10
Planté sur les remparts, Nyrin jouissait de l’air humide de la nuit. Il vit s’éteindre la lumière dans la tour de Nalia, où Korin était remonté.
« Besogne bien, mon roi » , murmura-t-il. Maintenant qu’il l’avait désensorcelé, Korin ne risquait plus d’engendrer des monstres avec elle. L’heure avait enfin sonné, l’heure choisie par le magicien, qu’intervienne la conception d’un héritier de Skala.
« Messire ? » Plus en tapinois que jamais, Moriel apparut tout près de lui. « Vous paraissez ravi de quelque chose.
— Je le suis, cher garçon. » Il n’avait également qu’à se louer de lui. Malgré tous ses vices, cet immonde dépravé d’Orun avait remarquablement façonné le moutard à jouer les espions, les mouchards et à vendre sa loyauté. Sa loyauté, Nyrin avait largement les moyens de se la payer, tout en sachant pertinemment qu’il ne fallait pas pousser trop loin la confiance en elle. Oh non, mais, enrobé de charmes comme il l’était, le jeune Moriel se montrerait avisé d’éviter de lui mettre des bâtons dans les roues !
« Au fait, tu m’as tenu à l’œil ce nouveau lord ?
Celui qui nous est arrivé hier ?
— Le duc Orman. Oui, messire. Il paraît tout à fait subjugué par le roi. Mais le duc Syrus s’est de nouveau plaint que Korin ne manifeste toujours pas la moindre intention de marcher contre l’usurpateur. »
Moriel ne faisait jamais référence à Tobin nommément. Il y avait là l’indice d’une haine tenace, et Tobin n’était pas le seul des Compagnons contre qui s’exerçât sa rancune. « Comment se comporte Lord Lutha ?
— Le plus maussadement du monde et, comme d’habitude, cramponné aux basques de Lord Caliel. Je les ai de nouveau surpris en train de faire des cachotteries sur les remparts, cette nuit. Ils n’aiment pas beaucoup la façon dont se passent les choses, actuellement. Ils pensent que vous avez détourné Korin du droit chemin.
— Ça, je le sais déjà. Ce qu’il faut que tu me fournisses, c’est une preuve de trahison. Une preuve irréfutable. Korin n’agira pas à moins. »
L’adolescent se montra déconfit. « Tous les deux sont rentrés se coucher. y a-t-il quelque chose d’autre que je puisse faire pour vous, messire ?
— Non, tu peux aller au lit. Oh ... Moriel ? » Celui-ci s’immobilisa, avec sur sa bouille blême une expression de lièvre déboussolé.
« Ton aide m’est des plus précieuses, en définitive.
Je compte sur toi, tu sais. »
Moriel s’éclaira nettement. « Merci. Bonne nuit, messire. »
Bien, bien, songea Nyrin en le regardant s’éloigner.
Apparemment, tu possèdes toujours un cœur à conquérir. Et moi qui étais persuadé qu’Orun te l’avait depuis longtemps arraché et réduit en bouillie ... Mais c’est très pratique, savez-vous, ça !
Il replongea dans sa contemplation nocturne. Le ciel était limpide, et les étoiles y brillaient avec tant d’éclat qu’elles donnaient à sa noirceur un ton d’indigo sombre.
Les sentinelles qu’il croisa lui adressèrent des saluts respectueux. Nombre d’entre elles faisaient partie de sa garde personnelle, et les hommes qui n’en étaient pas eurent assez de jugeote pour lui manifester la courtoisie requise. Il avait trifouillé dans les esprits des divers capitaines et généralement découvert en eux un terrain fertile, ensemencé de tous les doutes et de toutes les craintes propices à ses manipulations. Même celui de maître Porion s’était révélé étonnamment facile à sonder, mine de rien ; le sens imperturbable de ses devoirs vis-à-vis de Korin l’entraînant à remplir spontanément la tâche du magicien, celui-ci se voyait dispensé de toute espèce d’intervention.
Nyrin avait appris de son propre maître, Kandin, que le plus grand talent des magiciens de son acabit était leur capacité à lire dans le cœur des êtres inférieurs et à en exploiter les faiblesses. Il s’était engouffré dans les failles de Korin comme par une porte ouverte à deux battants, malgré l’ardente antipathie qu’il lui inspirait. Il n’avait eu qu’à guetter son heure et qu’à attendre un changement de saison favorable. Ses premiers pas, il les avait faits, prudemment, pendant la dernière année de la vie d’Erius, alors que le prince s’était déjà dévoyé dans le doute, la boisson et le commerce des putains de bas étage.
L’occasion s’était présentée juste après la mort du vieux roi, lorsque Korin, complètement perdu, sombrait face aux problèmes, et Nyrin avait sauté dessus pour prendre l’avantage en s’insinuant comme un ver dans le cœur du fils, ainsi qu’il l’avait déjà fait avec le père.
Ce dernier s’était montré nettement plus coriace. Il avait été un homme d’honneur, doublé d’un caractère énergique, et c’est seulement lorsque la démence s’était mise à lui ronger l’esprit que Nyrin avait réussi à prendre pied en lui.
Korin, en revanche, était depuis toujours un pusillanime bourrelé de craintes. Nyrin avait eu d’abord recours à la magie pour le soumettre à son emprise, mais il obtenait depuis peu des résultats aussi satisfaisants par le simple biais de quelques mots soigneusement choisis entremêlés d’habiles flagorneries. Et ce d’autant plus facilement que la trahison du bien-aimé cousin n’aurait su survenir à point mieux nommé ...
Tandis qu’il promenait son regard sur la forteresse plongée dans le noir, Nyrin eut une délectable bouffée d’orgueil. Tout cela était son ouvrage, de même que l’avaient été la mort par le feu des illiorains et la proscription d’une foultitude de nobles résolument hostiles à sa politique. Il éprouvait notamment une jouissance insigne à écrabouiller de beaux seigneurs et de gentes dames de haute naissance. Il jouissait de la trouille qu’il inspirait et se souciait comme d’une vesse du nombre de gens qui pouvaient l’exécrer. Leur haine n’était-elle pas l’estampille même de son triomphe ?
Ses origines n’avaient rien d’aristocratique. Il était l’unique rejeton de deux domestiques du palais. Au temps de sa prime jeunesse à la cour, d’aucuns, se considérant comme ses supérieurs, s’étaient complu à lui interdire d’oublier son état, mais il lui avait suffi de capter finalement la faveur du roi pour qu’ils ne tardent pas à apprendre, en dépit de son parler mielleux, ce qu’il en coûtait de se mettre en travers de sa route. Il n’eut garde, évidemment, d’exercer des représailles directes contre eux, préférant jouer sur la promptitude d’Erius à signifier son déplaisir. Grâce à quoi certains de ses premiers détracteurs s’étaient brusquement retrouvés dépossédés de leurs titres et terres ... nombre de ces dernières lui ayant été données depuis lors.
Il ne déplorait pas la modestie de sa naissance ; au contraire même, il s’en félicitait. Ses débuts dans l’existence l’avaient marqué d’une empreinte indélébile en lui enseignant de précieuses leçons sur la manière de marcher du monde.
Issu d’une famille de tanneurs, son père, un homme simple et taciturne, avait fait un mariage au-dessus de sa condition, en épousant une femme de chambre du Palais Vieux que son travail appelait souvent dans les appartements de la reine Agnalain, du temps où celle-ci n’était pas encore démente. Cette union lui avait permis d’abandonner le métier fétide des siens pour devenir l’un des jardiniers de Sa Majesté.
Les parents de Nyrin habitaient une maison minuscule coiffée de chaume dans le voisinage de la porte nord. Chaque jour, sa mère le réveillait alors que les étoiles scintillaient encore, et, quittant leur humble quartier plongé dans les ténèbres, ils grimpaient avec son père l’interminable pente raide menant au sommet du Palatin. Au fur et à mesure qu’ils gravissaient les rues abruptes, il voyait le ciel s’éclaircir et les maisons, plus on montait, devenir plus vastes et plus luxueuses. Une fois à l’intérieur du Palatin proprement dit, il avait l’impression de se retrouver dans un immense parc de féerie. Des villas élégantes se pressaient sur le pourtour des murailles, encerclant la masse sombre du Palais Vieux. Il n’y en avait qu’un seul, à l’époque, et c’était un lieu vivant, foisonnant de couleurs et de courtisans, de parfums suaves ; sa décadence inexorable n’avait débuté que lorsque Erius l’avait délaissé, après la disparition de sa mère, ne pouvant plus supporter l’idée d’y vivre, dans la crainte perpétuelle que le fantôme vindicatif de la folle ne vînt le tourmenter la nuit. Quand, des années plus tard, ayant conquis la confiance du jeune roi, Nyrin eut accédé à ses pensées intimes, il apprit le motif de cet abandon. Erius avait assassiné sa mère en l’étouffant sous un coussin, après avoir eu vent que la vieille, dans sa démence, s’était persuadée que lui-même et son bambin de sœur conspiraient contre elle, et qu’elle venait de signer l’ordre de les exécuter tous deux.
Pendant l’enfance de Nyrin, toutefois, le Palais Vieux était encore un endroit merveilleux, avec ses pièces et ses corridors tendus d’admirables tapisseries, les dessins fantastiques de ses dallages multicolores. L’un des sous-intendants s’était entiché du petit rouquin et lui permettait de donner des miettes aux poissons des bassins. Les gardes du palais fascinaient également Nyrin. Ils étaient tous grands, ils portaient des tabards rouges somptueux, et de belles épées leur battaient la hanche. Dans le secret de son cœur, il souhaitait éperdument pouvoir devenir l’un d’eux, l’âge venu, pour arborer une épée semblable et faire le planton tout en contemplant les poissons à longueur de jour.
Il aperçut maintes fois la reine Agnalain qui, pâle et osseuse, avec des yeux d’un bleu dur, marchait comme un homme, à grandes enjambées, dans ses jolies robes, et se montrait toujours environnée d’une volée de beaux jouvenceaux. Il la vit aussi de temps à autre accompagnée du jeune prince, un garçon guère plus âgé que lui. Erius, il s’appelait, et il avait des cheveux noirs tout bouclés et des yeux noirs rieurs, ainsi que sa propre bande de camarades de jeu, dénommés les Compagnons royaux. Nyrin l’enviait, non pas pour la splendeur de ses vêtements ni même pour son titre, mais pour les amis qu’il possédait là. Lui, il n’avait pas le loisir de jouer, et puis, l’aurait-il eu, pas de copain avec qui le faire.
Il lui arrivait d’escorter sa mère dès les premières lueurs de l’aube pour apporter la bière et le pain noir que la reine prenait chaque jour pour petit déjeuner. « Comme un soudard » , déclarait sa mère d’un ton réprobateur, sans qu’il vît en quoi ce genre de mets pouvait être malséant pour une souveraine. Elle lui laissait quelquefois grignoter les croûtons que celle-ci n’avait pas mangés, et il s’en faisait un régal; ils étaient d’une pâte épaisse et moelleuse, imbibée de sel et de sirop noir, infiniment plus savoureux que les maigres galettes d’avoine qu’on lui donnait aux cuisines pour tout repas.
« Une telle nourriture ne lui paraissait peut-être pas dénuée d’agrément sur le champ de bataille, quand elle était encore un guerrier ! » grimaçait sa mère, comme dépitée par le comportement de sa glorieuse maîtresse.
Sa physionomie se renfrognait de même chaque fois - ce qui arrivait souvent - qu’elle découvrait un jeune lord vautré le matin dans le lit d’Agnalain. Nyrin n’y vit jamais deux fois le même. Toute scandalisée qu’elle en fût aussi, sa mère s’abstenait à ce sujet de formuler le moindre commentaire, et elle lui flanqua une bonne taloche le jour où il s’avisa de demander s’ils étaient tous les époux de la reine.
Pendant la journée, les couloirs fourmillaient d’hommes et de femmes parés d’atours magnifiques et de joyaux éblouissants, mais lui et sa mère étaient tenus de se tourner face au mur lorsqu’ils les croisaient. Il ne leur était pas permis d’adresser la parole à leurs supérieurs ni d’attirer si peu que ce soit l’attention. « Le devoir d’un domestique est de se rendre aussi invisible que l’air » , lui enseigna-t-elle, et il eut tôt fait d’apprendre à se plier strictement à cet axiome. Et c’est d’ailleurs exactement comme tels qu’ils se voyaient traiter par les beaux seigneurs et les gentes dames, eux et l’armée de serviteurs qui circulaient au sein de la noble cohue, les bras chargés de son linge sale et de ses cuvettes de déjections nocturnes.
La reine l’avait remarqué cependant, une fois où sa mère ne l’avait pas fait reculer assez tôt pour éviter qu’on ne s’avise de sa présence. Agnalain le toisa de la tête aux pieds puis se pencha pour l’examiner de plus près. Elle sentait les fleurs et le cuir.
« Tu as une toison de renard. Est-ce que tu es un renardeau ? » gloussa-t-elle en fourrant gentiment les doigts dans ses boucles rouges. Son timbre était rauque mais le ton affable, et les commissures de ses yeux bleu sombre se plissèrent quand elle se mit à sourire. Jamais il n’avait été gratifié d’un tel sourire par sa propre mère.
« Et quels yeux ! reprit la reine. Tu accompliras de grandes choses, avec des yeux pareils. Qu’est-ce que tu as envie de faire, quand tu seras un homme ? »
Enhardi par la bienveillance de ses manières, il avait timidement pointé l’index vers un garde qui se tenait à proximité. « J’ai envie d’être comme lui et de porter une épée ! »
La reine Agnalain éclata de rire. « Tu veux commencer tout de suite ? Ça te dirait, de couper la tête à tous les traîtres qui rôdent dans le palais pour m’ assassiner ?
— À tous, oui, Majesté ! répliqua-t-il du tac au tac. Et je nourrirai aussi les poissons. »
Lorsqu’il fut assez costaud pour charrier un arrosoir, ses visites à l’intérieur du palais prirent fin. Son père l’emmena travailler dans les jardins. Les grands seigneurs et grandes dames traitaient les jardiniers comme s’ils étaient invisibles, eux aussi, mais son père agissait de même à leur égard. Les gens lui étaient totalement indifférents, et il se montrait farouche et réservé même vis-à-vis de sa langue acérée d’épouse. Après ne lui avoir jamais accordé beaucoup d’attention jusque-là, Nyrin en vint à découvrir qu’il renfermait en lui-même des quantités de connaissances secrètes.
Sans pour autant desserrer davantage les dents ni faire preuve d’une patience excessive, celui-ci lui apprit à reconnaître un plant de fleur dès la germination de la graine, à fixer en espalier contre un mur un arbre fruitier de façon plaisante, à repérer les maladies, à éclaircir un parterre ou tailler un buisson juste à la bonne époque pour qu’ils s’épanouissent à souhait. Quitte à regretter les poissons, Nyrin se rendit compte qu’il avait du talent pour ce genre de choses et que, malgré son âge, il leur portait d’avance un réel intérêt. Il se plaisait tout particulièrement à manier les grosses cisailles de bronze pour éliminer les branches mortes et les drageons inopportuns.
Il n’avait toujours pas le temps de jouer ni de se faire des copains. Par compensation, il se prit à aimer voir le jardin se transformer au fil des saisons. Certaines plantes crevaient, faute de soins constants, tandis que les mauvaises herbes prospéraient et pullulaient partout si vous leur laissiez un seul jour de répit.
Il atteignit l’âge de dix ans sans que personne se soit seulement douté qu’il était un magicien-né.
Un jour, quelques-uns des Compagnons d’Erius décidèrent de se divertir en jetant des cailloux au petit apprenti jardinier. Lui, qui était en train de tailler un rosier buisson, fit de son mieux pour les ignorer. Invisible. Il devait rester invisible, alors même qu’il était parfaitement évident que les damoiseaux goguenards le voyaient très bien et mettaient dans le mille plus qu’à leur tour. Eussent-ils été de petits rustres comme lui qu’il ne se serait pas défendu non plus. Ça, il ne savait pas le faire.
Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’ils se moquaient de lui et le taquinaient, mais il s’était toujours contenté de baisser la tête et de détourner son regard en affectant de ne pas être là. Dans son tréfonds, cependant, quelque chose de noir s’agitait, mais on l’avait trop bien entraîné à se cantonner dans son état pour qu’il identifie là quoi que ce soit qui s’apparente à de la colère envers ses supérieurs.
Seulement, aujourd’hui, c’était différent. Aujourd’hui, ils ne se bornaient pas à le railler. Il poursuivit sa taille, tout en supprimant soigneusement les gourmands, bien attentif à ne pas laisser les longues épines lui piquer les doigts. Son père se trouvait juste au-delà du buisson, affairé à désherber un massif de fleurs. Nyrin le vit jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule puis se remettre au travail, ce qui était manifestement un constat d’impuissance.
Les cailloux crépitaient tout autour de lui, frappant tantôt ses pieds, tantôt rebondissant à deux doigts de sa tête contre le treillis de bois. La peur le tenaillait, car on exerçait ses agresseurs pour en faire des guerriers, et ils étaient probablement capables de le blesser méchamment s’il leur en prenait fantaisie. Le sentiment désespéré de sa petitesse s’exacerba, mais quelque chose d’autre s’agita de nouveau, dans le fond de son âme, mais beaucoup plus fort, pour le coup.
« Ho, l’aide-jardinier ! le héla l’un de ses tortionnaires. Quelle bonne cible tu fais ! »
Un caillou suivit le sarcasme et le frappa entre les épaules. La douleur fit chuinter Nyrin, dont les doigts se crispèrent sur la tige de rosier qu’il était en train d’élaguer. Des épines se plantèrent dans sa chair qui se mit à saigner. Il demeura tête baissée, tout en se mordant la lèvre.
« Il ne l’a même pas senti ! s’esclaffa l’un des autres garçons. Holà, toi, qu’est-ce que tu es ? Un bœuf, pour avoir le cuir si épais ? »
Nyrin mordit sa lèvre plus durement. Reste invisible.
« Voyons voir s’il sent celui-ci. »
Un nouveau caillou le frappa derrière la cuisse, juste au ras de sa tunique. C’était un pointu, celui-là, et qui lui fit très mal. Il affecta l’indifférence et entreprit de cisailler un surgeon, mais maintenant son cœur lui martelait la poitrine d’une manière inconnue de lui jusqu’alors.
« Te l’avais bien dit... Tout à fait comme un bœuf, épais et stupide ! »
Un autre caillou lui cingla le dos, puis encore un autre.
« Tourne-toi, petit bœuf rouquin. Il nous faut ton mufle pour cible ! »
Un caillou l’atteignit derrière le crâne, assez violemment pour lui faire lâcher ses cisailles. Sans parvenir à s’en empêcher, il porta sa main à l’endroit cuisant de l’impact et l’en retira tout empoissée de sang.
« ça l’a fait remuer ! Encore un coup, vas-y, mais pas si mollo, qu’on voie s’il se retournera. »
Nyrin voyait son père persister à faire comme s’il ignorait les sévices infligés à son propre fils. C’est alors que lui vint brusquement la conscience exacte du gouffre qui séparait les gens du commun des nobles. On avait eu beau lui apprendre à respecter ses supérieurs, jamais il n’avait pleinement saisi, avant cet instant précis, que le respect n’était pas réciproque. Ces gamins savaient qu’ils avaient tout pouvoir sur lui et se délectaient d’en user.
Un caillou plus gros lui heurta le bras tandis qu’il se penchait pour récupérer les cisailles.
« Demi-tour, bœuf roux ! Qu’on t’entende beugler ! - Balances-y-en un autre ! »
Quelque chose de beaucoup plus gros l’atteignit à la tête, assez rudement cette fois pour l’étourdir. Il lâcha de nouveau les cisailles et s’effondra sur ses genoux. Ce qui se passa par la suite lui parut quelque peu douteux jusqu’à ce qu’il rouvre les yeux et se découvre étendu sous la charmille dont il s’occupait auparavant, et dont des flammes d’un bleu surnaturel dévoraient à présent les rameaux si soigneusement émondés.
Son père survint là-dessus pour le traîner à l’écart de cette fournaise ardente.
« Qu’est-ce que tu as fait là, petit ? souffla-t-il, plus apeuré qu’il ne l’avait jamais vu. Au nom du Créateur, qu’est-ce que tu as fait là ? »
Nyrin se remit lentement sur son séant et jeta un regard alentour. Un petit rassemblement se formait, composé de nobles autant que de serviteurs, pendant que d’autres couraient chercher de l’eau. Les trois garçons qui l’avaient tourmenté s’étaient esquivés.
L’eau se révéla sans effet contre le feu bleu. Il continua à brûler jusqu’à ce que la charmille soit réduite en cendres.
Des gardes arrivèrent avec les porteurs d’eau, et leur capitaine exigea de savoir ce qui s’était passé. Nyrin fut d’autant plus incapable de lui répondre qu’il n’en avait pas la moindre idée. Son père demeura muet, comme d’habitude. Finalement, un gaillard à larges épaules se fraya un passage parmi la presse, tirant par l’oreille l’un des agresseurs de l’enfant. À ses côtés, le jeune lord faisait une assez vilaine grimace.
« Je crois savoir que ce petit voyou se servait de toi comme cible d’entraînement » , dit le soldat, sans lâcher l’autre dont les orteils touchaient à peine terre.
En dépit de cette posture pour le moins fâcheuse, il ne se privait pas de fusiller Nyrin du regard pour qu’il sache à quoi s’en tenir sur ce qui l’attendait s’il parlait.
« Allons, mon gars, retrouve-moi ta langue » , reprit l’homme d’un ton impérieux. Il n’était pas en colère contre Nyrin, semblait-il, mais tout simplement impatient d’en finir avec une besogne déplaisante. « Je suis Porion, le maître d’escrime des Compagnons royaux et, en tant que tel, responsable de leur comportement.
Celui que voici faisait-il partie de ceux qui t’ont maltraité ? »
Un coup d’œil éloquent de son père l’avertit tacitement de garder le silence, rester invisible.
« Je ne sais pas. J’avais le dos tourné, marmonna t-il en fixant obstinément ses sabots crottés.
— Tu es sûr de ça, mon gars ? insista Porion d’un ton sévère. Moi, certains de ses camarades m’ont bel et bien affirmé qu’il en faisait partie. »
Il avait beau sentir le regard de maître Porion s’ appesantir sur lui, il s’abstint de relever la tête et vit les talons des belles bottes du jeune lord se poser sur l’ herbe quand son accusateur le relâcha.
« Parfait, dans ce cas. Nylus, tu retournes au terrain d’exercice, ta place est là-bas. Mais ne t’imagine pas que je vais cesser de te tenir à l’ œil ! » aboya Porion. Le jouvenceau s’empressa de prendre le large, non sans avoir décoché à Nyrin un dernier sourire en coin triomphal.
Porion s’attarda un moment à contempler d’un air pensif les vestiges de la charmille. « On raconte que c’est toi qui as fait ça, mon gars. C’est vrai ? »
Nyrin haussa les épaules. Comment l’aurait-il pu ? Il ne possédait même pas de pierre à briquet.
Porion se tourna vers son père, qui traînait toujours dans le coin. « C’est ton garçon ?
— Ouais, m’sieur, bredouilla le bonhomme, accablé de n’être pas invisible pour le questionneur.
— Du sang d’un quelconque magicien, dans ta famille ?
— À ma connaissance, aucun, m’sieur.
— Eh bien, tu ferais mieux de l’amener à un véritable magicien qui puisse en juger, et dare-dare, avant qu’il ne commette quelque chose de pire qu’un petit incendie. »
La physionomie de Porion prit une expression encore plus sévère lorsqu’il jeta un nouveau coup d’œil vers Nyrin. « Je ne veux plus le revoir sur le Palatin. Telle est la loi de la reine. Un magicien-né inculte représente un trop grave danger. Allez, emmène-le se faire examiner, avant qu’il ne blesse quelqu’un. »
Nyrin écarquilla les yeux, incrédule. L’autre garçon s’était tiré quitte de l’avoir blessé, et maintenant c’était lui qu’il fallait punir ? Abandonnant toute prudence, il tomba aux pieds du maître d’armes. « Par pitié, m’sieur, ne me renvoyez pas ! Je travaillerai dur, et je ne causerai plus de problèmes, je le jure par le Créateur ! »
Porion pointa le doigt vers la charmille anéantie. « Ce qui veut dire que c’est bien toi qui as fait ça, n’est-ce pas ?
— Je vous l’ai dit, j’en aurais été incapable ! » Tout à coup, la grosse patte de son père s’abattit sur son épaule et le remit sur pied. « Je vais me charger de lui, m’sieur » , annonça-t-il. Il empoigna le bras grêle de son fils et l’entraîna de force hors du jardin, comme un criminel, puis lui fit quitter le palais.
Sa mère le battit pour avoir perdu sa position et le maigre salaire y afférent. « Tu as couvert la famille d’opprobre ! s’emporta-t-elle, tout en cinglant ses épaules chétives de coups de ceinture. Nous allons tous crever de faim, maintenant, sans le supplément d’argent que tu rapportais à la maison. »
Son père finit par l’arrêter de frapper en retenant son bras, puis il monta coucher le mioche en sanglots.
Pour la première fois de sa vie, Nyrin le vit alors s’asseoir près de son lit et le regarder avec ce qui ressemblait à un intérêt véritable.
« Tu ne te souviens de rien, fils ? Tu me dis la vérité vraie ?
— Non, Papa, de rien, jusqu’au moment où j’ai vu la charmille en flammes. »
Son père soupira. « Eh bien, ça y est, tu t’es fait congédier. Magicien-né ? » Il secoua la tête, et le cœur de Nyrin chavira. Tout le monde savait quel sort était réservé à ceux de leur condition qui avaient eu la malchance de naître avec une touche de pouvoirs anormaux.
L’imagination hantée de visions sinistres, Nyrin ne dormit pas une seconde cette nuit-là. Sa famille allait connaître la famine, et lui, jeté sur les routes, marqué d’infamie, se ferait lapider, tout cela par la faute de ce que ces jeunes nobles appelaient une blague ! Que n’avait-il parlé quand il en avait l’occasion ... Le visage lui cuisait à la seule idée de sa soumission vaine.
Cette idée s’enracina, arrosée par l’humiliation de s’être laissé imposer silence par un seul coup d’œil du coupable. S’il s’était expliqué, peut-être qu’on ne l’aurait pas flanqué à la porte ! Si ces trois garçons ne s’étaient pas servis de lui pour se divertir, ou si son père les avait empêchés de continuer, ou si lui-même avait bougé, ou s’il s’était retourné plus tôt, ou s’il s’était défendu ...
Si, si, si. Piqué, rongé au vif, il perçut la remontée de la sensation noire. Dans les ténèbres, il éprouva des picotements aux mains et, quand il leva celles-ci en l’air, il Y avait des étincelles bleues qui, tels des éclairs de chaleur, dansaient entre ses doigts. Affolé, il les plongea dans le broc d’eau qui se trouvait à son chevet, de peur de mettre le feu à la literie.
Les étincelles cessèrent de jaillir, et rien de fâcheux ne se produisit. Puis, tandis que sa frousse le délaissait, il commença à ressentir quelque chose de nouveau, quelque chose d’autre qu’il n’avait jamais ressenti jusque-là.
C’était de l’espoir.
Il passa les quelques jours suivants à vagabonder sur les places de marché et à essayer de capter l’attention des conjurateurs qui pratiquaient là leur négoce, trafic de talismans et tours de magie fantaisistes. Aucun d’eux ne fut intéressé par un apprenti jardinier vêtu de gros tissu maison. Ils l’éjectèrent de leurs petites échoppes en rigolant.
Il avait déjà commencé à penser qu’il risquait bel et bien d’avoir soit à mourir de faim soit à courir les routes quand un étranger se présenta à la porte de la chaumière, alors que ses parents étaient partis pour leur travail.
C’était un bonhomme voûté, d’aspect très vétuste, avec ses longues rouflaquettes sales, mais il portait une robe des plus raffinée. Blanche, elle était, et rehaussée de broderies d’argent au col et aux manches.
« C’est toi, l’apprenti jardinier qui sait faire du feu ? demanda-t-il à Nyrin en le fixant durement dans les yeux.
— Oui, répondit-il, tout en se perdant en conjectures sur ce que c’était que ce vieux-là.
— Est-ce que tu peux m’en faire tout de suite, mon garçon ? » s’enquit celui-ci.
Nyrin bafouilla. « Non, m’sieur. Uniquement quand je suis en colère. »
Le vieillard sourit et, le frôlant au passage, entra sans y être invité. Tout en promenant un regard circulaire sur l’humble pièce chichement meublée, il secoua la tête sans cesser de se sourire à lui-même. « Tout juste. Eu ta claque d’eux et sorti tes griffes, hein ? Comme ça que ça vient à certains. Comme ça que ça m’est venu. Jouissif, j’espère ? Une chance pour toi que tu ne les aies pas flambés, sans quoi tu ne serais pas assis peinard, ici, maintenant. Il y en a des tas, des graines sauvages comme toi, qui se font lapider ou brûler. »
Il se laissa délicatement choir dans le fauteuil du père, au coin de la cheminée. « Viens, mon garçon » , reprit-il en l’appelant d’un geste à se planter devant lui. Après lui avoir placé cinq doigts noueux sur la tête, il inclina la sienne pendant un moment. Nyrin sentit un étrange picotement se déverser et se répandre dans tout son être.
« Oh, que oui ! Pouvoirs - et ambition, aussi, murmura le vieux. Je puis faire quelque chose de toi. Quelque chose de fort. Ça te plairait, d’être fort, mon garçon, et de ne plus jamais laisser des chiots pareils oser se permettre d’abuser de toi ? »
Nyrin hocha du chef, et son visiteur se pencha en avant, les yeux brillants comme ceux d’un chat dans la pénombre de la chaumière. « Vite répondu ! Je vois ton cœur dans ces prunelles rouges que tu as ; tu as eu un avant-goût de ce qu’est la magie, et tu as bien aimé ça, n’est-ce pas ? »
Nyrin n’était pas certain que cela soit vrai. Il en avait été effrayé mais, sous le regard pénétrant de cet inconnu, il sentit de nouveau le picotement bizarre, malgré l’absence de contact physique, puisque la main s’était retirée de dessus sa tête. « Est-ce que quelqu’un vous a raconté ce qui s’était passé ?
— Les magiciens ont une oreille pour les rumeurs, mon gars. Ça fait bien des années que j’attendais de dénicher un gosse tel que toi. »
Le jeune cœur étriqué, desséché de Nyrin se gonfla.
Il ne s’était jamais entendu dire quelque chose qui s’approchât si fort d’un compliment, sauf une fois; car il n’avait pas oublié la façon dont la reine Agnalain l’avait dévisagé, ce jour-là, ni de quel ton elle avait déclaré qu’à son avis il accomplirait de grandes choses. Elle avait vu quelque chose en lui, et le magicien d’aujourd’hui le voyait aussi, tandis que le reste du monde mourait d’envie de l’envoyer au diable comme un chien enragé.
« Oh que oui, je le vois dans ces prunelles-là ! reprit l’autre dans un murmure. Tu as de l’esprit - et de la colère, aussi. Tu te délecteras de ce que j’ai à t’enseigner.
— C’est quoi ? »
Les yeux du vieux se rétrécirent, mais il souriait toujours. « La puissance, mon garçon. Les diverses manières de s’en servir et de s’en emparer. »
Il resta jusqu’au retour des parents de Nyrin et leur proposa le marché. Ils empochèrent une bourse pleine de pièces et, sans seulement lui demander son nom ni où il comptait l’emmener, livrèrent au vieillard leur unique enfant.
Nyrin n’éprouva rien. Pas de douleur. Pas de chagrin. Il les considéra tous les deux, dans leurs vêtements tellement miteux, comparés à la belle robe du vieillard. Il vit que ce dernier leur inspirait une trouille folle, mais qu’ils n’osaient pas la montrer. Peut-être avaient-ils envie maintenant d’être invisibles aussi. Mais lui non. Il ne s’était jamais senti plus visible en ce monde que ce soir-là, lorsqu’il quitta sa maison pour toujours, aux côtés de son nouveau maître.
Maître Kandin ne s’abusait pas sur le compte de Nyrin. Les talents demeurés jusqu’alors en dormance formaient au fond de l’enfant comme une couche de charbons amoncelés. Il suffisait de les titiller un peu pour qu’ils s’embrasent avec une intensité qui stupéfiait son mentor lui-même. Kandin décela un élève doué et un esprit parent du sien. Ils comprenaient tous les deux l’ambition, et Nyrin découvrit qu’il n’en était nullement dépourvu.
Au cours des années que dura son apprentissage, il n’oublia jamais le temps qu’il avait passé au palais. Il se remémorait l’effet que cela faisait de n’être rien aux yeux de quelqu’un d’autre, ainsi que la manière dont la vieille reine lui avait parlé. Ces deux éléments se combinèrent dans le creuset de son ambition. Kandin l’affûta comme une lame et, quand il en eut terminé, Nyrin était fin prêt pour retourner à la cour et s’y faire une place. Les leçons de son enfance n’étaient pas oubliées non plus. Il savait encore comment s’y prendre pour paraître invisible aux gens auxquels il souhaitait cacher ses pouvoirs ainsi que ses desseins.
Il avait raté sa chance avec la reine Agnalain. Erius s’était débarrassé de sa mère avant que Nyrin n’ait été à même de s’établir, et il avait usurpé le trône, au détriment de l’héritière légitime, sa sœur cadette.
Désormais fort de son honorabilité de jeune magicien et de Skalien loyal, Nyrin était allé un jour présenter ses respects à cette dernière dans la jolie petite maison que son frère avait fait aménager pour elle dans le parc du palais. En principe, elle aurait dû être reine, et l’on grommelait déjà dans la ville que les prophéties et la volonté d’Illior étaient bafouées. Nyrin ne faisait aucun fond sur les prêtres, en qui il ne voyait rien d’autre que des charlatans habiles, mais il ne dédaignait pas pour autant d’appliquer leurs manigances à ses propres fins. Une reine serait la meilleure des solutions.
Les leçons qu’il avait apprises au milieu des parterres de fleurs et des rosiers lui revinrent alors en mémoire. La famille royale était à sa manière à elle un jardin, et un jardin qui nécessitait des soins appropriés.
Issue de l’un des nombreux amants de sa mère, Ariani était le rhizome du trône. En sa qualité de fille unique de la reine, les prétentions qu’elle pouvait faire valoir étaient solides, peut-être même assez solides pour anéantir celles de son frère, lorsqu’elle serait assez âgée, sous réserve de soins attentifs et de bons tuteurs. Nyrin était convaincu de sa capacité personnelle à lui fournir des partisans. Hélas, il découvrit que le rhizome était gangrené. Ariani était très jolie, très intelligente, mais la fatale fragilité se trouvait déjà en elle. Elle était vouée à subir le sort de sa mère, et plus tôt. Cela l’aurait peut-être rendue plus facile à manipuler, mais le peuple conservait encore de noirs souvenirs des comportements démentiels d’Agnalain. Non, Ariani ne ferait pas l’affaire.
Cela décidé, il s’insinua à la cour d’Erius, aux festins duquel les magiciens étaient les bienvenus.
Le jeune roi était fait d’une étoffe plus forte que sa sœur. Beau, viril, vigoureux de corps et d’esprit, il s’était déjà acquis le cœur de la population grâce à une impressionnante série de victoires sur les Plenimariens. Aussi fatigués de la guerre qu’ils l’étaient de la folie royale, les Skaliens firent la sourde oreille avec les rabâcheurs de prophéties poussiéreuses et ignorèrent les ronchonnements des illiorains. Erius était adoré.
Heureusement pour Nyrin, il n’était pas non plus totalement exempt des fragilités maternelles, mais juste assez pour le rendre malléable. À l’instar de ce que faisait son père avec ses espaliers d’arbres fruitiers, Nyrin émonderait et taillerait le caractère flexible du souverain pour le ployer selon le patron le mieux adapté à ses propres vues. Certes, une semblable entreprise exigeait du temps et de la patience, mais ces deux denrées-là, Nyrin en avait à revendre.
Tout en guettant son heure, il se mit en quête d’autres magiciens susceptibles de lui être utiles et, sous couleur de servir le roi, forma les Busards et leur garde. Il les sélectionnait minutieusement, de manière à n’engager que des gens dont il pouvait être absolument sûr.
Avec Erius, il prépara le terrain en discréditant quiconque lui faisait obstacle, avec une prédilection notable pour les illiorains, et en incitant doucereusement le roi à assurer sa mainmise sur le trône en assassinant tout ce que le sang comportait de prétendantes virtuelles.
Erius devint plus malléable au fur et à mesure que son esprit devenait moins stable, exactement comme prévu, mais il y avait toujours des événements imprévus avec lesquels force était de composer. Erius avait cinq enfants, et sa fille aînée s’était révélée on ne pouvait plus prometteuse, mais la peste s’abattit sur la maisonnée, faisant périr tous les descendants sauf un, le plus jeune et, pour comble, un mâle. Korin.
Nyrin eut alors la vision d’une jeune reine qui, choisie par lui-même, serait la rose idéale de son jardin. Il s’agissait d’une vision authentique, au surplus, puisqu’elle l’avait visité en rêve. Comme nombre de ses collègues, il ne se prétendait que du bout des lèvres l’adepte du dieu qui les patronnait tous officiellement, l’Illuminateur. Leurs propres pouvoirs n’avaient rien à voir avec les offrandes et les saintes fumées hallucinatoires des temples. Ils les tenaient dès leur naissance du sang qui coulait dans leurs veines ; du fil rouge qui, si ténu soit-il, les reliait à un quelconque voyageur aurënfaïe ayant couché avec quelqu’une de leurs ancêtres et transmis par là à tel ou tel de sa lignée le don capricieux de magie. Au réveil de son rêve, il ne s’en surprit pas moins, chose des plus rare, à formuler des actions de grâces à l’adresse d’Illior. Il n’avait pas discerné le visage de la jeune fille, mais il savait sans doute possible que venait de lui être montrée la future reine qui, guidée par la vigilance et la sagacité de son conseiller, ne manquerait pas d’assumer la rédemption de Skala.
Dans le rôle de future reine, Korin n’apparaissait évidemment pas comme le meilleur choix, parmi toute sa fratrie. Celle-ci comprenait plusieurs filles, et Nyrin se serait sans peine accommodé de l’une d’elles pour remplir sa tâche, ce qui aurait permis aux mécontents d’avoir à nouveau leur reine, en accord avec la prophétie. Sans compter qu’il ne pouvait lui-même balayer d’un revers de main toutes les années de famine et d’épidémie qui avaient fini par assombrir le règne d’Erius. L’idéal aurait été qu’une fille survive mais, comme tout bon jardinier, Nyrin devait ne s’intéresser qu’aux pousses vigoureuses.
Ce fut vers la même époque qu’il découvrit Nalia.
Il était parti avec ses Busards liquider la mère qui, lointaine cousine provinciale d’Agnalain, pouvait se prévaloir de sang royal, ainsi que ses jumelles encore au berceau. L’une des petites avait hérité de la beauté du père, l’autre de la disgrâce maternelle, qui la défigurait. Quelque chose comme une vision retint la main de Nyrin au moment de frapper la seconde ; cette plante-là allait compléter son jardin. Elle porterait des filles de sa propre chair, si on la laissait croître en lui consacrant les soins adéquats. Il l’ emporta dans le plus grand secret, se fit d’abord son gardien puis, quand lui en vint la fantaisie, la prit pour maîtresse. En tant que magicien-né, sa semence ne risquait nullement de germer dans ce sein fertile.
Korin n’était pas un garçon stupide, ni un vil individu, au début du moins. Il se défia dès son plus jeune âge, instinctivement, de Nyrin. Mais il était dépourvu d’énergie. En l’absence du roi, qui guerroyait sans relâche au loin, le prince et ses Compagnons se dévergondèrent en toute liberté.
Nyrin ne leur accordait sa bénédiction qu’avec la dernière parcimonie, de temps à autre et comme à son corps défendant. Certains d’entre eux lui furent extrêmement utiles, encore qu’involontairement, quand ils entraînaient Korin dans les bordels et les assommoirs de la ville. La surveillance qu’il exerçait devint plus rigoureuse lorsque celui-ci se mit à répandre sa graine à la volée. À présent qu’il avait solidement implanté son réseau d’espions et de magiciens, il lui était facile de supprimer les bâtards royaux. La princesse Aliya avait fait l’objet d’un émondage regrettable. Elle jouissait d’une santé parfaite et d’un esprit vif, mais il lui manquait le genre habituel de faille qu’il pouvait exploiter. Non, décidément, elle risquait un jour ou l’autre de se révéler une mauvaise herbe d’autant plus dangereuse dans son jardin que l’amour du prince contribuerait davantage à la renforcer.
Vers l’époque de la mort d’Erius, Korin avait déjà sombré dans la dissipation, la débauche et l’ivrognerie. La disparition de sa ravissante épouse et l’horreur des fruits monstrueux qu’elle avait mis au monde l’avaient laissé brisé, déboussolé, mûr à point, quoi, pour une première moisson.
Nyrin coupa court aux délices de sa rêverie pour lever les yeux, une fois de plus, vers la tour plongée dans le noir. Là-haut, bien au-dessus de ce havre à l’abri de tout, les semailles en vue de la saison prochaine battaient leur plein.