15
La compagnie d’éclaireurs du capitaine Ahra reparut par un petit matin pluvieux, vers la fin du mois de Gorathin, avec des renseignements plus précis sur la position de Korin à Cirna. Les seigneurs du nord s’étaient pour la plupart déclarés en sa faveur, et le commerce des produits originaires de cette région s’était interrompu.
Ahra se rendit directement à la salle d’audience, sans prendre le temps de retirer son armure et ses bottes boueuses. Elle mit un genou en terre devant Tamir et, la main gauche posée sur la poignée de son épée, porta son poing droit contre sa poitrine. « Le prince Korin a rassemblé des forces considérables, dans les cinq mille hommes, peut-être, et vingt navires. J’ai la liste des nobles qui se sont officiellement ralliés à lui.
— Lord Nyrin est-il encore avec lui ?
— Oui, et tout le monde a une peur mortelle de cette canaille et de la poignée de magiciens qu’il lui reste. La garnison loyale que vous aviez là a été massacrée et remplacée par sa propre garde de culs-gris.
— Des nouvelles des Compagnons ? demanda Ki.
— Lord Caliel et Lord Alben ont été aperçus, et il paraît qu’il y en a d’autres, mais je ne suis pas arrivée à savoir qui ni combien. Maître Porion se trouve avec eux. Korin ne se montre guère à l’extérieur de la forteresse. »
Tamir échangea avec Ki et Nikidès un coup d’œil soucieux. Lutha et Barieüs avaient-ils survécu ?
. « Pas étonnant qu’Alben se soit démerdé pour s’en tirer, marmonna Ki. Garol est aussi probablement là-bas, près de lui.
— C’est quand même une bonne chose que Caliel et maître Porion soient encore aux côtés de Korin ... , rêva Nikidès. Ils réussissaient toujours à lui faire entendre raison.
— Peut-être, mais ils vont le soutenir, de toute façon » , objecta pensivement Tharin.
Tamir opina du chef et se tourna de nouveau vers Ahra. « D’autres informations ?
— Eh bien, Korin porte désormais la couronne de son père et l’Épée de Ghërilain. Il affirme que c’est lui, le roi.
— Affirmation dénuée de validité. Il n’a pas été consacré comme il sied, déclara Imonus.
— Je gage que ce scrupule ne le retient pas, répondit Ahra. Il a dépêché des hérauts pour appeler les nobles de Skala à se joindre à lui contre vous, Altesse. Il prétend que vous n’êtes rien d’autre qu’un garçon dément accoutré d’une robe, un fantoche manipulé par des prêtres et des magiciens véreux. »
Les mains de Tamir se crispèrent sur les bras de son fauteuil; les termes l’avaient blessée dans sa chair vive. Elle avait beau savoir qu’il n’y avait pas lieu d’en être surprise, la confirmation de tout ce qu’elle n’avait pas cessé de redouter la cinglait tout de même de plein fouet.
« C’est Nyrin qui lui a fourré ça dans la tête, suggéra Nikidès, encore que d’un ton guère convaincu.
— Moi, je n’en douterais pas une seconde, dit Ahra. Korin a pris une nouvelle épouse, en plus. La princesse consort Nalia, on l’appelle. J’ai ouï dire qu’on la surnommait Nalia la Moche, ou encore Nalia la Défigurée, rapport à une marque de naissance sur son visage. »
Tamir frotta la tache rose sombre qui maculait son avant-bras gauche. Un indice de sagesse, à ce qu’on assurait. Elle se demanda ce que pouvait bien signifier celle de l’inconnue.
« Vous êtes sûre d’avoir bien entendu ? s’enquit Lynx. Korin n’est pas le genre d’homme à mettre une petite laideronne dans son lit.
— Elle passe pour être de sang royal, une cousine à je ne sais trop quel degré. Sa mère n’était autre que Lady Ana, qui avait épousé Lord Sirin de Darie.
— Je me la rappelle, intervint Iya. Elle aussi portait une marque de naissance lie-de-vin sur la figure, elle n’avait pour ainsi dire pas de menton, mais elle était intelligente et suffisamment bien née pour se trouver un bon mari. Les Busards l’ont assassinée pendant les purges. J’ignorais en revanche qu’elle eût le moindre enfant. Quel âge aurait la fille dont vous parlez ?
— À peu près celui du prince Korin, je crois, répondit Ahra.
— Est-ce qu’elle ne pourrait pas être un imposteur ? questionna Nikidès.
— C’est possible, évidemment, mais ils seraient insensés de recourir à une pareille supercherie. La vérité n’est pas difficile à apprendre, dit Imonus.
— La vérité peut toujours se truquer, fit Arkoniel.
Néanmoins, il serait stupide d’essayer de fabriquer une fausse héritière alors que Korin lui-même est en droit de revendiquer sa propre ascendance royale.
— Nyrin doit vouloir que s’y ajoute la légitimité d’une descendante directe de la lignée féminine, déclara Iya, les sourcils froncés. Par la Lumière, c’est de longue main qu’il jouait sa partie ! Si Korin engendre une fille avec elle, Tamir, cette enfant-là serait en mesure de réclamer le trône qui vous revient.
— Personne au monde ne peut faire valoir des prétentions plus évidentes que la princesse Tamir ! objecta Kyman. Elle est la fille de l’héritière légitime et issue, sans solution de continuité, de la lignée de Ghërilain. Je suis d’avis que, plus tôt nous nous débarrasserons de Korin et de cette petite arriviste, mieux cela vaudra. Éliminons-les tous les deux avant qu’ils ne se reproduisent !
— Souhaiteriez-vous me voir devenir si vite comme mon oncle ? » soupira Tamir.
Kyman s’inclina, mais sa barbe laissait percer des regards fulminants. « Je n’entendais pas vous manquer de respect, mais vous devez comprendre que la seule existence d’une telle enfant constituerait une menace. »
Iya hocha sombrement la tête. « C’est un fait indubitable, Tamir. »
En sondant les prunelles pâles et dures de la magicienne, Tamir se sentit brusquement glacée, comme si Frère venait de surgir dans son dos. Le démon ne se voyait nulle part, mais la sensation pénible persista. « Je suis la fille d’Ariani, de la lignée de Ghërilain, et l’Élue d’Illior. Des cousines éloignées ne me font pas peur, pas plus que leur progéniture éventuelle.
— Vous courez tous après des ombres, de toute manière, ajouta Ki. Korin n’a jamais engendré d’enfant qui ait vécu.
— Je plains cette Nalia plus que je ne la redoute » , reprit Tamir d’une voix douce. Aucune des personnes présentes, pas même Ki, n’avait vu ce qu’elle avait vu, debout près de Korin dans la chambre de l’accouchement : Aliya en train de hurler de douleur et de mourir sur un lit détrempé de sang pour mettre au monde une chose morte qui n’avait ni bras ni visage. « Si la volonté d’Illior est bien que je sois reine, reine je serai; mais, comme je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas avec le sang d’une parente sur mes mains que je gouvernerai. »
Pour une fois, Tamir rendit grâces à ses longues jupes lorsqu’elle se leva. Sans elles, la manière dont ses genoux s’entrechoquaient n’aurait échappé à personne. « Ce que j’ai déclaré devant les remparts d’Ero, je vous le déclare à tous maintenant : quiconque assassine un de mes parents, n’importe lequel de ma parentèle, est mon ennemi ! »
Chacun s’inclina devant elle. Du coin de l’œil, Tamir vit Arkoniel et les autres magiciens faire de même, la main sur le cœur. Seule Iya demeura imperturbable, à la considérer sans ciller de ce regard fixe qui l’avait tellement effrayée dans sa prime jeunesse. L’accès de frayeur identique qu’il lui inspirait déclencha cette fois sa colère. Il lui rappelait par trop ce que lui avait fait ressentir le voisinage de Nyrin.
Une fois terminée l’audience, elle alla se réfugier dans ses appartements, manifestement pressée par le besoin de se retrouver seule. Ki et Tharin la suivirent, mais ils se heurtèrent à une porte expressément close.
Le capitaine entraîna le jeune homme à l’écart des plantons qui leur avaient refusé l’accès et branla du chef. « Elle s’est parfaitement conduite, jusqu’ici, grâce à son bon cœur et à sa probité, mais j’ai aperçu dans la foule, aujourd’hui, des physionomies incrédules. Ces hommes risquent tout pour sa cause, et ils savent maintenant que Korin dispose d’une armée plus de deux fois supérieure à la sienne. Elle ne peut pas se permettre de laisser la magnanimité tourner à la pusillanimité devant eux. T’est-il possible de lui en parler ?
— J’essayerai. Mais elle a raison de proclamer qu’elle refusera d’agir comme le faisait son oncle. » Il s’interrompit, le temps d’examiner attentivement son aîné. « Vous pensez aussi qu’elle a raison, n’est-ce pas ? »
Tharin sourit et lui tapota l’épaule. Il n’avait plus à se baisser pour ce faire, Ki était désormais aussi grand que lui. « Évidemment. Mais maîtresse Iya n’a probablement pas tort non plus de suspecter Nyrin d’être doté d’une malignité pire encore que nous ne l’en créditions. Il ne s’est sûrement pas contenté d’improviser cette fille comme une bulle de savon.
— Là, je n’y puis rien. Mais, pour Tamir, qu’est-ce que je fais ? » demanda Ki, tout en louchant d’un air malheureux vers la porte fermée.
Tharin lui pressa l’épaule. « Tu as toujours pris grand soin d’elle, tant comme écuyer que comme ami, et je sais que tu vas continuer à la soutenir. Veille simplement à ce qu’elle ne se tourmente pas outre mesure sur cette affaire.
— Plus facile à dire qu’à faire, grommela Ki. Elle est têtue.
— Le portrait craché de son père. »
Ki chercha le regard de Tharin. « Est-ce que le duc Rhius a fait assassiner des gens pour en arriver où nous sommes ? Lui ou sa femme ?
— Ariani n’a jamais fait de mal à quiconque de toute sa vie, sauf à elle-même et à son enfant. Rhius a exécuté ce qu’on attendait de lui quand ses devoirs le lui imposaient, mais jamais à ses propres fins. Il a servi Skala et accompli tout ce qui devait l’être. Nous avons, dans le temps, réprimé la rébellion de quelques lords, et certains ont été liquidés en douce. Mais c’était pour Skala. Aide Tamir à accepter cela, veux-tu ?
— Je m’y efforcerai, mais vous savez que je prendrai son parti, quoi qu’elle décide.
— Exactement comme de juste, et j’agirai de même. Vas-y, maintenant. Tu es le seul être qu’elle ait envie de voir actuellement, j’en suis sûr et certain. »
Lorsque Ki se glissa dans la chambre, Tamir était assise au coin du feu, le menton appuyé sur sa main. C’était l’une de ses postures familières, tout comme l’était la mine mélancolique qu’il surprit avant qu’elle ne relève les yeux. Il éprouva l’irrésistible envie de se précipiter vers elle et de la serrer dans ses bras, mais il n’eut pas le temps de se résoudre à céder ou non à son impulsion qu’elle se tourna vers lui pour lui décocher un regard narquois.
« Je vous ai entendus, vous deux, faire des messes basses dans le couloir. De quoi était-il question ?
— Il m’a prié de ne pas te laisser te tourmenter outre mesure.
— Je vois. Th es censé procéder comment pour aboutir à ce beau résultat ? »
Il se mit à sourire. « T’amener à t’enivrer assez pour que tu dormes un bon coup, pour changer ? Je t’entends, moi, t’agiter en tous sens et ronchonner toute la nuit. »
Elle haussa un sourcil. « Nous faisons la paire, alors. »
Il haussa les épaules. « Il t’arrive parfois de parler à Frère pendant ton sommeil. Il rôde dans les parages, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui le retient par ici ? »
Elle se borna à secouer la tête en signe d’ignorance, mais il devina qu’elle était loin de tout lui dire. « Il n’en a pas terminé avec moi, je présume, répondit-elle finalement. Ne t’inquiète pas, je puis me charger de lui. »
Ki comprit que le compte n’y était toujours pas, mais il abandonna la partie. « Je suis désolé qu’il t’ait fallu entendre toutes ces histoires à propos de Korin. Elles ont dû te faire de la peine. »
Elle haussa les épaules. « Mets-toi à sa place. Que penserais-tu ? Si je pouvais seulement lui parler !
Je n’ai pas l’impression que l’occasion va s’en présenter de sitôt. »
Tamir alla se coucher pleine d’anxiété pour Korin, mais ce fut Frère qui, de nouveau, guettait l’heure de hanter ses rêves, décharné et couvert de sang, l’ œil noirci de haine. Il tenait dans ses mains quelque chose, quelque chose de terrible qu’il voulait à tout prix lui montrer.
« C’est à nous qu’ils ont fait ça, Sœur ! » siffla-t-il.
Il avait les mains tout ensanglantées, et elle fut d’abord incapable de comprendre pourquoi. Ce qu’il portait n’était rien de plus que l’une des poupées de chiffon de leur mère - un garçon, sans bouche, exactement comme toutes les autres poupées qu’elle avait réalisées pendant l’enfance de Tamir. Mais, lorsqu’ il la lui jeta, elle remarqua qu’elle était aussi maculée de sang. Du sang qui dégouttait d’une plaie béante dans la poitrine de Frère. Elle était à vif, absolument comme dans la vision qu’elle avait eue de Frère, le fameux jour où Lhel, au creux de son chêne, était en train d’opérer leur seconde liaison.
Une douleur déchirante dans sa propre poitrine lui coupa brusquement la respiration.
« Voilà ce qu’ils ont fait ! jappa Frère. Toi ! Et tu les laisses vivre ! C’est sur tes mains qu’est à présent mon sang ! »
Baissant les yeux, Tamir s’aperçut qu’il disait vrai.
Elle les avait poisseuses de sang et tenait dans l’une le canif d’argent de la sorcière et dans l’autre son aiguille d’argent acérée.
Elle se réveilla pantelante et couverte de sueur froide. La lampe de chevet s’était éteinte. La chambre était complètement plongée dans les ténèbres, mais elle entendit un bruit et se rejeta contre ses oreillers, tout en cherchant fiévreusement son ceinturon d’épée accroché au montant du lit. Ses mains lui faisaient l’effet d’être encore humides et gluantes. Du sang ?
« Altesse ! » retentit quelque part dans le noir la voix terrifiée de Baldus.
Et Frère fut là, présence rougeâtre et grondante, au pied du lit. Il n’était pas nu ni ensanglanté, mais l’une de ses mains tenait encore la maudite poupée sans bouche, tandis que l’autre pointait vers Tamir un index tacitement accusateur.
Elle effleura à tâtons la courroie de son fourreau puis se mit à crier à son tour quand des mains chaudes et puissantes se refermèrent sur la sienne . « Non ! Fiche-moi la paix !
— C’est moi, Tob ! »
Elle se démena pour se dégager, mais l’étreinte de Ki ne se relâcha pas pour si peu, et elle en fut singulièrement réconfortée, aussi réconfortée que par le fait qu’il ait utilisé son nom d’autrefois. Elle n’eut pas besoin de regarder pour savoir que Frère s’était entre-temps volatilisé.
Là-dessus, la porte s’ouvrit à la volée derrière eux, la silhouette d’un garde se découpa, l’épée au poing, sur la lumière des lampes du corridor, et Baldus poussa un piaulement d’effroi quand le vantail le souffleta.
« Altesse, quelque chose qui ne va pas ? » demanda le capitaine Grannia.
Ki laissa retomber la main de Tamir et s’écarta du lit, sans rien d’autre sur la peau qu’une chemise longue. « Juste un cauchemar. Son Altesse va bien. »
Tamir se vit réduite à imaginer l’effet que devait produire la situation.« Un cauchemar, comme il l’a dit, gronda-t-elle. Regagnez votre poste et fermez la porte. »
Grannia les regarda une dernière fois d’un air perplexe, salua et s’exécuta.
Alors que Tamir s’attendait à voir Ki regagner sa couchette, il s’assit, au contraire, et l’attira contre lui. Trop secouée pour protester, elle s’abandonna, tout heureuse du bras qui l’enlaçait. Elle sut grand gré aux ténèbres qui empêchaient Ki de s’apercevoir à quel point son contact la faisait rougir.
« M’est avis que nous venons peut-être de donner le départ à des commérages » , grommela-t-elle.
Ki pouffa. « Comme si nous ne l’avions pas déjà fait !
— Altesse ? » chuchota Baldus. La peur faisait encore trembloter sa voix.
« Tout est rentré dans l’ordre, lui affirma Ki. La princesse a simplement fait un très mauvais rêve. Dors. »
Les yeux de Tamir s’étaient à présent suffisamment habitués au noir pour discerner les contours de Ki, mais elle l’aurait reconnu de toute manière. Il se baignait aussi souvent qu’il en avait l’opportunité, mais il sentait toujours vaguement le cuir et les chevaux, le grand air, le vin et la sueur propre. C’était une odeur agréable, réconfortante et familière. Sans réfléchir, elle leva la main et enfouit ses doigts dans les mèches soyeuses de sa nuque et le sentit sursauter, surpris.
Il la serra plus fort et lui souffla . « C’était à quel sujet, tout ça ?
— Sais pas. » Elle n’avait pas envie d’y repenser si peu que ce soit, en tout cas pas dans des ténèbres aussi épaisses. Baldus continuait à geindre, là-bas, près de la porte. Elle savait trop bien l’effet que ça faisait, d’avoir peur dans le noir.
« Viens ici » , l’appela-t-elle.
Il grimpa sur le lit et se blottit, tremblant, contre ses jambes. Elle s’assura à tâtons qu’il avait emporté une couverture puis lui caressa les cheveux pour le tranquilliser. Ils étaient rêches et frais sous ses doigts, sans rien de semblable à ceux de Ki.
« Je suis désolé, Altesse, balbutia finalement l’enfant.
— Désolé de quoi ?
— De n’être pas courageux. J’ai cru voir un fantôme. J’ai cru que vous le voyiez, vous aussi. » Tamir sentit le bras de Ki l’enserrer plus étroitement. « Ce n’était qu’un mauvais rêve. »
Le page ne tarda guère à s’endormir, et Ki alla le reposer sur sa paillasse puis revint au bord du lit. « Le pire, c’est que ce n’est pas la première fois que je t’entends l’interpeller dans ton sommeil, Tamir. Ne saurais-tu me confier ce qui se passe ? Je sais qu’il rôde dans le coin. Il m’arrive parfois de sentir sa présence, et je vois bien comment tu deviens tout à coup muette, les yeux fixés sur quelque chose que personne d’autre ne peut voir. S’il est dans mes moyens de faire quoi que ce soit pour t’aider ... »
Elle chercha sa main et l’attira pour lui faire reprendre sa place auprès d’elle. « Il m’en veut encore pour les circonstances de sa mort, mais il ne lui est pas possible de me révéler quoi que ce soit, mis à part que je dois le venger » , murmura-t-elle.
Ki demeura silencieux pendant un moment, à lui caresser les phalanges avec son pouce sur un rythme apaisant qui la fit frissonner jusqu’en haut du bras. Puis il finit par dire . « Il y a quelque chose dont je ne t’ai jamais parlé.
— À propos de Frère ?
— Oui. Ça m’était complètement sorti de la mémoire. C’est arrivé le jour de la mort d’Orun.
— Il Y a des années de cela. » Elle s’était elle-même efforcée d’oublier ce jour-là, où elle avait vu Frère tuer son impudent gardien rien qu’en le touchant.
« Lorsque tu es partie le voir chez lui, je suis resté dans la maison de ta mère, tu te souviens ? Je ne t’ai jamais raconté - je ne l’ai jamais raconté à quiconque - que j’ai vu Frère ce jour-là, pendant ton absence. C’était la première fois.
« J’allais et venais anxieusement dans la chambre de Tharin, à me poser des tas de questions sur les motifs pour lesquels Orun voulait se débarrasser de moi, à m’inquiéter de te savoir seule avec lui et tout et tout. Et puis voilà que, brusquement sorti de nulle part, Frère m’apparaît et me dit quelque chose comme "Interroge Arkoniel". Malgré la trouille bleue que sa vue me flanquait, je lui ai demandé à propos de quoi j’étais censé interroger le magicien. Mais il a refusé de s’en expliquer, se contentant de me dévisager avec ces yeux morts qu’il a, et il a fini par s’évaporer. » Ki marqua une pause. « Là-dessus, on t’a rapportée à demi morte, on nous a raconté ce qui était arrivé à Orun, et j’ai oublié tous les détails de cette histoire. Mais, maintenant, le fait que son fantôme continue d’errer me donne à réfléchir. Crois-tu qu’Arkoniel en sache plus sur lui qu’il ne consent à le dire ? »
Le rire creux et chuintant de Frère dans les ténèbres leur tint lieu à tous deux de réponse plus que suffisante.
« Si Arkoniel est au courant de quelque chose, alors Iya doit l’être aussi, répliqua Tamir.
— Dans ce cas, peut-être devrais-tu leur parler ? Je sais bien que tu leur voues encore une solide rancune, mais leur devoir est de t’aider, pas vrai ? »
Comme elle haussait les épaules d’un air rétif, Ki soupira puis s’installa plus confortablement à ses côtés. « J’ai quelque répugnance à l’admettre, mais force m’est de constater que je suis de moins en moins furieux contre Arkoniel. D’ailleurs, s’il ne savait pas quelque chose, pourquoi est-ce lui que Frère nous conseillerait d’interroger ?
— Quelque chose d’autre que les mensonges dont ils m’ont abreuvée toute mon existence ? maugréa Tamir avec amertume.
— Je comprends ta hargne, mais je les crois quand ils affirment que leur unique désir a été de te protéger coûte que coûte dans la mesure du possible. Questionne-le, tu veux bien ?
— Je suppose que je vais y être obligée. Je n’ai simplement pas trouvé de moment favorable pour le faire, avec toutes les tâches qu’il fallait accomplir. Mais il se peut aussi... Ma foi, il se peut que je n’aie pas envie de savoir. »
Ki l’enlaça de nouveau et la serra contre lui. « Tu as encore de l’affection pour Arkoniel, n’est-ce pas ? »
Elle opina du chef. Au cours des mois écoulés depuis sa métamorphose, elle avait commencé à se rappeler ce qu’étaient leurs relations antérieures. Elle demeurait blessée par la duplicité dont les magiciens avaient fait preuve à son égard, mais, au fond d’elle-même prévalait le souvenir du professeur attentionné, patient, qu’Arkoniel avait été. À l’époque, elle ne l’avait certes pas accueilli à bras ouverts, d’ailleurs. Il s’était montré maladroit, ne comprenant rien aux enfants, mais il avait, en dépit de cela, fait de son mieux pour lui rendre moins pesante sa solitude. Et c’était lui qui avait persuadé Père et Iya de faire venir au fort un autre gosse, un compagnon pour elle. Ki.
Assise ici, comme ça, toute proche de ce dernier qui, par le fait de sa seule présence, dissipait les ténèbres et la peur, elle décida qu’elle avait tout lieu, ne serait-ce que pour cette raison, de pardonner bien des choses à Arkoniel. Restait à voir si son indulgence s’étendrait jusqu’à Iya.
« Peut-être n’est-il pas nécessaire que tu leur demandes, chuchota subitement Ki. Peut-être qu’à la place il te suffirait d’aller consulter le prêtre de l’Oracle.
— Imonus ?
— Pourquoi pas ? Il parle au nom de l’Oracle, n’est-ce pas ? Tu pourrais au moins lui poser la question.
— Je suppose que oui. » Elle avait encore du mal à s’accoutumer à l’idée que l’Illuminateur la patronnait tout spécialement. « Je le rencontrerai dans la matinée. »
À son corps défendant, elle se renfonça dans ses oreillers, trop certaine que Ki n’allait pas se faire faute de la quitter pour retourner dans son cagibi.
Or, loin d’en rien faire, il s’assit près d’elle et, s’accotant contre les traversins, s’empara fermement de sa main. Au bout d’un moment, elle le sentit bouger puis lui effleurer les cheveux d’un baiser gauche et furtif.
« Terminé, les mauvais rêves, cette nuit » , chuchota-t-il.
Trop défiante d’elle-même pour oser parler, Tamir se borna à lui presser la main et à y appuyer sa joue.
Ki n’avait nullement médité de l’embrasser. Il avait purement et simplement cédé à une impulsion soudaine, et il rougissait encore de son geste, dans le noir. Le silence consécutif de Tamir mit le comble à son embarras, malgré le fait qu’elle ne l’avait pas repoussé, n’avait pas non plus retiré sa main.
Qu’est-ce que je suis en train de faire ? songea-t-il.
Qu’a-t-elle envie que je fasse ?
Qu’ai-je envie de faire ?
Le souffle de Tamir était tiède et régulier contre son poignet, sa joue douce contre ses doigts. Il savait qu’elle n’utilisait pas de parfum, mais il était prêt à jurer que de sa chevelure émanait une suavité nouvelle, quelque chose de tout sauf de masculin, décidément. Pendant un instant, il n’y eut sur le lit que lui-même et une fille, n’importe laquelle.
Justement pas n’importe laquelle, se rappela-t-il à l’ordre, mais cela ne servit qu’à augmenter sa gêne. Était-elle endormie, ou attendait-elle qu’il se fourre sous les couvertures en sa compagnie ?
Comme ami, ou bien comme amant ?
Amant. À cette idée, tout son être s’embrasa et se glaça, et les pulsations de son cœur s’accélérèrent.
« Ki ? » Un murmure ensommeillé. « Allonge-toi, qu’est-ce qui te retient ? Th vas attraper un torticolis.
— Je ... hum ... Bon. » Il se coula un brin plus bas. L’haleine de Tamir frôlait à présent sa joue, et l’une de ses tresses était venue lui chatouiller la main. Il esquissa le mouvement de déplacer la mèche avec sa main libre, mais le laissa un moment en suspens, frappé par la sensation soyeuse qu’éprouvaient ses autres doigts. Il pensa à celle que sa nuque avait éprouvée sous les doigts de Tamir et ressentit l’ombre du même frisson qu’alors.
Une caresse de fille, en dépit des doigts calleux.
Il tourna légèrement la tête, et la respiration de Tamir lui effleura le coin de la bouche. Quelle impression cela ferait-il, de baiser la sienne ?
Son cœur battait maintenant si fort que c’ en était douloureux. Il se détourna, au bord de la panique. Sa confusion ne connut plus de bornes quand s’y mêlèrent inextricablement, vagues mais évidents, les premiers symptômes d’une érection, phénomène qui ne l’avait jamais affecté jusque-là, s’agissant de Tamir. Jamais de cette façon.
« Tamir ? » chuchota-t-il, sans même savoir au juste ce qu’il voulait dire.
L’unique réponse qu’il obtint d’elle fut le rythme égal et paisible de son souffle. Elle dormait.
Enfer et damnation, me voilà bien ! se réprimanda-t-il en silence, le regard dardé vers les ténèbres du plafond. Comment vais-je m’y prendre, hein, pour me sortir de ce guêpier ?