni, toute dépitée de devoir rester avec ses cadets, avait insisté pour prendre les rênes. Assis près d’elle sur le siège du conducteur, Wythnir agita la main pour saluer l’arrivée d’Arkoniel. Quantité de fantassins s’étaient amassés autour de la voiture, mis en joie par les menus sortilèges dont les gosses les régalaient. Ils saluèrent le magicien d’un hochement de tête déférent puis s’écartèrent pour lui permettre de chevaucher auprès de ces derniers. Depuis la bataille, il l’avait remarqué comme ses collègues, les simples soldats manifestaient davantage de bienveillance à leur égard.

À son approche, les loupiots se levèrent pour se cramponner aux ridelles.

« Comment vous portez-vous jusqu’ici ? s’enquit-il.

— Faut que j’aille faire pipi ! déclara Danil.

— Il l’a déjà fait deux fois depuis le départ, commenta Rala en roulant des yeux.

— À vous de vous débrouiller tout seuls pour ce genre de choses, répliqua Arkoniel. Et toi, comment ça va ? » demanda-t-il à Wythnir.

Celui-ci se contenta de hausser les épaules.

« Allez, accouche, qu’est-ce qu’il y a ? le morigéna

Arkoniel, devinant déjà la réponse.

— Rien, ronchonna le gamin.

— Ta mine renfrognée prouve le contraire. »

Wythnir baissa la tête et marmonna. « Cru que vous étiez encore reparti. Comme avant.

— Quand je vous ai quittés dans les montagnes, c’est ça que tu veux dire ? »

Son élève opina du chef. « Et quand vous êtes parti pour la bataille. »

Il en avait été complètement bouleversé, Arkoniel le savait par Ethni, mais que faire là contre, alors ? Ses propres devoirs envers Tamir seraient toujours prioritaires, le petit devait en prendre conscience.

Néanmoins, il fit tout son possible pour se faire pardonner. Il en était réduit à conjecturer ce qu’avait pu être l’existence de l’enfant jusqu’à son entrée au service de Kaulin en règlement de va savoir quelle dette. Sans s’être montré cruel avec lui, du moins à la connaissance d’Arkoniel, celui-ci l’avait à peine mieux traité qu’un chien de chasse utile avant de le lui confier.

Il déplaça le sac accroché à ses fontes et, tendant la main, souleva le petit garçon pour l’asseoir en selle devant lui.

« Mais tu le vois bien, je vous prends tous avec moi, ce coup-ci, pour vous emmener à la grande ville dont je t’ai parlé, dit-il en lui passant un bras autour de la taille. Nous allons dorénavant habiter tous ensemble dans un château.

— Lord Nyanis raconte qu’il y a aussi là-bas tout plein de chats et de chatons, dit Rala du fond de la charrette. La reine Tamir nous laissera jouer avec eux ? »

Arkoniel gloussa. « Les chats d’Atyion se gouvernent eux-mêmes et jouent avec qui leur chante.

- Vous resterez avec nous, là-bas, Maître ? questionna Wythnir.

— Naturellement. À moins que la reine ait besoin de mon aide, comme ce fut le cas pour la bataille. Mais je suis revenu quand même, non ? »

Le gosse en convint d’un hochement, non sans ajoute. « Oui. Cette fois-là. »

 

Le soleil brillait, et la blancheur éclatante des gigantesques tours jumelles du château se découpait sur l’azur du ciel quand Tamir, quelques jours plus tard, parvint en vue d’Atyion.

« Au moins ont-ils hissé tes couleurs, cette fois » , lui fit observer Ki.

Des oriflammes flottaient aux échauguettes, aux remparts et sur les toits de la ville en contrebas, comme pour une semaine de festivités.

Lytia et une armée de domestiques montés se portèrent au-devant d’eux juste en dehors des murailles de la ville. L’intendante à cheveux gris refréna son palefroi en arrivant à la hauteur du cheval de Tamir. « Bienvenue chez vous, Majesté ! Tout est en bon ordre dans votre château, et j’ai fait apprêter un festin pour ce soir. Je l’ai prévu pour deux cents convives. Cela vous satisfait-il ?

— Oui, c’est parfait, répondit Tamir, plus émerveillée que jamais par l’efficacité de son interlocutrice. Vous avez pris grand soin de mes domaines, comme toujours, et réalisé des prouesses pour l’approvisionnement d’Ero. J’espère que tout cela n’a pas trop accablé mes sujets d’ici ?

— Atyion est riche à tous égards, lui affirma Lytia.

Les gens du coin vivent dans l’opulence, et ils se sont trouvés honorés d’en faire bénéficier leurs frères moins bien lotis de la malheureuse Ero. Est-il vrai que vous comptez la brûler ?

— C’est absolument indispensable. »

Lytia acquiesça d’un signe de tête, mais Tamir la vit jeter un regard circulaire sur la beauté de sa propre ville, comme si elle essayait de se la figurer victime d’une semblable calamité. En sa qualité d’intendante, c’était elle qui gouvernait en l’absence de la noblesse. À ce qu’assurait Tharin, sa famille servait celle de Tamir depuis des temps immémoriaux. Sa tante prenait au sérieux ses obligations, et elle aimait aussi passionnément la ville et le château que s’ils lui avaient appartenu en propre.

Les citadins affluèrent en foule sur la route pour accueillir leur souveraine. Par-delà les vignobles, sur les prairies dont elle s’était généreusement dépossédée en faveur des survivants d’Ero et qui moutonnaient le long de la rivière entre la mer et la forteresse, on était en train de construire tout un faubourg de maisons de bois et de pierre.

« Vous n’avez pas chômé, je vois.

— Nous y avons jusqu’ici logé plus d’un millier de réfugiés, Majesté. En témoignage de gratitude, ils ont appelé le village Reine Merci. »

Tamir ne put s’empêcher d’en sourire mais, en approchant des portes du château, c’est un spectacle macabre qui l’accueillit. Les restes pitoyables du cadavre du duc Solari se balançaient encore aux créneaux, réduits à quelques lambeaux noircis et à des ossements parés de soieries jaunes délavées. « Pourquoi ne l’avoir pas encore ôté de là ? » demanda-t-elle. En selle à ses côtés, Lord Nyanis était devenu blême à la vue de celui qui avait été autrefois son ami.

« C’était un traître, et on l’a traité comme tel, répondit Lytia. Il est d’usage de livrer aux oiseaux le corps de ses pareils, en guise d’avertissement aux autres. »

Tamir opina gravement du chef, mais ce tableau l’affligea. Tout félon qu’il avait pu se révéler pour finir, elle n’en avait pas moins connu Solari toute son existence. « Qu’est-il advenu de Lady Savia et de ses enfants ?

— Repartis pour leurs propriétés. Mais le fils aîné, Nevus, a rassemblé ce qu’il restait des troupes de son père et engagé sa foi à Korin. J’ai appris par Lady Savia en personne qu’il veut se venger sur vous de la mort du duc.

— Qu’allez-vous leur faire ? » demanda Nyanis.

Tamir soupira. « Si Lady Savia consent à me prêter serment d’allégeance, je la laisserai conserver ses terres.

— Je me garderais de lui faire par trop confiance, prévint Tharin. Son mari était une couleuvre et un renégat. Elle-même n’a aucune raison de te vouloir du bien.

— La suite des événements devrait éclairer ma lanterne, je présume. Du moment que son fils a emmené les forces domaniales à Cima, je n’ai pas grand-chose à redouter d’elle dans l’immédiat, n’est-ce pas ? »

 

L’espace vert au-delà des murs de courtine pullulait de bétail et de poules. Les cours foisonnaient de soldats, et les jardins rutilaient de fleurs estivales. Un essaim de serviteurs en livrée attendait, planté au bas du perron, le moment de saluer Tamir pendant qu’elle mettait pied à terre et tendait les rênes à un petit palefrenier. Elle échangea quelques phrases avec eux puis pénétra dans la demeure de ses aïeux.

À peine à l’intérieur, elle s’arrêta dans le vestibule de réception devant le vaste autel de la maisonnée pour faire des offrandes aux Quatre. Alors qu’elle jetait ses plumes sur le brasero d’Illior, quelque chose lui frôla les jambes. Baissant les yeux, elle découvrit Queue-tigrée qui la couvait de ses prunelles vertes languides. Elle se baissa pour prendre l’énorme matou orange et grimaça quand il lui heurta le menton d’un coup de tête. Une fois dans ses bras, il les pétrit avec ses grosses pattes à sept doigts et se mit à ronronner comme une forge.

« Il a l’air plutôt bien aise de te revoir, lui aussi » , dit Ki en pouffant.

Elle laissa retomber l’animal qui lui colla aux semelles lorsqu’elle emprunta la galerie menant à la grande salle. D’autres chats surgirent aussitôt, qui de sous les tables, qui du haut des dressoirs, comme s’ils avaient escompté sa venue.

Le soleil de l’après-midi qui se déversait à flots par les hautes baies faisait resplendir les somptueuses tapisseries et les trophées de guerre suspendus aux murs et les myriades de pièces d’orfèvrerie d’or et d’argent qui s’alignaient sur les sombres buffets de chêne patinés par les siècles. Les longues tables étaient dressées face à l’estrade qui supportait la table d’honneur, et la blancheur éclatante de leurs nappes était rehaussée par des chemins de table multicolores. Des laquais en livrée bleue s’affairaient déjà de tous côtés, les bras chargés de plateaux et de hanaps.

Chez moi, songea-t-elle en se répétant ces mots pour essayer de les apprivoiser, tandis qu’elle promenait son regard à la ronde. Ils ne s’ajustaient pas encore à ces lieux comme ils persistaient à le faire pour le fort de Bierfût, même après toutes ces années passées à la cour.

Le moindre coin grouillait de nobles et de domestiques royaux déjà installés à résidence dans ce qui était devenu le palais royal. La place ne manquait certes pas pour en héberger, des centaines en fait, dans l’immense bâtisse à deux tours.

« Voilà comment c’était du temps de votre père » , lui dit Lytia, tandis qu’elle grimpait sous sa conduite vers la chambre aux tentures de cygnes. « Grâce à vous, ce château a ressuscité. Est-ce que vous ferez une tournée officielle ? Des festivités seraient également dans l’ordre, le cas échéant. La population n’a pas encore eu l’occasion de célébrer votre règne, et ces pauvres âmes déplacées d’Ero jusqu’ici ne bouderaient certainement pas un brin de réjouissances.

— Peut-être. » Tamir s’avança vers la fenêtre pendant que Baldus et Ki supervisaient le déballage de leurs maigres effets par les serviteurs. Queue-tigrée se percha d’un bond sur l’entablement, et elle le caressa d’une main absente.

De sa place, elle pouvait mieux voir l’importance des troupeaux qu’on était en train de soigner dans l’enceinte. « On dirait que vous vous apprêtez plutôt à subir un siège qu’à donner des fêtes.

Il m’a semblé que mieux valait, vu les circonstances actuelles. Des nouvelles du prince Korin ? » Tamir secoua la tête. Elle aurait donné cher pour savoir si son héraut avait réussi à gagner Cima sain et sauf.

 

Elle fit le lendemain la tournée intégrale de ses vastes possessions et fut enchantée par les rapports de ses régisseurs et de ses tenanciers. Les moissons d’été mûrissaient à souhait, et les vignes croulaient sous les grappes. D’après son maître des hardes - autre vieille connaissance de Tharin -, trois cents poulains et pouliches étaient nés au printemps dans les haras royaux, un chiffre record depuis des années.

 

Elle abandonna à Nikidès et à Lytia le soin de sélectionner ses officiers de cour secondaires, et, grâce à leur expérience en telles matières, tous les deux firent preuve d’un tact inestimable. Toute cour royale se devait de posséder sa petite armée de fonctionnaires.

Tamir se réserva en revanche le choix de ses principaux ministres, non sans recourir pour ce faire aux conseils de Tharin et des magiciens. Jorvaï et Kyman se récusèrent, n’ayant aucune envie d’assumer la moindre responsabilité de cet ordre, et la prièrent humblement de les laisser à leurs postes de commandement. Sous réserve de conserver également le sien, Nyanis, dont elle appréciait le charisme, l’adresse et l’intelligence, accepta de diriger aussi la diplomatie pour l’aider à séduire les membres de la noblesse qui. ne s’étaient pas encore déclarés en sa faveur.

Eu égard à la valeur dont le duc Illardi avait fait preuve à, Ero, elle le nomma son lord Chancelier. Instamment pressé d’accepter enfin le titre de duc, Tharin, désigné comme lord Protecteur d’Atyion, se vit chargé de la défense du château et de la personne de la reine. Ki s’obstina à refuser toute modification de son propre statut et le lui déclara sans l’ombre d’une équivoque lorsqu’ils se retrouvèrent tête à tête.

Tout en continuant pour l’heure à faire partie des Compagnons, Nikidès agréa les fonctions supplémentaires de Secrétaire royal qui l’appelaient à superviser la correspondance de Tamir et à s’occuper des pétitions. Il lui faudrait au demeurant organiser le service des innombrables scribes nécessaires.

L’une de ses premières recrues fut le jeune Bisir, à la suggestion de Tamir, qui l’avait connu dans la maisonnée d’Orun. Elle n’avait pas oublié sa gentillesse, pas plus que sa gracieuse compagnie, le fameux hiver où il s’était trouvé bloqué par la neige au fort avec eux.

« Vous me faites un trop grand honneur, Majesté ! » s’exclama-t-il lorsque, expressément mandé par elle à la cour, il s’y présenta. Il était toujours aussi joli garçon, parlait toujours de la même voix douce mais, grâce à la bienveillance que lui avaient montrée Tamir et la femme d’Atyion qui s’était chargée de son apprentissage, il avait finalement perdu son air effaré de souffre-douleur.

« L’époque d’Orun fut bien noire pour nous deux, lui rappela-t-elle. Tu as été l’un des rares à me manifester de la sympathie. Mais tu as au surplus aperçu dans son cercle d’amis la fine fleur des lords les plus intrigants. La connaissance que tu en possèdes va m’être précieuse. Tu devras me mettre en garde contre tous ceux que tu identifieras et m’informer autant que faire se pourra de leur commerce avec mon oncle et mon gardien. »

Il acquiesça d’un hochement plein de gravité. « Je n’aurais jamais cru qu’il me serait possible de me féliciter d’avoir servi chez lui, Majesté. Ce sera un honneur pour moi que de vous être de quelque utilité. »

Elle devait encore s’occuper du cas des magiciens. Nombre des nobles qui ne s’étaient pas trouvés avec elle à Ero continuaient à leur manifester une solide antipathie.

« Il est capital que l’on voie en nous vos alliés, au même titre que vos généraux, l’avisa Iya. Nyrin a laissé un vilain goût de bile dans le gosier des gens. La Troisième Orëska doit être considérée comme loyale et au-dessus de tout reproche.

— Je m’en remets à vous pour lui assurer cette réputation » , répondit Tamir.

Lytia leur avait réservé dans la tour ouest des appartements confortables qui surplombaient les parterres de l’un des jardins privés.

Tamir eut à cœur de visiter la salle où les magiciens s’exerçaient, et elle y reçut un accueil chaleureux, notamment de la part des enfants. Ils furent enchantés d’exhiber les nouveaux tours qu’ils avaient appris et, en son honneur, firent joyeusement virevolter dans l’air des glands et des cuillères, avant de lui démontrer qu’ils étaient aussi capables de produire du feu sans briquet de silex ni bois.

Des messagers apportaient presque chaque jour des nouvelles des villes qui bordaient la côte et les collines occidentales. Les récoltes étaient satisfaisantes, et la peste ne s’était manifestée nulle part, pas même pendant la canicule estivale. Il y avait encore trop de villages déserts, et trop de veuves et d’orphelins sillonnaient encore les routes, mais un regain d’espoir tout nouveau irradiait à flots d’Atyion.

Tamir s’en réjouissait pour le pays mais, en ce qui la concernait, la joie n’était guère au rendez-vous.

Ses liens d’amitié avec Ki n’étaient un secret pour personne. Il se trouvait constamment à ses côtés, et leurs chambres étaient contiguës. Les autres Compagnons avaient beau loger dans le même corridor, aucun d’entre eux ne suscitait le même genre de commérages que lui. Des courtisans jaloux le qualifiaient tout bas d. « chevalier de merde » et d. « favori de la reine » , se figurant qu’elle n’en saurait rien. Mais elle le savait, et Ki n’en ignorait rien non plus. Il le souffrait stoïquement, mais il refusait d’en parler, même à elle. En revanche, il redoublait de circonspection, passait moins de temps avec elle seul à seul dans sa chambre, inventait des prétextes pour y attirer Lynx et les autres en tiers et prenait congé d’elle aussitôt qu’ils le faisaient eux-mêmes. Ils continuaient à chevaucher, s’escrimer, pratiquer le tir à l’arc de conserve, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait, mais le fil ténu d’attirance mutuelle qu’elle avait eu l’impression de déceler lors de leur dernière nuit ensemble paraissait s’être entre-temps rompu. Seule dans l’immense lit, sans autre compagnie que celle de Baldus et de Queue-tigrée, Tamir supportait en silence les cauchemars et les intrusions de Frère, écartelée entre sa propre peine et le souci de l’honneur de Ki, trop fière d’ailleurs pour réclamer les secours de qui que ce soit. Elle les comptait pour rien ; depuis son enfance, elle ne s’était déchargée sur personne de ce genre de fardeaux.

En dépit de quoi le chagrin persistait à la tenailler. Parfois, incapable de trouver le sommeil, elle explorait timidement son corps sous les couvertures, éprouvant ses courbes et ses replis du bout tremblant des doigts. Ses seins s’étaient un peu arrondis mais demeuraient petits. Les os de ses côtes et de son bassin pointaient sous la peau, toutefois, comme auparavant, et il avait fallu resserrer ses ceintures de femme pour les empêcher de glisser sur ses hanches étroites. Les hanches de Tobin, songeait-elle sombrement. Le plus pénible à toucher était de loin la brèche qui se cachait entre ses jambes. Malgré tous les mois qui s’étaient écoulés depuis la perte de ce qui se trouvait là auparavant, elle y demeurait douloureusement sensible, le poids réconfortant de son sexe et de ses testicules contre sa cuisse lui manquait toujours. Derrière le triangle duveteux et doux des poils qui s’y était substitué, il n’y avait plus rien d’autre que cette brèche mystérieuse dont elle pouvait à peine tolérer le contact. Elle s’y contraignait toutefois, maintenant, suffoquée par sa contexture et les sensations qu’elle dispensait. C’était chaud et humide, absolument différent de ce qui l’avait précédé, et cela laissait sur ses doigts des senteurs océanes. Elle se retourna sur le ventre et enfouit son visage brûlant dans la fraîcheur de l’oreiller, incapable de supporter le formidable mélange de répugnance et d’émerveillement qui la submergeait.

Qu’est-ce que je suis, réellement ?

Puis, juste sur les talons de cette question : Qu’ est-ce qu’il voit réellement, lorsqu’il me regarde ? Est-ce pour cette raison qu’il garde ses distances ?

Jamais Lhel ne lui avait tant manqué. Qui d’autre aurait su comprendre ? Couchée dans le noir à ravaler ses larmes, elle se jura de retourner au fort aussitôt que faire se pourrait. Ce fut presque un soulagement pour elle cette nuit-là quand Frère survint avec ses chuchotements.

« Qu’est-ce que tu vois quand tu me regardes ? » lui demanda-t-elle tout bas.

Ce que je vois toujours, Sœur, répondit-il. Je vois celle qui tient ma vie. Quand te décideras-tu à me laisser reposer ?

« Je veux que tu sois libre, lui dit-elle. Je veux que nous soyons libres tous les deux. Ne peux-tu pas éclairer ma lanterne un tout petit peu plus ? »

Mais, comme à l’ordinaire, il se garda bien d’en rien faire.

 

Pendant la journée, force lui était de repousser ce genre de préoccupations, mais d’autres inquiétudes la tracassaient tout du long. Au fur et à mesure que les semaines passaient, elle se rendait dans la salle d’audience avec l’espoir d’y trouver son héraut, mais il ne se manifestait d’aucune manière.

Arkoniel remarqua sa distraction et, un jour, la séance levée, l’entraîna causer à part dans la galerie. Ki les accompagna, comme à l’accoutumée. De jour, il la suivait fidèlement comme son ombre.

« Vous ne vous êtes pas mêlé de lire dans mes pensées, j’espère ? interrogea-t-elle Arkoniel d’un air et d’un ton soupçonneux.

— Bien sûr que non. Je me suis purement et simplement aperçu de votre désappointement évident chaque fois qu’il survient un héraut.

— Ah. Eh bien autant que vous soyez au courant, j’ai adressé une lettre à Korin.

— Hum, je vois. Vous croyez toujours qu’il est possible de lui faire entendre raison.

— Peut-être bien, si je réussissais à le soustraire à l’influence de Nyrin.

— Qu’en penses-tu, Ki ? demanda le magicien.

— Tamir sait ce que j’en pense, répondit Ki, les sourcils froncés. Au premier coup d’œil, j’ai rangé son cousin dans la catégorie des roseaux débiles.

— Des roseaux débiles ?

— Une expression dont se servait mon vieux paternel pour qualifier les gens trop faciles à faire osciller en tous sens. Korin n’est peut-être pas un méchant cœur, dans son genre, mais, en cas de nécessité, il manque totalement de cran. Nous l’avons constaté dès le premier combat que nous avons livré, contre ces bandits de Rilmar, puis une nouvelle fois à Ero. Et il s’est toujours aussi laissé entraîner dans de sales histoires par Alben et consorts. Maintenant, c’est Nyrin qui le mène par le bout du nez.

— Hmm. De toute manière, vous ne pouvez pas non plus laisser de côté ses prétentions au trône.

— Que puis-je donc faire d’autre ? demanda Tamir, énervée.

— Eyoli s’est porté volontaire pour aller dans le nord veiller à vos intérêts. Je le crois capable de se faufiler à la cour de Korin et de vous y tenir lieu d’oreilles et d’yeux. Sa magie n’est pas assez puissante pour attirer l’attention des Busards, mais elle lui permet une liberté totale de mouvements.

— En risquant de nouveau sa vie pour moi ? fit observer Tamir. Je ne serais pas loin de penser qu’il est le plus brave de tous vos magiciens.

— Il est entièrement dévoué à votre personne et à tout ce que vous incarnez. Lui dirai-je de partir ?

— Oui. Cela le mettra toujours en mesure, en l’occurrence, de nous apprendre à tout le moins si Lutha et Barieüs sont encore vivants. »

Lorsque Arkoniel les eut laissés, Ki soupira et secoua la tête. « S’ils se trouvent encore avec Korin, c’est forcément de leur plein gré. »

Le reste, il le garda pour lui, mais Tamir devina sa pensée. Si leurs amis avaient effectivement pris ce parti-là, cela faisait deux personnes de plus à redouter l’un comme l’autre de devoir affronter les armes à la main.

Elle faisait mine de s’en aller quand Ki la retint par le bras et se rapprocha pour l’examiner avec attention. « Tu es toute pâle, ces jours-ci, et tu as maigri, en plus, et... » De son autre main, il l’empoigna par l’épaule comme s’il s’attendait à la voir s’enfuir. « Enfin bref, tu as l’air à bout de forces. Tu ne peux pas continuer comme ça.

— Comme quoi ? » s’enquit-elle, tout en se demandant si les angoisses qu’elle éprouvait à son propos finissaient par être évidentes.

Devant le sourire de Ki, elle sentit un frisson lui parcourir l’épine dorsale. À travers le tissu de sa robe, elle percevait la chaleur de ses mains. Sa joue était effleurée par son haleine chaude où se décelait le parfum de la poire mure qu’il avait croquée pendant l’audience. Pétrifiée, elle se demanda si le goût du fruit persistait aussi sur ses lèvres.

« Tu ne t’es pas accordé une seconde de repos depuis la chute d’Ero, répondit-il, apparemment sans s’apercevoir de son désarroi. Il faut que tu te reposes, Tamir. Il n’y a pas de bataille à livrer pour l’instant, et ces satanés courtisans n’ont pas le droit de te crever comme ils le font. Tu devrais tout planter là pour aller chasser ou pêcher... ou n’importe quoi pour te changer les idées. » Il désigna d’un geste la direction du vestibule. « Le diable les emporte ! Toi, tu m’inquiètes, et pas seulement moi. »

Le ton qu’il venait d’employer ressemblait tellement à celui d’autrefois qu’elle en eut les larmes aux yeux. « Et voilà, tu vois ? » murmura-t-il en l’attirant pour la serrer dans ses bras.

Et du coup, une fois de plus, elle se retrouva écartelée - une moitié d’elle étant toujours Tobin, bouleversé par cette attitude amicale, et la seconde ... Tamir, envahie par des émois qu’elle n’arrivait pas à comprendre pleinement, hormis qu’elle mourait d’envie de goûter aux lèvres de Ki.

Elle se dégagea un brin, sans se soucier de la larme qui roulait le long de sa joue, et le regarda dans le blanc des yeux. Leurs bouches n’étaient séparées que d’un pouce, si proches ...

Comme dans mes rêves, songea-t-elle. Il serait si facile de s’incliner juste un peu et de l’embrasser ...

Elle n’eut pas le loisir de le faire que des bruits de pas qui se rapprochaient la firent sursauter et reprendre ses distances. Deux nobles jouvenceaux passèrent et s’inclinèrent au plus vite devant elle quand ils l’aperçurent derrière le pilier.

Elle leur retourna leur salut d’un air aussi digne qu’il lui fut possible et, lorsqu’ils eurent disparu, elle constata que Ki s’empourprait furieusement.

« Je suis désolé. Je n’aurais pas dû ... Pas ici. Écoute, je vais chercher nos chevaux, et on file faire une balade. L’enfer emporte toutes ces foutaises, merde, au moins jusqu’au souper ! Nous deux, tout seuls, avec les Compagnons, d’accord ? »

Elle fit un signe d’assentiment puis partit rejoindre les autres, non sans songer, morose : Exactement comme dans mes rêves, et à tous points de vue.