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Le chaos régnait à l’extérieur du Palatin. Un chaos d’où fusait un fouillis de cris de colère et de sanglots désespérés. La pluie s’était atténuée, mais des effilochures de nuages bas planaient toujours au-dessus de la ville. Les flammes s’acharnaient encore dans certaines cours, et un flot interminable de réfugiés embouteillait les rues. Campés devant les portes, des soldats s’évertuaient à en interdire l’accès pour empêcher les gens de retourner se livrer qui au sauvetage, qui au pillage.
Tamir promena son regard à la ronde sur tous ces gens-là - son peuple. La plupart d’entre eux n’avaient pas la moindre idée de l’identité de celle qu’ils croisaient cette nuit. Que penseraient-ils s’ils la voyaient abandonner sa capitale ?
« Par la Flamme, j’en ai assez de m’esquiver dans le noir » , maugréa-t-elle, et Ki opina du chef.
L’effondrement des édifices et les maraudeurs embusqués n’étaient pas le péril le plus grave dans la ville en ruine. Les centaines de corps, victimes de la peste ou des combats, qui pourrissaient à même le pavé alimentaient à présent la maladie. Le. « Charognards » chargés de parer à ce genre de choses étaient presque tous morts eux-mêmes.
Les gardes de Tamir mouchèrent leurs torches aussitôt que l’on eut quitté la ville, de manière à ne pas risquer de servir de cibles à d’éventuels archers ennemis tapis dans le coin. La grand-route du nord était obstruée par un sombre grouillement de gens, de chevaux, de véhicules de toutes sortes qui piétinaient sur des lieues de nuit.
Aurais-je déjà échoué ? s’interrogea-t-elle pour la centième fois.
S’il exigeait une reine de manière aussi impérative, alors, pourquoi l’Illuminateur avait-il choisi des heures aussi dramatiques pour la révéler ? Elle avait déjà interrogé le prêtre d’Afra là-dessus, mais sans obtenir d’Imonus d’autre réponse qu’un sourire horripilant de sérénité. La tournure prise par les événements faisait jubiler tant les religieux que les magiciens, malgré l’innombrable cortège de désolations qui l’accompagnait.
En dépit de quoi le spectacle de ces malheureux sans feu ni lieu lui donnait le sentiment d’être d’une petitesse dérisoire et exténuée. Comment s’y prendre pour les secourir tous ? Le fardeau de son nouveau rôle, avec tout ce qu’il comportait de doutes et d’incertitudes, l’accablait au point de lui paraître bien au-dessus de ses forces.
« Ne t’inquiète pas, lui dit Tharin d’une voix paisible. Les choses prendront un aspect plus favorable, le matin venu. Les nuages sont en train de se dissiper. Je distingue déjà les étoiles. Tu vois ce troupeau, là-haut ? » Il pointa le doigt vers une constellation. « Le Dragon. Je considère son apparition comme un bon présage, pas toi ? »
Elle parvint à ébaucher un pâle sourire; le Dragon était l’un des emblèmes d’Illior. Elle avait été toute sa vie une fervente adepte de Sakor ; et, maintenant, voilà que c’était d’Illior que semblaient émaner chaque signe et chaque présage. Comme en réponse à ses réflexions, une chouette poussa un hululement clair et net quelque part sur sa droite.
Imonus appela son attention sur le fait. « Encore un bon présage, Altesse. Lorsque vous entendez l’oiseau de l’Illuminateur, vous saluez le dieu. » Joignant le geste à la parole pour lui montrer comment procéder, il se plaqua trois doigts sur le front entre les sourcils.
Tamir copia le geste. Tharin et Ki firent de même, imités à leur tour par ceux des cavaliers de leur entourage qui avaient entendu et vu.
Est-ce parce qu’ils ont accepté de voir la main d’Illior dans tous ces phénomènes ou parce qu’ils s’aligneront sur moi, quoi que je puisse faire ?
À la cour, où elle avait constamment vécu dans l’ombre de Korin, elle avait vu de quelle manière tout le monde réglait sa conduite sur les moindres agissements de son cousin. Si tel devait être son cas, elle se jura de donner un meilleur exemple que lui.
Le duc Illardi se porta au-devant d’eux sur la route avec sa suite montée. Il avait souvent été l’hôte de Tamir et des Compagnons, pendant les journées torrides de l’été. C’était un homme grisonnant, d’un commerce agréable, en qui elle trouvait toujours un rien de ressemblance avec Tharin.
« Mes salutations, Altesse, dit-il en s’inclinant en selle, un poing plaqué sur son cœur. Tout enchanté que je sois de vous offrir une fois de plus l’hospitalité, je déplore de le faire en de pareilles circonstances.
— Moi aussi, milord. Je me suis laissé dire que vous désiriez me jurer votre foi et appuyer mes prétentions au trône ?
— En effet, Altesse. Notre maison vénère Illior et l’a toujours vénéré. Je suis persuadé que vous trouverez dans les campagnes alentour bon nombre de gens qui se réjouiront comme nous de voir enfin respecter la prophétie de l’Illuminateur.
— Et des quantités d’autres qui n’en feront rien, lâcha Lord Jorvaï pendant que l’on repartait. Les factions de Sakor qui jouissaient de la faveur du roi ne se résigneront pas si facilement à voir supplanter son fils. Certains des partisans de celui-ci ont déjà quitté la ville.
— Ce qui donnera lieu à une guerre civile, alors ? » s’enquit Illardi.
La question fit frissonner Tamir. Oubliant momentanément sa rancune, elle se tourna vers Iya. « Korin va-t-il me disputer la couronne les armes à la main ?
— Nyrin étant toujours en vie pour lui distiller ses poisons dans le creux de l’oreille, oui, je crois la chose hautement probable.
Skaliens contre Skaliens ? Je ne puis croire que l’Illuminateur veuille de moi semblable abomination ! »
Ils atteignirent sans encombre la propriété du duc Illardi. Les grands feux de veille qui brûlaient de place en place au sommet des murailles éclairaient les archers qu’on y avait placés en sentinelles.
Au-delà s’étendait une charmante villa de pierre assez biscornue plantée sur un promontoire dominant la mer. Les Plenimariens l’avaient attaquée au passage; des flèches empennées de noir jonchaient encore la cour du baile et les jardins, mais les portes n’avaient pas été enfoncées.
Tamir et les autres mirent pied à terre devant l’entrée principale de la demeure. L’Œil d’Illior était gravé dans les deux piliers qui flanquaient l’entrée, dont un croissant de lune ornait le linteau. Une peinture représentant la Flamme de Sakor y accueillait les visiteurs, sous le règne d’Erius. La princesse voulut espérer que les loyautés d’Illardi n’étaient pas sujettes à des revirements trop prestes ni trop fréquents.
Il avait toujours réservé un accueil chaleureux aux Compagnons, toutefois, et sa sincérité semblait de bon aloi, maintenant qu’il disait en s’inclinant. « Tout ce qui est mien est vôtre, Altesse. J’ai ordonné de faire préparer un bain et une collation. Peut-être - les prendre dans vos appartements ?
— Oui, je vous remercie. » Elle avait eu plus que son compte de formalités durant cette unique journée.
Il la conduisit, suivie de Ki, de Tharin, et Baldus cramponné à sa main, à une enfilade de pièces dont la terrasse faisait face à la mer. L’ensemble se composait, en sus d’une vaste chambre à coucher, d’un salon, d’une garde-robe et d’antichambres où monter la garde. Au plus chaud de l’été y avait naguère régné une fraîcheur délicieuse. L’atmosphère en était froide et humide, à présent, malgré la flamme des chandelles et les feux qui brûlaient dans les cheminées.
« Je vais vous laisser vous reposer et vous rafraîchir, Altesse, dit Illardi. Demandez ce que vous voudrez, mes serviteurs vous l’apporteront.
— Moi, je vais surveiller l’installation des hommes, reprit Tharin en se retirant discrètement pour la laisser seule avec Ki. Viens, Baldus. »
Devant l’air affolé du page, Tamir lui adressa un petit signe de tête. « Tu vas m’assister. »
Avec un regard plein de gratitude, il se précipita pour se réfugier auprès d’eux.
En dépit de l’humidité, les couleurs vives des tentures réchauffaient l’ambiance, les draps étaient tout propres et fleuraient le soleil et le vent.
Baldus examina sous tous les angles cette chambre étrangère. « Qu’est-ce que je fais, ma Dame ? Je n’ai jamais assisté de fille jusqu’ici.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Aide-moi toujours à me débarrasser de mes bottes, en guise de hors-d’ œuvre. »
Elle s’assit sur le bord du lit et pouffa, pendant que le petit s’échinait à la débotter. « M’est avis que nous pourrions loger toute ta famille dans ce pieu, Ki. »
Il s’affala dans un fauteuil et s’épanouit. « Jusques et y compris les clebs. »
En arrachant la botte d’une ultime saccade, Baldus tomba à la renverse, empoussiérant un peu plus sa tunique déjà toute maculée de boue.
Tamir eut un sourire goguenard en considérant sa chaussette immonde et les taches qui souillaient le reste de ses vêtements. « Je n’ai pas tellement la dégaine d’une dame, si ?
— J’ai comme dans l’idée que celle de la reine Ghërilain ne devait pas être très différente, après ses batailles les plus glorieuses, répondit Ki, tandis que Baldus s’attaquait à la seconde botte.
« Je pue, en plus.
— Tu n’es pas la seule. »
Sa tignasse sale pendait en mèches enchevêtrées, une barbe de plusieurs jours accentuait son air exténué, et l’aspect de la tunique enfilée par-dessus son haubert était innommable. Ils empestaient tous deux le sang et la mêlée.
Baldus galopa vers la table de toilette pour emplir la cuvette au plus tôt. Tamir se lava la figure et les mains. L’eau était fraîche et parfumée de pétales de rose mais, le débarbouillage terminé, elle se retrouva comme teintée de rouille. Le page la vida par la fenêtre et la renouvela pour Ki.
« Peut-être qu’il ne devrait pas faire ça, s’inquiéta ce dernier. Les gens pourraient trouver malséant qu’il assure aussi le service de ton écuyer.
— Qu’ils aillent se faire pendre ! ronchonna Tamir.
Lave tes putains de mains. »
On dressa sur la terrasse des tables à tréteaux. Tamir et son monde se restaurèrent en compagnie du duc et de ses deux jeunes fils, Etrin et Lorin. En jouant avec ces derniers lors de ses séjours précédents, Ki les avait trouvés bons garçons, solides et futés.
De quelques années le cadet de Tamir, Lorin était un grand gamin taciturne. Son frère, qui avait à peu près l’âge de Baldus, n’arrêta pas de la dévisager pendant le repas, d’un œil aussi rond que s’il s’attendait à la voir d’un instant à l’autre changer à nouveau de forme sous son nez.
Après que le page se fut attaché à remplir sans défaillance ses obligations, Tamir lui enjoignit de venir s’asseoir auprès d’elle et de croquer quelques bouchées de sa propre portion.
Aussitôt terminées les agapes et la table débarrassée, le duc Illardi déploya des cartes du port afin d’établir l’étendue des dommages qu’il avait subis.
« Les Plenimariens connaissaient leur affaire.
Pendant que leurs forces terrestres attaquaient la côte, leur marine bombardait de poix brûlante chacun des vaisseaux qu’elle pouvait atteindre pour rompre les lignes de mouillage. J’ai grand-peur que tous vos navires de guerre ne soient pour l’heure au fond de la rade ou en train de flamber hors d’atteinte au large. Seul un tout petit nombre de caraques en a réchappé. Nous avons capturé vingt-sept bâtiments ennemis.
— Sait-on le nombre de ceux qui sont parvenus à s’enfuir ? questionna Tamir.
— Pas plus de dix, affirment les guetteurs de Grand Cap.
— Suffisamment pour rapporter chez eux la nouvelle de leur défaite, observa Jorvaï.
Suffisamment aussi pour y faire savoir la faiblesse d’Ero, prévint Iya. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser prendre à l’improviste derechef. J’ai chargé plusieurs de mes magiciens de surveiller la mer mais, à ne pas savoir de quel côté porter leurs regards, ils risquent de ne pas repérer l’ennemi. Dites aux guetteurs de redoubler de vigilance, notamment par mauvais temps. »
Illardi et les autres finirent par les quitter. On avait apporté et rempli une grande baignoire pendant le dîner, et Ki louchait sur elle avec convoitise. Cela faisait des jours et des jours qu’ils n’avaient pas décollé de leur selle.
« Baldus, va te poster dans le corridor et monter la garde avec les plantons pendant un moment » , dit Tamir. Elle s’effondra sur le lit puis indiqua la baignoire d’un signe de tête. « Tu veux passer le premier ?
— Non, à toi d’y aller... C’est-à-dire que ... » Une semaine plus tôt, il n’y aurait pas réfléchi à deux fois. Maintenant, il sentait la chaleur lui monter au visage. « Je devrais sortir ... non ? »
La suggestion semblait assez logique, mais Tamir eut brusquement l’air au bord des larmes. « Est-ce que je te dégoûte à ce point ?
— Quoi ? Non ! » se récria-t-il, aussi médusé par la soudaineté de son changement d’humeur que par la manière dont elle avait sauté sur une conclusion si désobligeante. « Comment peux-tu t’imaginer une chose pareille ? »
Elle s’affaissa, le visage enfoui dans ses mains. « Parce que telle est l’impression que j’éprouve. Je n’ai pas cessé une seconde, depuis Atyion, de me sentir comme prisonnière d’un cauchemar sans réussir à me réveiller. Tout me fait l’effet de sonner faux. Je suis obsédée par cette sensation de vide dans les culottes ... » Ki vit le rouge lui monter aux joues comme à lui-même. « Et ces machins-là ? » Son regard s’abaissa vers les petites pointes dures qui saillaient sous sa chemise de lin crasseuse. « Ils me font mal comme une brûlure ! »
Ki se surprit à regarder de tous les côtés sauf vers elle. « Mes sœurs disaient la même chose pendant qu’ils mûrissaient. Cela passe lorsqu’ils grossissent. - Grossissent ? » Cette perspective lui faisait horreur, semblait-il. « Mais tu veux savoir ce qu’il y a de pire dans tout ça ? »
Elle retira sa chemise par-dessus sa tête, ce qui la dénuda jusqu’à la taille, abstraction faite de la chaîne qu’elle portait en sautoir et sur laquelle étaient enfilées les bagues de ses parents. Ki s’empressa de se détourner une fois de plus.
« Voilà. Tu ne peux même pas me regarder, c’est vrai ou non ? Je t’ai vu chaque jour depuis Atyion flancher et te détourner.
— Tu n’y es pas du tout. » Il lui fit carrément face.
Au cours de sa croissance, il avait vu pas mal de femmes nues. Il n’y avait pas la moindre différence entre Tamir et telle ou telle de ses sœurs, exception faite de l’ecchymose bariolée qu’avait laissée sur son épaule le coup reçu lors du premier assaut contre la ville. Elle s’était estompée pour se résoudre en une grosse flaque verdâtre et jaunâtre au milieu de laquelle se violaçait l’empreinte de la chaîne de mailles qui avait arrêté la flèche. « Ce qu’il y a, c’est... Et puis zut, il m’est impossible de l’expliquer. Toujours est-il que tu n’as pas tellement changé que ça.
— Il ne sert à rien de mentir, Ki. » Elle se recroquevilla sur elle-même, les bras croisés sur ses seins minuscules. « Illior est cruel. Tu ne m’aurais touchée pour rien au monde quand j’étais un garçon, et, maintenant que je suis une fille, tu ne peux même pas me regarder. » Elle se leva pour retirer ses chausses qu’elle expédia baller d’un coup de pied rageur. « Tu en sais foutrement plus que moi sur le corps des filles. Dis-moi, est-ce que j’ai l’air d’une fille ou d’un garçon, maintenant ? »
Ki fut secoué, mine de rien. Ce n’était pas qu’il n’y eût rien d’incongru dans le spectacle qui s’offrait à lui. La petite touffe de poils noirs qui couvrait l’intimité de Tamir ressemblait à celle de n’importe quelle fille. Non, ce qui lui nouait le ventre, c’était de savoir ce qu’elle était censée dissimuler.
« Eh bien ? » , Tamir était toujours en colère, mais une larme coulait le long de sa joue.
Le cœur de Ki chavira de chagrin; elle n’était certes pas du genre à pleurer pour un rien. « Eh bien, tu es encore maigrichonne, et tu as toujours eu le cul plutôt plat. Mais c’est le cas de tas d’adolescentes. Tu n’es pas assez âgée pour avoir atteint ton... ton plein épanouissement. » Il s’arrêta pour déglutir un grand coup. « C’est -à-dire que si tu avais ...
Des saignements lunaires ? » Elle ne se détourna pas, mais son visage passa du rouge au cramoisi. « J’en ai eu - une espèce - avant mon changement de sexe. Lhel m’a donné des herbes qui les ont fait cesser, presque entièrement. Mais je présume qu’ils vont recommencer. Ainsi, tu sais tout là-dessus, maintenant. Voilà une couple d’années que tu dormais avec un garçon qui saignait !
— Et merde, Tob ! » C’en était trop, pour le coup. Ki s’écroula dans un fauteuil et se prit la tête à deux mains. « C’est ça que je n’arrive pas à saisir. N’avoir rien pigé ! »
Elle haussa misérablement les épaules et tendit la main pour attraper la robe de chambre que quelqu’un avait laissée au pied du lit. C’était un vêtement de femme, en velours galonné de dentelle d’argent et de broderies. Elle s’en enveloppa puis se pelotonna contre les traversins.
Ki releva les yeux et papillota de stupeur. « Alors, là, ça fait une différence !
— Quoi ? » grommela-t-elle.
— Ça te donne un air plus... damoiselle. » Cette réflexion lui valut un coup d’œil noir.
Bien déterminé à amener une bonne et franche réconciliation, il parcourut la pièce du regard et découvrit un peigne d’ivoire sur la table de toilette. La chambre avait dû être celle d’une dame, à moins que la duchesse Illardi ne se fût donné la peine de la munir des accessoires adéquats. Il repéra des pots à couvercles ouvragés, de menues babioles et autres bibelots dont il était incapable de deviner l’usage.
Saisissant le peigne, il alla s’asseoir sur le lit auprès de Tamir et se fendit d’un grand sourire. « Puisqu’il me faut être votre enquiquineuse de camériste, Altesse, puis-je me permettre de vous coiffer ? »
Il se vit foudroyer d’un nouveau coup d’œil encore plus noir, mais, au bout d’un moment, Tamir lui présenta docilement son dos. Il s’agenouilla derrière elle et entreprit de lui démêler patiemment les cheveux, parcelle après parcelle, ainsi que procédait autrefois Nari.
« Ne va pas te figurer que j’ignore à quoi tu es en train de t’affairer.
— Et à quoi suis-je donc en train de m’affairer ?
— À étriller le canasson rétif !
— Eh bien, ce n’est pas du luxe. Tu es farcie de nœuds. »
Sur ce, il continua sans plus piper mot. Tamir avait une chevelure opulente, presque aussi noire que celle d’Alben, mais beaucoup moins raide. Le travail terminé, elle ondoyait en vagues denses le long de son dos.
Peu à peu, ses épaules se détendirent, et elle soupira. « Ce n’est pas ma faute, tu sais ? On ne m’a pas laissé le choix.
— Je le sais. »
Elle tourna la tête pour le regarder par-dessus l’épaule. Quelques pouces à peine séparaient leurs visages, et, pendant un instant, Ki se sentit égaré dans la tristesse de ces yeux bleus. Leur couleur lui rappela l’Osiat, tel qu’il l’avait vu se dessiner sur l’horizon par une journée limpide, du haut du promontoire de Cirna.
« Dans ce cas, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Nos relations me font l’effet d’avoir tellement changé, maintenant. Je déteste ça ! »
Pris au dépourvu, Ki laissa sa langue s’emballer et proférer la vérité. « Moi aussi. Je suppose que Tobin me manque, tout simplement. » Elle pivota comme une toupie et l’empoigna par les épaules. « Je suis Tobin ! »
Il essaya de se détourner pour lui cacher les pleurs qui brûlaient ses yeux, mais elle le maintint immobile. « S’il te plaît, Ki, j’ai besoin que toi, tu restes le même ! »
Humilié par sa propre faiblesse, il la força à le lâcher et emprisonna fermement ses mains dans les siennes. « Je suis désolé. Ce n’était pas cela que je voulais dire. Je voulais dire que, maintenant, tu es ...
— Une fille, voilà tout ?
— Non. Tu es appelée à régner, Tamir. Tu es déjà reine, de plein droit. » Elle essaya de se dégager, mais il tint bon. « Une reine dans l’intimité de laquelle ne saurait dormir, tout proche, ce chevalier de seconde zone que je suis pendant les froides nuits d’hiver, en compagnie de laquelle il ne saurait nager, avec laquelle il ne saurait s’amuser à lutter...
— Pourquoi pas ? »
Ce fut lui qui se dégagea pour le coup, tant lui était intolérable la peine qu’il lisait dans ses yeux. « Ce ne serait pas convenable ! Enfin merde, si tu dois être reine, il te faut en assumer le rôle, non ? Tu es toujours un guerrier, mais tu es aussi une femme ... ou une jeune fille, ce qui revient au même. Et que font les garçons et les filles ? Justement rien de tout ça. Pas les nobles, en tout cas » , ajouta-t-il en rougissant. Il s’était contenté de s’envoyer en l’air avec des servantes, en toute simplicité, comme tout le monde, mais c’était la première fois qu’il en avait honte.
Tamir se recula, les lèvres pincées d’un air grave, mais il s’aperçut que leurs commissures tremblaient. « Parfait. Laisse-moi, alors, pendant que je me lave. - Je vais aller voir comment se portent Nik et Tanil. Je ne serai pas long.
— Prends ton temps. »
Il se dirigea vers la porte. Elle ne le rappela pas, se borna à rester assise, là, comme fascinée par un trou dans le lit. Ki se faufila dans le corridor et rabattit doucement le loquet, le cœur en plein désarroi, mais, lorsqu’il se retourna, Tharin et Una se trouvaient là, qui le dévisageaient comme s’ils attendaient quelque chose.
« Elle va ... euh ... se baigner, bafouilla-t-il. Je reviens tout de suite. »
Il les frôla au passage, tête baissée. Pendant qu’il s’éloignait à grandes enjambées, le sentiment le poignait qu’entre Tamir et lui s’était bruyamment refermée à la volée une porte d’une autre espèce, le condamnant, lui, à rester dehors.
Tamir refoula de nouvelles larmes tout en se déshabillant avant de se laisser glisser dans la baignoire. Après s’y être complètement immergée, elle se savonna vivement les cheveux mais ses pensées persistèrent à la harceler.
Elle avait toujours été bizarre, même sous les traits de Tobin, mais Ki l’avait dès le début comprise et acceptée telle quelle. Or, on aurait dit que, maintenant, il n’arrivait plus à voir en elle que l’inconnue qu’elle était devenue ... une fille grêle et dépourvue d’attraits qui l’embarrassait trop pour qu’il la regarde. Elle enfila l’un de ses doigts dans la bague qui avait appartenu à sa mère et y contempla le profil de ses parents. Sa mère avait été belle, et elle l’était restée même après avoir sombré dans la folie.
Peut-être que si je lui ressemblais davantage ... ? s’interrogea-t-elle avec mélancolie. Ses chances étaient des plus maigres à cet égard.
Elle avait violemment envie d’en vouloir à Ki mais, sans lui, la somptuosité de la chambre lui donnait le sentiment d’une solitude excessive. Son attention s’égara vers l’immensité du lit. Il lui était rarement arrivé de dormir seule. D’abord, il y avait eu Nari, sa nourrice, avec elle, et ensuite Ki. Elle tenta de s’imaginer qu’elle le remplaçait par Una, mais cette idée la hérissa; elle gardait un souvenir cuisant du baiser que la jeune fille lui avait dérobé, se figurant que l’extrême réserve de Tobin à son endroit s’expliquait seulement par une timidité puérile. Elle n’avait guère eu le loisir de causer avec elle depuis sa métamorphose mais, grâce à Tharin et aux mesures qu’il avait prises, elle aurait beaucoup de mal à l’éviter, dorénavant.
« Par les couilles de Bilairy ! gémit-elle. Qu’est-ce que je vais faire ? »
Survivre, Sœur. Vivre pour nous deux.
Elle se redressa si brusquement sur son séant que l’eau déborda, inondant le sol. Frère se tenait devant elle, réduit à une silhouette vague mais parfaitement identifiable et que n’affectaient en rien les flammes du feu ni celle de la chandelle.
« Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Je croyais ... , je croyais que tu avais mis les voiles. »
Il était pénible de supporter la vue de son aspect actuel - l’image qu’il lui représentait du jeune homme qu’elle aurait sans doute été. Hormis qu’il était aussi pâle que jamais, que ses yeux avaient toujours la même noirceur inexpressive, il se montrait tel que s’il avait vécu, sa lèvre supérieure allant même jusqu’à s’ombrager d’un léger semblant de moustache sombre. Subitement effarouchée par la fixité du regard qu’il attachait sur elle, Tamir enveloppa ses genoux dans ses bras.
La voix chuchotante et âpre se remit à résonner dans son esprit. Tu vivras, Sœur. Pour nous deux. Tu gouverneras, pour nous deux. Tu me dois une vie, Sœur. « Comment m’y prendrais-je pour m’acquitter d’une dette pareille ? »
Il la considéra simplement sans mot dire. « Pourquoi es-tu encore ici ? demanda-t-elle. Lhel affirmait que tu serais libre dès que j’aurais tailladé ma chair pour en extirper le fragment de ton os. Le reste de ton corps a brûlé avec la poupée. Il n’en subsistait rien, pas même des cendres. »
Les morts ne connaissent pas de repos tant qu’ils n’ont pas obtenu vengeance.
« Vengeance ? Tu étais mort-né. C’est ce qu’on m’a dit. »
On t’a menti. Apprends la vérité, Sœur. Il chuinta le dernier mot comme s’il crachait un juron.
« Est-ce que tu peux me retrouver Lhel ? J’ai besoin d’elle ! »
Le démon secoua la tête en signe de dénégation, et ses lèvres mortes esquissèrent l’ombre d’un sourire qui donna des sueurs froides à Tamir. Le lien de peau et d’os était rompu. Elle se trouvait désormais dans l’incapacité de lui commander quoi que ce soit. Ce constat soudain l’effraya.
« Est-ce que tu es ici pour me tuer ? » murmura t-elle.
Les prunelles noires prirent une teinte encore plus ténébreuse, et le sourire se fit venimeux. Que de fois j’en ai eu envie !
Il s’avança, passa au travers de la paroi de la baignoire et s’agenouilla dans l’eau, devant elle, son visage à deux pouces du sien. L’eau devint sur-le champ d’un froid aussi mordant que celle de la rivière en bas du fort au printemps. Le démon empoigna les épaules nues de Tamir, et ses doigts glacés, d’une épouvantable dureté, s’incrustèrent dans sa chair. Tu vois ? Je ne suis pas un spectre si impuissant que ça. Je pourrais fourrager dans ta poitrine et te broyer le cœur comme je l’ai déjà fait au gros lard qui s’était intitulé ton gardien.
Elle était véritablement terrifiée, maintenant, infiniment plus qu’elle ne l’avait jamais été par lui. « Qu’est-ce que tu veux donc, démon ? »
Ta parole, Sœur. Venge-moi de mes meurtriers. Une prise de conscience abominable perça tout à coup les brouillards de la peur panique. « De qui s’agit-il ? De Lhel ? D’Iya ? » Elle déglutit un grand coup. « De Père ? »
Les assassinés ne peuvent prononcer le nom de leurs assassins, Sœur. Il te faut découvrir cela par toi-même.
« Le diable t’emporte ! »
Frère souriait toujours quand il se dissipa peu à peu. La porte s’ouvrit à la volée, et Tharin et Una se ruèrent à l’intérieur, l’épée dégainée.
« Que se passe-t-il ? » interrogea le capitaine.
« Rien, se hâta de répliquer Tamir. Je vais bien, je ...
Je pensais seulement tout haut. »
Tharin congédia Una d’un signe de tête, et elle se retira en refermant la porte sur elle. Lui parcourut la pièce d’un regard soupçonneux, tout en remettant sa lame au fourreau.
« J’ai presque terminé, reprit-elle en resserrant ses genoux contre sa poitrine. J’avais dit à Ki qu’il pourrait me succéder dans le bain, mais l’eau s’est refroidie. »
Frère avait dérobé ce qu’il y restait de chaleur. Non, garde-toi de penser à lui maintenant, ainsi qu’à ce qu’il a insinué. Elle avait déjà eu trop d’épreuves à supporter pour se voir imposer par surcroît la recherche de meurtriers parmi le cercle rétréci de ses amis dignes de confiance. Elle se cramponna au fait que Tharin ne s’était pas du tout trouvé dans les parages de Mère, au cours de cette funeste nuit-là. Mais Iya si, de même qu’Arkoniel. Peut-être y avait-il eu quelqu’un d’autre ? Il était par trop douloureux de réfléchir à ce sujet.
« Tu fais une drôle de tête. » Tharin l’aida à sortir de la baignoire et l’enveloppa dans une vaste serviette de flanelle dont il utilisa un coin pour lui frictionner les cheveux.
Après s’être bien épongée elle-même, Tamir laissa tomber la serviette à terre et, sans regarder Tharin, enfila de nouveau la robe de chambre.
Une fois qu’elle fut rhabillée, il la pressa de se mettre au lit, remonta l’édredon pour l’y emmitoufler puis s’assit et lui prit la main. « Voilà qui va mieux. »
Son regard affable la dénoua. Elle lui jeta les bras autour du cou et cacha son visage contre sa poitrine, indifférente à la puanteur de sang et de fumée qui se dégageait encore de lui. « Quel bonheur que tu sois toujours avec moi ! »
Il lui frotta le dos. « Aussi longtemps que je respirerai.
— J’ai l’intention de te faire prince du royaume, aussitôt que je serai reine. »
Il se mit à glousser. « Bien assez fâcheux que tu m’aies fait lord ! Fiche-moi un peu la paix. »
Il repoussa doucement une mèche humide qui s’était plaquée contre sa joue et tirailla l’une de ses nattes. « Tu te fais du souci à propos de Ki. »
Elle acquiesça d’un hochement. C’était d’ailleurs à demi exact.
« Il n’avait pas l’air plus heureux que toi quand il est parti. » Elle le sentit soupirer. « Tu es décidée à le garder près de toi, n’est-ce pas ?
— Tu trouves que j’ai tort ?
— Non, mais tu devrais tenir compte de ses sentiments personnels.
— Je serais enchantée de le faire, s’il consentait seulement à me les faire partager ! Il me traite comme si j’étais quelqu’un d’autre, à présent.
— Eh, mais que cela te plaise ou pas, c’est le cas.
— Non ! »
Il lui tapota l’épaule. « Peut-être bien la même, alors, mais avec quelque chose en plus.
— Des nichons, tu veux dire ?
— Parce que tu appelles nichons ces petites morsures de puce ? » Il éclata de rire en voyant sa mine outrée. « Oui, ton corps s’est modifié, et c’est un phénomène qu’il est impossible de considérer comme négligeable, surtout pour un jeune homme au sang chaud comme Ki. »
Elle se détourna, mortifiée. « J’ai envie qu’il me regarde comme une fille, qu’il m’aime bien de cette manière mais, d’un autre côté, je n’en ai pas envie. Oh, Tharin, je suis tellement paumée !
— Il faut à vos deux cœurs du temps pour se connaître.
— Tu me traites bien toujours de la même façon qu’avant, toi !
— Allons, allons, les choses sont totalement différentes avec moi, non ? À mes yeux, garçon ou fille, tu es l’enfant de Rhius. Seulement, tu as cessé d’être le bambin que je portais sur mon épaule ou pour qui je bricolais des jouets. Tu es mon seigneur et maître, et je suis ton homme lige. Quel rapport avec la position de Ki ? » Il ramassa la serviette abandonnée par Tamir et frictionna de nouveau sa chevelure qui persistait à dégouliner. « Je sais quelle tournure ont prise tes sentiments pour lui depuis un an ou à peu près. Il le sait, lui aussi.
— Mais cela ne devrait-il pas rendre les choses plus faciles ? »
Il arrêta de la sécher. « Que ressentirais-tu si tu découvrais en te réveillant, demain, que Ki était une fille ? »
Elle battit des paupières à travers ses mèches embroussaillées. « Ce n’est pas pareil ! Cela rendrait notre situation plus inextricable, comme à l’époque où j’étais un garçon. Dans l’état actuel des choses, rien ne nous empêche ... d’être l’un à l’autre. À condition qu’il le veuille bien !
— D’abord, il faudra qu’il arrête de voir Tobin chaque fois qu’il pose les yeux sur toi. Et ce ne sera pas facile, parce que c’est lui que son regard cherche encore aussi éperdument.
— Je comprends. Qui est-ce que tu vois, toi, Tharin ?
Il lui tapota le genou. « Je te l’ai déjà dit. Je vois l’enfant de mon ami.
— Tu aimais vraiment mon père n ‘ est-ce pas ? » Il opina du chef. « Et il m’aimait.
— Et pourtant, il t’a délaissé pour Mère. Pourquoi n’as-tu pas cessé de l’aimer, alors ?
— Il arrive parfois que l’amour puisse changer de forme plutôt que d’objet. C’est ce qui s’est passé avec ton père.
— Mais tes sentiments pour lui n’ont jamais changé, eux, n’est -ce pas ?
— Non. »
Elle était assez âgée maintenant pour deviner ce qu’il se gardait d’expliciter. « Et ça n’a pas été douloureux ? »
Jamais elle n’avait vu sa physionomie trahir un chagrin d’une telle évidence. En dessous perçait une pointe acérée de colère lorsque, avec un hochement de tête, il répondit . « Comme une brûlure atroce, au début, et longtemps après. Mais pas assez pour me faire prendre mes distances, et je puis affirmer aujourd’hui que je m’en réjouis. Il y a eu une période où j’aurais parlé tout autrement. J’étais un homme fait pour lors, et mon amour-propre me tourmentait.
— Pourquoi es-tu resté ?
— Parce qu’il m’en a prié. »
C’était la première fois qu’il lui en disait autant. « Je me suis toujours demandé ...
— Quoi donc ?
— Après que Maman fut tombée malade et l’eut accablé de son hostilité, vous êtes ... Père et toi, vous êtes redevenus amants ?
— Jamais de la vie !
— Pardon. C’était une goujaterie. » Il y avait eu néanmoins dans cette réponse péremptoire quelque chose qui la déconcertait... - un éclair de fierté. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien signifier mais eut le bon esprit de ne pas poser de question. « Ainsi donc, que dois-je faire avec Ki ?
— Lui donner du temps. Il n’aurait jamais pu t’aimer de la façon que tu désirais en tant que Tobin. Ces goûts-là lui sont étrangers, voilà tout. Mais il en a souffert et, maintenant, il souffre de la perte de ce que vous étiez l’un pour l’autre. » Il lui couvrit l’épaule avec la flanelle. « Accorde-lui le loisir de guérir. Tu peux faire cela pour lui, non ? »
Elle acquiesça d’un hochement. Évidemment qu’elle le pouvait. Mais elle n’en éprouvait aucun réconfort pour autant, ce soir-là. « Il est là, dehors ? - Il est parti tout seul de son côté, mais il va revenir.
Dans ce cas, nous aurons de nouveau besoin d’eau bouillante, sûrement. » Elle se prit à rêver. « Il faudra que je me retire pendant qu’il se baignera ? » Tharin haussa les épaules. « Il serait poli de t’en enquérir. »