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Les froids remous de la brise nocturne refoulaient dans les yeux de Mahti la fumée piquante du feu de camp du vieux Teolin. Le jeune sorcier papillotait pour s’en préserver tant bien que mal mais n’en demeurait pas moins immobile, à croupetons, pelotonné dans sa peau d’ours qui l’abritait comme une modeste cahute. Gigoter durant cette ultime phase, cruciale, des opérations vous portait malchance.
Le vieux sorcier bourdonnait gaiement tout en faisant incessamment chauffer son couteau dont la pointe et le fil incisaient tour à tour les cercles ténébreux de motifs compliqués qui couvraient à présent presque toute la surface du long tube de bois. Teolin était une antiquité. Sa peau brune ridée faisait sur sa carcasse décharnée des plis flasques comme des loques élimées sous lesquelles pointaient les os. Les marques de sorcellerie qui tapissaient son visage et son corps étaient difficiles à déchiffrer, tant les ravages du temps les avaient distordues. La chevelure hirsute qui lui battait les épaules se réduisait à de maigres mèches jaunies. Des années de pareilles pratiques avaient eu beau les engourdir et les charbonner, ses doigts noueux conservaient leur adresse de toujours.
L’ancien oo’lu de Mahti s’était brisé par une nuit glaciale de la mi-hiver précédente, alors qu’il venait de se jouer des calculs biliaires d’un vieillard. Découvrir le spécimen idéal de branche de bildi pour en façonner un autre avait nécessité des mois de recherches. Les arbres bildis n’avaient rien de rare, mais encore vous fallait-il dénicher soit un jeune tronc, soit un gros rameau, évidé par les fourmis et d’une taille idoine pour sonner juste. « À la hauteur du menton et de quatre doigts d’épaisseur » , telle était la règle qu’il avait apprise, et tel était celui-ci.
Des branches défectueuses, il en avait trouvé des quantités dans les collines autour de son village: certaines avaient des nœuds, d’autres étaient cassées, d’autres rongées de part en part latéralement. Les grosses fourmis noires qui suivaient la montée de la sève dans le cœur du bois se montraient des ouvrières diligentes mais privées de discernement.
Il avait tout de même fini par en repérer une où tailler son bâton-cor. Mais fabriquer son propre instrument portait également malheur, eût-on l’habileté requise pour ce faire. Chaque sorcier devait, après l’avoir mérité, le recevoir en don des mains d’un de ses collègues. Aussi Mahti s’était-il attaché sur le dos le matériau du sien par-dessus son manteau de peau d’ours et, chaussant ses raquettes, avait-il pataugé dans la neige trois jours et trois nuits pour aller le confier à Teolin.
Le vieil homme était sans rival comme artisan d’oo’lus dans les collines orientales. Des sorciers mâles recouraient à ses bons offices depuis trois générations, mais il se révélait plus enclin à les débouter qu’à les satisfaire.
La mise en œuvre d’un oo’lu réclamait des semaines. Pendant ce temps, il était incombé à Mahti de débiter du bois, de faire la cuisine et, plus généralement, d’accomplir toutes les tâches usuelles tandis que Teolin se livrait à ses opérations.
Celui-ci commença par retirer l’écorce et par calciner à l’aide de charbons ardents les aspérités que les galeries des fourmis avaient négligées à l’intérieur. Une fois le bâton complètement creusé, il partit s’isoler hors de portée des indiscrets pour en tester le son. Sitôt qu’il en fut content, lui et Mahti se reposèrent une huitaine de jours en échangeant des formules magiques pendant que le tube de bois séchait suspendu aux poutres de la cabane dans le voisinage du trou de fumée.
Après qu’il y eut séché sans se déformer ni se fendiller, Teolin en scia les extrémités à angle droit puis en enduisit l’intérieur avec de la cire d’abeille jusqu’à ce qu’il soit bien luisant. Ce résultat obtenu, ils attendirent deux jours supplémentaires la pleine lune.
La séance était pour cette nuit.
Au cours de l’après-midi, Mahti avait déblayé la neige devant la cabane et sorti une vieille peau de lion pour couvrir la place destinée à Teolin. Il avait allumé un grand feu, empilé tout près force bois de manière à n’avoir qu’un simple geste à faire pour l’alimenter puis s’était accroupi pour l’entretenir.
Teolin s’assit emmitouflé dans sa pelure d’ours mangée aux mites et commença son travail. Armé d’un couteau de fer chauffé à blanc, il grava sur le bois les cercles magiques. Tout en nourrissant les flammes quasi machinalement, Mahti ne le quittait pas des yeux, émerveillé par la façon dont les motifs semblaient affluer au bout de la lame comme de l’encre sur une peau de daim. S’y prendrait-il lui-même avec autant d’aisance, se demanda-t-il, quand l’heure aurait sonné pour lui de façonner les oo’lus d’autrui ?
Maintenant, la face entière et blanche de la Mère flottait au sein du firmament, et Mahti avait les chevilles endolories d’être resté si longtemps accroupi, mais l’achèvement de l’oo’lu approchait.
Lorsqu’il eut fini de tracer le dernier des cercles, Teolin plongea la future embouchure du bâton dans un petit pot de cire fondue puis roula une boulette amollie de celle-ci pour former une espèce d’anneau mince qu’il appliqua sur le pourtour intérieur de l’instrument. Cela fait, il lorgna brièvement Mahti, vis-à-vis de lui, pour évaluer la dimension de sa bouche et pétrit la cire jusqu’à ce que l’ouverture acquière à peu près la circonférence de ses deux pouces joints.
Une fois content du résultat, il adressa un grand sourire édenté à son compagnon. « Prêt pour apprendre le nom de cet instrument-ci ? »
Les battements du cœur du jeune homme s’ accélérèrent pendant qu’il se relevait et étirait ses jambes ankylosées. Son précédent oo’lu, Soc de Lune, l’avait servi pendant sept années. Sept années qui avaient fait de lui-même un homme et un guérisseur. En parfaite conformité avec l’honneur des signes distinctifs de Soc de Lune, il avait implanté maints enfants d’élite dans des entrailles féminines lors des fêtes de la Mère Shek’met. Ses fils et ses filles parsemaient trois vallées, et certains des plus âgés faisaient déjà preuve de talent pour la sorcellerie.
Cette période de son existence avait été révolue dès l’instant où Soc de Lune s’était rompu. Mahti était âgé de vingt-trois étés, et il allait à présent s’entendre révéler en quoi consisterait son avenir prochain.
Tirant son couteau personnel, il s’entailla la paume droite et la tendit au-dessus de l’embouchure de l’oo’lu que lui présentait Teolin. Quelques gouttes de son sang y tombèrent tandis qu’il psalmodiait le charme convocateur. Le réseau noir des marques de sorcellerie qui sillonnaient son visage, ses bras et sa poitrine se mit à le chatouiller comme des pattes d’araignée. Lorsqu’il y plongea sa main, il ne sentit pas la chaleur des flammes et, se redressant, gagna le côté opposé du brasier pour se planter en face du vieil homme. « Je suis prêt. »
Teolin plaça l’oo’lu en position verticale et entonna la bénédiction puis le lui lança.
Mahti l’attrapa gauchement dans sa main de feu, l’agrippa de son mieux en dessous du milieu. Tout creux qu’il était, l’instrument pesait son poids. Il faillit de peu basculer et, s’il était tombé, force aurait été de le brûler puis de tout reprendre depuis le début. Mais, non sans grincer des dents, le jeune sorcier réussit à le maintenir en équilibre jusqu’à ce que les marques magiques visibles sur ses bras se soient intégralement dissipées. Il saisit alors le cor dans sa main gauche et l’examina. L’empreinte noire de sa main de feu brillait, marquée comme au fer rouge dans le bois.
Teolin lui reprit l’oo’lu pour concentrer son attention sur la manière dont les traces imprimées par l’écartement des doigts de son jeune collègue se recoupaient avec les motifs gravés au couteau. Il y consacra un temps fou, tout en se suçotant les gencives et en marmottant.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Mahti. Il s’agit d’un cycle de malchance ?
— Ce que tu as réalisé là est la marque de Séjour.
Elle mériterait que tu craches un coup. »
À l’aide de son couteau, il dessina un cercle dans les cendres qui bordaient le feu. Mahti lampa à la gourde une grosse gorgée d’eau qu’il recracha vigoureusement dans le cercle, puis il s’empressa de se détourner tandis que Teolin s’accroupissait pour interpréter les traces.
Le vieillard finit par soupirer. « Tu voyageras parmi des étrangers jusqu’à ce que cet oo’lu se casse. Si c’est là chance ou malchance, seule le sait la Mère, et elle n’a pas envie de me le dire cette nuit. Mais c’est une marque impressionnante que tu viens de réaliser. Ton voyage sera long. »
Mahti s’inclina respectueusement. Si Teolin affirmait qu’il en irait ainsi, alors il en irait ainsi. Mieux valait en accepter tout simplement l’augure. « Quand est-ce que je devrai partir ? Aurai-je le temps de voir naître l’enfant de Lhamila ? »
Teolin se remit à suçoter ses gencives, les yeux attachés sur les traces du crachat. « Retourne tout droit chez toi demain bénir ses entrailles. Un signe viendra. Mais, pour l’instant, prêtons plutôt l’oreille à ce merveilleux cor que j’ai façonné pour toi ! »
Mahti inséra fermement sa bouche dans l’embouchure de cire. Celle-ci était encore tiède et fleurait l’été. Fermant les paupières, il gonfla ses joues d’air et l’exhala doucement par ses lèvres entrebâillées.
Son souffle anima instantanément la voix profonde de Séjour. Il n’eut pas même à ajuster son style de jeu que déjà l’opulence et la fermeté du vrombissement échauffaient entre ses mains le bois de l’instrument. Le col démanché pour contempler la blancheur de la Mère, il lui adressa des actions de grâces muettes. Quelque nouvelle orientation que dût dorénavant prendre son destin, il savait par avance que Séjour lui permettrait d’accomplir des exploits magiques incomparablement plus grandioses que tout ce qu’il avait pu faire avec Soc de Lune.
La tête lui tournait quand s’acheva l’hymne incantatoire. « Je suis comblé ! haleta-t-il. Êtes-vous prêt ? » Le vieillard acquiesça d’un hochement de tête et retourna clopin-clopant dans la cabane.
Ils étaient convenus de la rétribution dès le jour de leur rencontre. Mahti alluma la lampe à graisse d’ours puis la posa près de la couchette surélevée où s’amoncelaient des fourrures.
D’un haussement d’épaules, Teolin se débarrassa de sa pelisse puis délaça sa robe informe. Les dents d’orignac et d’ours qui la décoraient s’entrechoquèrent avec un léger cliquetis lorsqu’il la laissa choir à terre.
Il s’étendit sur sa couche, et Mahti, s’agenouillant, parcourut du regard le corps de son hôte, le cœur brusquement ému d’une compassion mêlée de tristesse. Nul ne connaissait l’âge de Teolin, pas même Teolin lui-même. Le temps avait dévoré la plupart de sa chair et mis presque à nu son squelette. Son sexe, qui passait pour avoir épanché sa semence au cours de plus de cinq cents fêtes, gisait à présent comme un pouce ratatiné sur la calvitie de ses bourses.
Le vieil homme sourit gentiment. « Fais ce que tu peux. Ni la Mère ni moi nous n’en demandons davantage. »
Mahti s’inclina pour embrasser son front raviné puis lui remonta jusque sous le menton sa peau d’ours moisie pour l’empêcher de prendre froid. Cela fait, il s’installa commodément près de la couchette, déposa la bouche du cor à proximité du flanc de son patient, ferma les yeux puis entreprit de faire résonner la mélopée magique.
En combinant l’usage des lèvres, de la langue et du souffle, il conféra au vrombissement une espèce de pulsation rythmique et sonore dont l’éclat lui saturait le crâne et la poitrine et faisait vibrer tous ses os. Il concentra les énergies pour les transmettre à Teolin par l’intermédiaire de Séjour. Il sentit distinctement le chant pénétrer dans le vieil homme, renforcer la vigueur de l’âme en la libérant de la fragilité du corps perclus de douleurs, ce qui lui permettait de s’envoler par le trou de fumée, légère comme des graines floconneuses de laiteron. Prendre un bain de clair de lune pleine avait des effets très bénéfiques pour les âmes.
Elles réintégraient ensuite le corps toutes purifiées et garantissaient dès lors un esprit clair et une bonne santé.
Satisfait à cet égard, Mahti changea de modulation et, resserrant ses lèvres, trama dans la nuit l’appel d’un héron, la fanfaronnade retentissante d’aïeule grenouille et le chorus aigu, flûté de tous les petits crapauds pour qui la pluie n’avait pas de secrets. Grâce à ces sons, il évacua les sables dont l’ardeur martyrisait les articulations du vieil homme et le délivra des minuscules créatures qui lui grignotaient les intestins. En approfondissant ses recherches, il flaira une ombre dans le buste de Teolin et la traqua jusqu’à une masse sombre logée dans le lobe supérieur du foie. Là se trouvait la mort, encore assoupie, roulée en pelote comme un fœtus dans le sein maternel. Cela, Mahti n’était pas en mesure de le déblayer. Il existait des êtres prédestinés à charrier leur propre trépas. Teolin comprendrait. Pour l’instant du moins, le mal ne causait absolument pas de souffrance.
Laissant son esprit vagabonder dans le corps du vieillard, Mahti soulagea les fractures anciennes de sa cheville droite et de son bras gauche, fit gicler le pus qui encombrait la racine d’une molaire brisée, se dissoudre les calculs de ses reins et de sa vessie. En dépit de son aspect rabougri, le sexe de Teolin demeurait vigoureux. Mahti lui joua dans l’aine le fracas d’un incendie de forêt. Le vieillard avait en lui-même de quoi célébrer quelques fêtes supplémentaires ; pourvu toutefois qu’il plaise à la Mère d’être servie par une autre génération porteuse d’un sang si noble et si ancien.
Comme sa minutieuse enquête ne révélait plus rien que des indices de lésions dès longtemps supportées ou cicatrisées, Mahti s’accorda la fantaisie de jouer le hululement de la chouette blanche dans les longs os de Teolin puis vrombit le rappel de l’âme au sein de la chair de son vénérable compagnon.
Parvenu au terme de ses sortilèges, il eut la stupeur de constater que les premières lueurs de l’aube rosissaient le trou de fumée. Il était en nage et tremblait de la tête aux pieds, mais il se sentait empli d’allégresse. Tout en caressant tout du long la surface lisse de l’ool’u. il lui chuchota. « Nous allons faire de grandes choses, toi et moi. »
Teolin s’agita puis rouvrit les yeux.
« Le chant de la chouette m’a appris que vous aviez cent huit ans » , l’informa le jeune sorcier.
Le vieillard émit un gloussement. « Merci. J’en avais perdu la notion. » Il étendit la main pour toucher l’empreinte de feu laissée par les doigts de Mahti sur l’instrument. « J’ai été visité pendant mon sommeil par une vision qui te concerne. J’ai vu la lune, mais ce n’était pas la lune de la Mère en son plein. C’était un croissant, acéré comme un croc de serpent. J’avais déjà eu la même vision, mais une seule fois, et il n’y a pas trop longtemps de cela. Elle concernait une sorcière du village d’Aigleval.
— En a-t-elle su depuis la signification ?
— Je l’ignore. Elle était partie en compagnie d’orëskiris. Je n’ai jamais eu le moindre vent de son retour. Elle se nomme Lhel. S’il t’arrive de la croiser au cours de tes pérégrinations, salue-la bien gracieusement de ma part. Il se pourrait qu’elle soit à même de t’éclairer.
— Merci, je ne manquerai pas de lui transmettre votre souvenir. Mais vous ne savez toujours pas si ma destinée sera faste ou néfaste ?
— Je n’ai jamais arpenté les chemins de Séjour.
Tout dépend peut-être des lieux où te porteront tes pas. Marche bravement durant tous tes voyages, honore la Mère et souviens-toi de qui tu es. Agis de la sorte, et / tu continueras à être un homme de bien et un sorcier émérite. »
Lorsque Mahti quitta la clairière au point du jour, le lendemain, la bénédiction de Teolin lui picotait encore le front.
Tandis qu’il frayait ses voies dans la neige encroûtée par le gel, avec le poids réconfortant de Séjour fixé par une écharpe en travers des épaules, il subodora les premiers frissons du printemps dans l’atmosphère matinale, et il eut plus tard la confirmation de son pressentiment, quand le soleil se fut élevé par-dessus les cimes, en entendant l’eau qui dégouttait des branches nues.
Il connaissait par cœur le chemin qu’il suivait.
Régulier comme une berceuse, le crissement râpeux de ses raquettes finit par l’induire en un semblant de transe vaporeuse au fil de laquelle ses pensées se mirent à dériver. Les enfants qu’il planterait dorénavant, se demanda-t-il, seraient-ils d’une autre sorte que ceux qu’il avait engendrés sous le signe de Soc de Lune ? Puis cette nouvelle question: en planterait-il seulement, des enfants, s’il se voyait appelé à de lointains voyages ?
La survenue de la vision ne l’étonna pas du tout.
Elles se présentaient souvent à lui dans des moments comme celui-ci, quand il vagabondait seul dans la forêt paisible.
Le sentier sinueux se métamorphosa sous ses pieds en une rivière, et le frêne souple et nerveux de ses raquettes en une frêle embarcation qui oscillait doucement au gré du courant. Loin d’être couverte de bois touffus, la rive opposée découvrait une vaste étendue de campagnes extrêmement vertes et fertiles. Il comprit, selon le mode visionnaire, qu’il devait s’agir là des contrées méridionales où son peuple avait jadis vécu, avant que les intrus venus d’ailleurs et leurs orëskiris ne le refoulent de vive force dans les montagnes.
Sur cette rive se tenait une femme, flanquée d’un grand gaillard et d’une jeune fille, et elle agitait la main en direction de Mahti comme si elle le connaissait. Elle était comme lui de la race des Retha’noï et toute nue. De petite taille et sombre de peau, son beau corps plantureux était tapissé de marques de sorcellerie. En la lui montrant dans toute sa nudité, la vision l’avertissait qu’elle était morte et qu’elle était un esprit venu le rencontrer pour lui délivrer un message.
Salut à toi, mon frère. Je suis Lhel.
Mahti écarquilla les yeux en reconnaissant le nom. Il se trouvait en présence de la femme dont Teolin avait parlé, de celle qui était partie avec les méridionaux pour un séjour connu d’elle seule. Elle lui adressa un sourire, et il lui sourit en retour; telle était la volonté de la Mère.
Elle l’invita du geste à venir la rejoindre, mais l’embarcation qu’il montait refusa de bouger.
Il examina plus attentivement ses compagnons. Ils avaient bien les cheveux noirs, eux aussi, mais ceux de l’homme étaient taillés court, tandis que ceux de la fille cascadaient en longues ondulations jusqu’à ses épaules au lieu de boucler dru comme ceux de sa propre nation. Ils étaient également plus élancés tous deux, et blancs comme un couple d’os. Une aura de magie puissante émanait du jeune homme : orëskiri, sans l’ombre d’un doute, mais nuancée d’un pouvoir que Mahti ne manqua pas d’identifier sur-le-champ. Cette sorcière, Lhel, devait lui avoir enseigné quelque chose de leurs procédés spécifiques. C’était pis que déconcertant, malgré le fait que Teolin n’avait dit d’elle aucun mal.
De l’adolescente, en revanche, ne se dégageait pas le moindre relent magique, mais Lhel désigna le sol aux pieds de celle-ci, et Mahti s’aperçut qu’elle possédait une ombre double, une virile et une féminine.
Il ne savait encore comment interpréter la vision, sauf que les deux inconnus étaient toujours en vie l’un et l’autre et venaient du sud. Les voir ici, dans ses montagnes à lui, ne l’effrayait ni ne le mettait en colère, toutefois. Peut-être cela tenait-il à la manière dont la sorcière avait les mains posées sur leurs épaules, et à l’affection pour eux qui se lisait si manifestement dans ses sombres prunelles. Elle attacha de nouveau son regard sur Mahti et lui indiqua d’un signe qu’il était son légataire. Elle lui donnait ces deux étrangers, les confiait à ses bons soins, mais dans quel but ?
Sans réfléchir, il porta le nouvel oo’lu à ses lèvres et attaqua un chant qu’il ne reconnut pas.
La vision s’évanouit, et le sentier de la forêt se recomposa sous ses yeux. Il était debout dans une clairière et interprétait toujours cet air inconnu. Il ne comprenait pas dans quel but; peut-être était-ce pour ces jeunes du sud ? Il le leur jouerait lors de leur rencontre et verrait bien à ce moment s’ils le savaient, eux.