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« C’est une chose que d’accepter sa destinée.

C’en est une tout autre que de la vivre. » 

 

 

 

« Je suis désormais Tamir ! » 

Ki se tenait aux côtés de son amie dans cette salle du Trône en ruine dont l’atmosphère était empestée par la puanteur âcre et suffocante de la ville en flammes, et il la contemplait pendant qu’elle déclarait publiquement qu’elle était une femme et l’héritière légitime du royaume. Imonus, le grand prêtre d’Afra, en avait établi la preuve en rapportant la stèle d’or perdue de Ghërilain. Elle était aussi haute qu’une porte, et Tamir s’y reflétait des pieds à la tête, couronnée par l’antique prophétie qui y était gravée :

 

Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir.

 

Elle n’avait pas encore l’allure d’une reine accomplie, plutôt celle d’une fillette loqueteuse et fatiguée, trop frêle pour ses effets d’homme souillés par les combats. Elle n’avait pas eu à se dévêtir cette fois pour la foule, mais il était impossible de se méprendre sur les petits seins pointus qui saillaient sous le tissu lâche de sa chemise.

Un vague accès de culpabilité poussa Ki à détourner d’eux son regard. La seule idée des circonstances dans lesquelles s’était opérée la métamorphose physique de Tobin persistait à le barbouiller.

Toujours vêtus de leurs robes sales, Iya et Arkoniel se trouvaient avec les prêtres au bas de l’estrade. Ils avaient eu beau contribuer à renverser la marée de la bataille, Ki savait aussi désormais à quoi s’en tenir au juste sur leur compte. Ces mensonges perpétuels étaient leur œuvre.

Les prêts de serments et les rituels poursuivant leur cours interminable, il se mit à observer la foule en s’efforçant de partager l’allégresse générale dont il était le témoin, mais il n’arrivait à penser pour l’heure qu’à l’aspect si juvénile et fragile de Tobin - non, Tamir -, à son courage, à son épuisement.

Dans l’espoir de lui donner quelque consistance, il tenta de se répéter mentalement le nom qui chamboulait toutes ses habitudes. Mais il avait eu beau voir de ses propres yeux la féminité qui conférait une pertinence indubitable à ce nom-là, peine perdue, son esprit refusait de s’y accoutumer, à moins que ce ne fût son cœur.

Je suis simplement fatigué.

Ne s’était-il véritablement écoulé qu’une semaine depuis qu’ils avaient pris la route d’Atyion sur l’ordre du roi ? Qu’une semaine en tout et pour tout depuis que lui avait été révélée la vérité sur Tobin, son ami le plus cher, le frère de son cœur ?

Il cligna vivement les paupières afin de chasser la sensation soudaine de brûlure qui lui picotait les yeux. Son ami n’était plus Tobin. Elle se tenait là, juste devant lui, mais il n’en avait pas moins l’impression que Tobin était mort.

Il jeta un coup d’œil oblique vers Tharin, dans la crainte que celui-ci, qu’il considérait comme son maître, son mentor et son second père, n’ait remarqué sa faiblesse. La gifle qu’il en avait reçue le soir où il s’était abandonné à la panique sur la route d’Atyion était trop bien méritée pour qu’il ne lui en ait su gré. Ils avaient formé quelques jours plus tard avec Lynx un trio compact pendant que, campé sur le perron du château, Tobin s’entaillait la poitrine pour en extirper le fragment d’os de Frère, mettant fin par là même au sortilège qui les enchaînait l’un à l’autre et faisant s’abattre le feu mystique destiné à anéantir sa propre enveloppe virile. Ils avaient assisté horrifiés à cette opération sanglante et à l’embrasement consécutif grâce auquel, sans périr pour autant, il s’était dépouillé de sa chair flétrie, tel un serpent de sa peau de l’année précédente, pour céder la place à une adolescente livide aux yeux caves.

Les rites s’achevèrent enfin. Tharin et la garde du corps nouvellement constituée resserrèrent les rangs devant les officiants. Sans s’écarter d’un pouce de Tamir, Ki s’avisa qu’elle vacillait un peu en descendant de l’estrade et, mine de rien, lui saisit le coude afin de la soutenir.

Mais elle dégagea son bras, non sans lui adresser un petit sourire tendu pour l’empêcher de s’abuser. C’était uniquement par fierté qu’elle récusait son aide.

« Votre Altesse nous autorise-t-elle à l’escorter jusqu’à son ancienne chambre ? questionna Tharin. Il vous sera possible de vous y reposer jusqu’à ce que l’on ait réussi à aménager des appartements plus convenables ailleurs. »

Tamir le gratifia d’un sourire reconnaissant. « Oui, je vous remercie. »

Arkoniel se disposait à suivre le cortège quand Iya le retint, et Tamir s’abstint tout autant de jeter un regard en arrière vers eux que de les prier de l’ accompagner.

 

Les corridors du palais étaient encombrés de blessés. Les remugles de sang empuantissaient l’atmosphère, et les poissons des bassins qui parsemaient les salles nageaient dans une eau toute rose. Des guérisseurs drysiens s’affairaient partout, submergés par le nombre inouï des patients dont l’état réclamait leurs soins. L’allure précipitée qu’on avait adoptée n’empêchait pas Tamir de jeter à la ronde des regards navrés, et Ki n’eut pas de peine à deviner ses pensées. Les soldats qui gisaient là s’étaient battus sous la bannière d’Erius, et c’est en faveur d’Ero qu’ils étaient tombés. Combien d’entre eux auraient-ils combattu pour elle ? Et combien d’entre eux consentiraient-ils à servir sous ses ordres, maintenant ?

En atteignant finalement son ancienne chambre, elle déclara. « Tu voudras bien monter la garde à ma porte, s’il te plaît, Tharin ? »

Ki hésita, pensant qu’elle entendait le quitter, lui aussi, mais elle balaya ses doutes d’un coup d’œil perçant, et il pénétra derrière elle dans la pièce saccagée qui leur avait auparavant tenu lieu de demeure commune.

Sitôt la porte refermée sur leurs talons, elle s’affala contre le vantail et éclata d’un rire mal assuré. « Enfin libres ! Pour l’instant du moins. »

Sa nouvelle voix continuait à le faire frissonner. À près de seize ans, Tobin n’avait toujours pas perdu son timbre perché de gamin. Encore éraillée par la bataille, celle de Tamir sonnait exactement de la même façon. Les ombres qui s’accumulaient avec le déclin du jour la faisaient elle-même étonnamment ressembler au prince Tobin, ses nattes de guerrier aidant, ainsi que les longs cheveux noirs qui lui encadraient le visage et lui ombrageaient le front.

« Tob ? » Le vieux diminutif lui échappait encore trop spontanément.

« Tu ne peux plus m’appeler ainsi. »

Ki perçut dans sa voix l’écho de sa propre gêne et voulut lui prendre la main, mais elle se déroba pour se diriger vers le lit.

Nikidès y reposait tel qu’ils l’avaient laissé, toujours inconscient. La sueur et le sang plaquaient ses cheveux blonds contre ses joues, et les bandages qui lui ceignaient le flanc en étaient tout encroûtés, mais il respirait d’un souffle égal. Pelotonné à ses pieds, le petit page de Tarir, Baldus, dormait profondément.

Elle posa une main sur le front du blessé. « Comment est-il ? demanda Ki.

— Fiévreux mais en vie.

— Eh bien, c’est toujours ça de pris. »

Des dix-neuf Compagnons qu’il y avait à l’origine, cinq avaient incontestablement péri, et les autres étaient portés disparus, sauf Nik et deux écuyers. Tanil aurait de la chance s’il survivait aux tortures barbares que lui avaient infligées les Plenimariens durant sa captivité. Lynx paraissait toujours aussi invinciblement résolu à ne pas survivre à son seigneur et maître, Orneüs, mais il ne s’en était pas moins tiré de chaque bataille sans une seule égratignure.

« Pourvu que Barieüs et Lutha soient toujours vivants ... » , murmura Ki, non sans s’interroger sur la manière dont leurs amis pourraient en réchapper sans eux. Il s’assit par terre et rebroussa machinalement sa tignasse hirsute. Elle avait considérablement poussé pendant l’hiver. Les fines tresses brunes qui lui encadraient le visage balayaient désormais son torse. « Où Korin a-t-il bien pu aller, selon toi ? »

Tamir se laissa choir près de lui et secoua la tête. « Je n’arrive toujours pas à croire qu’il ait abandonné la ville de cette manière-là !

— Tout le monde s’accorde à en attribuer la responsabilité à Nyrin.

— Je sais bien, mais comment Korin a-t-il pu se laisser subjuguer à ce point par ce salopard ? Il n’a jamais éprouvé plus de sympathie pour lui que nous-mêmes. »

Ki préféra se taire et garder par-devers lui l’âpreté de son sentiment personnel. Dès le jour où ils avaient fait sa connaissance, la pusillanimité du prince royal lui était aussi nettement apparue que ses qualités à Tobin. Elle tranchait sur ces dernières comme un filet de piètre alliage en plein milieu d’une épée somptueuse, et elle l’avait déjà trahi par deux fois sur le champ de bataille. Royal ou pas, Korin était un timoré, travers irrémissible pour un guerrier - et pour un roi, donc ... !

Tamir changea de position pour s’appuyer contre son épaule. « Et, d’après toi, comment auront réagi Korin et les autres, s’ils ont eu vent de mon aventure ? - Nik ou Tanil seront en mesure de nous l’apprendre à leur réveil, je suppose.

— Qu’en penserais-tu, si tu étais à leur place ? » s’inquiéta-t-elle, tout en grattouillant le dos de sa main pour en détacher un rien de sang séché. « Quelle impression ferait-elle, à ton avis, sur quiconque n’en a pas été le témoin oculaire ? »

Il n’eut pas le temps de répondre à cette question qu’Arkoniel se faufila dans la chambre sans avoir frappé. Avec ses picots de barbe et son bras en écharpe, il avait plutôt l’air d’un mendiant que d’un magicien.

Sa vue fut presque intolérable à Ki. Il avait été leur professeur et leur ami, du moins l’avaient-ils pris pour tel. Mais il leur avait menti pendant toutes ces années. Même à présent qu’il connaissait les motifs de sa conduite, Ki n’était pas encore certain de réussir à la lui pardonner jamais.

Arkoniel dut le lire dans ses pensées ou sur sa physionomie, car son regard dénonça un subit accès d’affliction. « Le duc mardi propose que sa villa tienne lieu de quartier général. Elle dispose d’une enceinte solide et n’a subi aucune espèce de dommage. Vous y seriez plus en sécurité qu’ici. Les incendies continuent à se propager.

— Dites-lui que j’accepte son offre, répliqua Tamir sans relever les yeux. Je veux que Nik soit avec moi, et Tanil aussi. Il se trouve actuellement dans le camp que nous avons envahi hier.

— Cela va de soi.

— Et nous devrions sauver autant que faire se pourra de la bibliothèque royale et des archives avant que le feu ne s’étende.

— On y a déjà veillé, la rassura Arkoniel. Et Tharin a également établi un poste de garde sur le Mausolée Royal, mais je crains que celui-ci n’ait d’abord été quelque peu pillé.

— Toujours sur moi que retombe la charge des morts, on dirait. » Tamir se leva et sortit sur le vaste balcon qui surplombait les jardins du palais et les toits de la ville, au-delà. Ki et Arkoniel l’y suivirent.

Les destructions avaient à peine touché cette partie du Palais Vieux. Des perce-neige et des massifs de narcisses blancs resplendissaient dans l’extinction progressive du jour. Au-delà des murailles s’appesantissaient sur la cité des nuées de fumée que les flammes illuminaient par en dessous.

Tamir leva les yeux vers le ciel maculé de rouge. « L’une des dernières choses que m’ait dites mon oncle avant notre départ pour Atyion fut que, si Ero était perdue, Skala le serait de même. Qu’en pensez-vous, Arkoniel ? Avait-il raison ? Sommes-nous arrivés trop tard ?

— Non. C’est un coup terrible, assurément, mais Ero n’est jamais qu’une ville parmi bien d’autres. Skala se trouve partout où vous vous trouvez. La reine est le pays. Je comprends que les choses vous paraissent lugubres à cette heure-ci, mais il est rare que la facilité préside aux naissances, et elles ne se déroulent jamais dans la propreté. Prenez un peu de repos avant que nous ne déménagions. Oh, puis Iya s’est entretenue avec certaines des femmes de votre garde. Ahra ou Una sont disponibles pour rester avec vous cette nuit.

— Ki est et demeure mon écuyer. »

Non sans avoir marqué un brin d’hésitation, le magicien souffla doucement . « Je ne crois pas que cela soit bien judicieux, vous si ? »

Tamir réagit avec une furie mal réprimée qui faisait flamboyer ses prunelles sombres et devant laquelle Ki lui-même ne put réprimer un mouvement de recul.

« C’est judicieux parce que je dis que ce l’est !

Considérez personnellement cela comme ma première proclamation officielle en tant que future reine. Ne serais-je à vos yeux de magicien qu’un fantoche manipulable à merci comme l’était mon oncle ? »

D’un air consterné, Arkoniel posa une main sur son cœur et s’inclina bien bas. « Non, cela, jamais. J’en fais le serment sur mon existence.

— Je saurai me souvenir que vous vous y êtes engagé, riposta-t-elle d’un ton sec. Quant à vous, sachez vous souvenir de mes propres paroles. J’accepte mes obligations vis-à-vis de Skala, des dieux, de ma lignée et de mon peuple. Mais je vous préviens tout de suite ... » Un léger tremblement fit vibrer sa voix. « Gardez-vous de me contredire sur ce point, Ki reste avec moi. Et maintenant... partez sur-le-champ !

— Qu’il en soit comme le souhaite Votre Altesse. » Il s’empressa de se retirer, mais non sans décocher en direction de Ki un regard navré.

Ki feignit de ne pas s’en apercevoir. Vous n’avez fichtrement pas volé de supporter les conséquences comme nous le faisons tous !

« Prince Tobin ? » Debout dans l’embrasure de la porte-fenêtre, Baldus frottait ses yeux ensommeillés. Il avait été caché dans un coffre au moment de l’assaut final par le valet de Tamir, Molay. Quand elle et Ki l’y avaient découvert par la suite, il était trop à bout de forces et terrifié pour s’être avisé de la métamorphose de son ancien maître. Il jeta à la ronde un regard abasourdi. « Où se trouve donc la princesse avec qui vous parliez, messire Ki ? »

Tamir alla le rejoindre et lui prit la main. «Regarde-moi, Baldus. Regarde attentivement.»

Les yeux bruns de l’enfant s’écarquillèrent démesurément. « Altesse, êtes-vous ensorcelée ?

— Je l’étais. Je ne le suis plus. »

Il hocha la tête sans grande conviction. « Une princesse enchantée, comme dans les contes des bardes ?» Tamir s’arracha un douloureux sourire. « Quelque chose de ce genre. Il va nous falloir te trouver un endroit où tu sois en sécurité. »

Le menton tout tremblant, le mioche se laissa tomber à deux genoux et lui étreignit la main en la couvrant de baisers. « Je veux vous servir toujours, princesse Tobin. De grâce, ne me congédiez pas !

— Bien sûr que je n’en ferai rien, si tu souhaites rester. » Elle le releva et le serra dans ses bras. « J’ai besoin de chaque homme loyal qu’il me sera possible de trouver. Seulement, tu dois dorénavant m’appeler princesse Tamir.

— Oui, princesse Tamir. » Il se cramponna à elle. « Où se cache Molay ?

— Je l’ignore. »

Ki doutait fort qu’ils le revoient jamais de ce côté-ci de la porte de Bilairy. « Va dormir un moment, Tamir. Moi, je monterai la garde. » À sa grande surprise, elle ne lui opposa pas d’objection et, allant s’étendre auprès de Nikidès à même la nudité du matelas, se tourna sur le flanc et se laissa finalement vaincre par son épuisement.

Ki s’empara d’un fauteuil et s’y installa, son épée dégainée en travers des genoux. Il était l’écuyer de Tamir et accomplirait son devoir, mais c’est avec un cœur d’ami bien lourd qu’il contemplait le visage plongé dans l’ombre.

 

Les ténèbres étaient closes quand Tharin survint, une lampe à la main. La soudaineté de la lumière fit ciller Ki. Tamir se dressa instantanément sur son séant, tâtonnant en quête de son épée.

« Tout est prêt, Tamir. » Le capitaine s’écarta pour laisser passer les porteurs du brancard destiné à Nikidès. Lynx entra derrière eux, chargé de l’armure que Tamir avait dû retirer.

« Je t’ai constitué une escorte dans la cour de devant, déclara Tharin. Tu ferais mieux d’endosser ton armure. Les rues sont tout sauf sûres. »

Ki prit des mains de l’autre écuyer le haubert aurënfaïe. Lynx ne s’en offusqua pas. La tâche incombait naturellement à Ki, tout comme l’honneur.

Celui-ci aida la princesse à enfiler le haubert de mailles souple puis lui boucla son corselet de plates. Ces pièces, à l’instar de celles qu’il portait lui-même, ainsi que Lynx et Tharin, provenaient toutes de l’armurerie d’Atyion. Tout en s’empêtrant les doigts dans les attaches peu familières, il se demanda ce qu’étaient devenues les armures qu’ils avaient laissées à Ero la nuit de leur départ. Perdues avec tout le reste, songea t-il avec regret. La sienne lui avait été donnée par Tobin qui l’avait dessinée lui-même.

Tamir, se reprit-il mentalement. Enfer et damnation ! Combien de temps lui faudrait-il encore pour que ce nom lui vienne à l’esprit naturellement ?

 

Les autres membres de la Garde royale les attendaient, en selle, dans la cour. Au-delà des murs, les incendies qui l’embrasaient encore illuminaient le Palatin comme en plein jour. Une brise ardente vous soufflait au visage, et les cendres qui s’étaient déposées sur toutes choses les givraient d’un gris funèbre.

Il y avait au moins une centaine de cavaliers réunis là. Nombre d’entre eux brandissaient des torches pour éclairer la marche. La plupart des chevaux avaient la crinière tondue, nota Ki. En signe de deuil pour le roi, peut-être, ou pour des camarades tombés au combat. La poignée d’hommes à quoi se réduisait la garde de Bierfût occupait le premier rang, persistant à former un groupe distinct. Aladar et Hadmen le saluèrent, et c’est d’une âme chagrine qu’il répondit à leur geste amical ; il manquait trop de visages au sein de leur cohorte.

Lady Una se trouvait présente, elle aussi, en compagnie d’Iya, d’Arkoniel et de la clique hétéroclite de collègues que la magicienne avait recrutés. Le restant se composait de soldats au torse toujours barré par le baudrier d’Atyion. Parmi eux se distinguaient avant tout le capitaine Grannia et ses femmes.

Lord Jorvaï et Lord Kyman, les premiers membres de la noblesse à s’être ralliés à Tamir, avaient eux-mêmes amené des contingents assez fournis de leur cavalerie personnelle.

Maniès le Gaucher brandit droit au ciel la bannière en lambeaux de Tamir. Elle arborait encore les deux armoiries conjuguées des parents de la jeune fille, Ero et Atyion. On avait noué tout en haut de sa hampe un long ruban noir, en commémoration du souverain défunt.

« C’est sous la bannière royale que tu devrais chevaucher désormais, déclara Tharin.

— Je n’ai pas encore été couronnée, si ? Au surplus, Korin l’a emportée, elle aussi. » Elle se pencha pour lui chuchoter dans le tuyau de l’oreille. « Tant de monde ? La maison d’Illardi se trouve à moins de trois milles d’ici.

— Je te le répète, les rues demeurent dangereuses.

Des quantités de gens d’Erius ont refusé de nous rejoindre. Il se pourrait qu’ils rôdent encore dans les parages, à mijoter va savoir quel attentat. »

Tamir arrima son épée sur sa hanche et descendit le perron au bas duquel son grand cheval noir était tenu par un homme qui portait encore les couleurs d’Erius. « Ne relâche pas une seconde ta surveillance et ne quitte pas Tamir d’une semelle, grommela Tharin à Ki pendant qu’ils lui emboîtaient le pas.

— Pardi ! » riposta l’écuyer tout bas. Qu’est-ce que Tharin se figurait qu’il allait faire, bayer aux corneilles comme s’ils partaient pour une partie de chasse ?

Comme il sautait sur le dos de son cheval d’emprunt, il s’aperçut que Tamir avait tiré son poignard.

Ayant constaté que la crinière de son destrier n’avait pas été tondue, elle empoigna tout un écheveau de rude crin noir et le trancha net, puis le fit roussir sur la flamme d’une torche voisine. Bien qu’il fût purement symbolique, c’était un acte d’une haute portée. « Pour l’ensemble de ma parenté, dit-elle, assez fort pour être entendue de chacun des assistants. Et pour tous ceux qui sont morts en braves au profit de Skala. »

Du coin de l’ œil, Ki vit Iya sourire et approuver d’un hochement.

 

Tamir et lui se placèrent au centre de la colonne, préservés de toutes parts par des cavaliers en armes et des magiciens. Jorvaï ouvrit la marche, tandis que Kyman et ses hommes fermaient le ban. Tharin chevauchait aux côtés de sa pupille, et les deux magiciens les flanquaient. Arkoniel portait en croupe Baldus qui, cramponné à lui, l’œil écarquillé, étreignait de sa main libre un petit baluchon.

Eu égard aux feux qui continuaient de ravager une grande partie du Palatin, l’itinéraire habituel jusqu’à la porte principale était impraticable. Force fut donc de traverser le parc dévasté jusqu’à une petite porte secondaire percée derrière les vestiges du bois sacré drysien.

Ce trajet les fit passer devant le Mausolée Royal. Tamir jeta un coup d’œil furtif vers les ruines noircies du portique. Des escouades de prêtres et de soldats veillaient sur les lieux, mais la plupart des effigies de reines en avaient disparu.

« Ce sont les Plenimariens qui ont abattu les statues ? »

Iya émit un gloussement. « Non, ce sont les défenseurs du Palatin qui les ont fait tomber sur la tête des assaillants.

— Je n’y suis jamais retournée, murmura Tamir.

— Pardon, Votre Altesse ? »

Ki comprit, lui. Le soir même de leur arrivée à Ero, Tamir était descendue dans la crypte pour y déposer les cendres de son père, et elle y avait vu le corps momifié de sa mère. C’était la seule fois où elle s’était aventurée en bas, évitant même de le refaire à l’occasion de la Nuit du Deuil et des autres jours saints. Ki se disait qu’après avoir dû subir tant d’années la compagnie de Frère, les morts, elle en avait eu plus que son content.

Et lui, où se trouve-t-il, à présent ? se demanda t-il. Le démon ne s’était plus du tout manifesté depuis la cérémonie de déliement. Toutes ses esquilles d’os dissimulées dans la poupée s’étaient envolées en fumée grâce à la magie. Peut-être Tamir était-elle en définitive délivrée de lui, conformément à la promesse de Lhel.

Et il est libre, lui aussi. Ki n’était pas près d’oublier la douleur atroce que la physionomie de Frère avait exprimée pendant les tout derniers instants. En dépit de toutes les peurs, toutes les souffrances que le fantôme, dans sa rage folle, avait suscitées au fil des années, de tout le mal qu’il s’était efforcé de faire, Ki espéra qu’il avait finalement franchi la porte fatale, dans l’intérêt de tout un chacun.