20
Les premières récoltes engrangées et les semailles achevées, de nouveaux nobles se présentèrent à Cima pour engager leur foi au nouveau roi. Dans chaque groupe de nouveaux venus, Lutha cherchait avidement des visages familiers. Il n’en trouva pas des quantités.
Des hérauts survenaient quotidiennement, mais certaines des missives qu’ils apportaient étaient d’un ton froid et se montraient des plus évasives quant à un soutien quelconque. D’autres semblaient plutôt conçues pour sonder le destinataire et pour soupeser ses chances contre les prétentions de Tobin. Elles lui posaient les mêmes questions que les divers vassaux qui n’avaient pas cessé de se geler les pieds sur place depuis le printemps: pourquoi ne s’était-il toujours pas mis en marche pour reconquérir la capitale ? Pourquoi restait-il dans une forteresse aussi lointaine, alors que le pays avait besoin de lui ? Pourquoi ne s’était-il pas acquitté de la moindre tournée royale ? D’aucuns lui proposaient la main de leurs filles, sans savoir qu’il s’était déjà remarié.
Korin et son escorte rentraient d’une chevauchée matinale sur la route du sud quand Lutha repéra un cavalier qui arrivait sur leurs arrières au triple galop. « Regardez là-bas, dit-il en pointant l’index.
— Un messager » , déclara Lord Nyrin, une main en visière pour ombrager ses yeux.
On fit halte, et le capitaine Melnoth rebroussa chemin avec une poignée d’hommes pour l’intercepter.
L’homme ne ralentit l’allure qu’au moment d’être presque arrivé sur eux. Bridant alors sa monture couverte d’écume, il cria. « J’apporte des nouvelles pour le roi Korin !
— Approche » , ordonna celui-ci.
Il s’agissait de l’une des créatures de Nyrin. « J’étais en train d’espionner à Ero, Majesté. Il s’est produit un nouvel assaut plenimarien. Ils ont attaqué au nord de la ville, et le prince Tobin les a écrasés.
— Tu as été témoin de la bataille, Lenis ? demanda Nyrin.
— Oui, messire. Ils disposent à la cour, là-bas, de magiciens puissants qui utilisent je ne sais quelle espèce de charmes incendiaires.
— Et en ce qui concerne mon cousin ? interrogea Korin en tortillant les rênes entre ses mains. Il se fait toujours passer pour une fille ?
— Oui, Majesté. Je suis parvenu à la voir ... enfin, le voir, l’entrapercevoir au moment de son départ.
— Et ? » insista Korin.
L’homme eut un sourire en coin. « Il fait une fille très moche, Majesté. »
La plupart de l’auditoire éclata de rire, mais Caliel et Lutha échangèrent des regards anxieux. En termes clairs, le chapeau de Tobin venait de s’orner d’une nouvelle plume. Ses partisans illiorains ne manqueraient pas de considérer sa victoire comme un nouveau signe de la faveur du dieu. Et ceux de Korin, ici, risquaient d’en faire autant. Ils manifestaient une impatience dont la virulence allait constamment croissant, tant les confondait son refus opiniâtre de bouger de là.
« Apporterai-je la nouvelle à la forteresse, Majesté ? » s’enquit le messager d’un ton nerveux.
Korin consulta Nyrin d’un coup d’œil avant de répondre.
Le magicien haussa les épaules. « On ne peut guère se flatter d’empêcher ce genre de nouvelles de circuler. »
Korin fit signe à l’homme de poursuivre sa route. « Enfer et damnation ! s’exclama Alben. Vous entendez ça, Lord Nyrin ? Encore une satanée victoire à porter au compte de Tobin, pendant que nous, nous languissons ici, au diable vauvert, à nous tourner les pouces !
— Sans doute ne s’agissait-il que d’une petite incursion, messire, lui répondit calmement Nyrin. Ce genre d’incidents prend toujours des proportions fantastiques au fur et à mesure qu’il se débite de bouche à oreille.
— Qu’importe, rétorqua Alben.
— Il a raison, vous savez, explosa Lutha. C’est nous qui devrions nous trouver là-bas, à résister à l’ennemi.
— Tiens ta langue, ordonna Korin. C’est à moi de décider quand nous partons ou si nous restons. Rappelez-vous cela, vous, tous tant que vous êtes ! »
En dépit de cette impérieuse déclaration, il écumait lui aussi de rage pendant leur retour à la forteresse. Quelles que fussent ses raisons personnelles de s’y attarder, l’inactivité le frustrait tout autant que les autres.
La nouvelle de la victoire fut encaissée avec toute la rancœur et tout le dépit que Lutha éprouvait lui-même. Ce soir-là, dans la grande salle, et pendant nombre de ceux qui suivirent, il surprit des regards noirs et des grommellements circonspects. Des guerriers qui s’étaient enfuis de la ville avec Korin étaient en proie à une nouvelle flambée de honte. Se pouvait-il, entendit-il certains chuchoter, que cette histoire de prophétie ne fût pas totalement infondée ?
Personne n’osait néanmoins discuter la légitimité du roi.
En cochant la fuite des jours sur le bâton qui lui servait de calendrier, Lutha vit arriver puis passer celui de l’anniversaire de Ki. Caliel et lui le fêtèrent, cette nuit-là, en levant une coupe de vin en son honneur, tout en se demandant s’il l’avait célébré, cette année. Ils avaient subi celui de Korin comme une corvée obligatoire et d’un ennui mortel.
Les relations de Korin et de Caliel ne s’étaient pas améliorées. À table, Cal occupait toujours sa place à la droite du roi mais, alors qu’autrefois tous les Compagnons s’étaient souvent repliés après le souper dans les appartements de Korin, Alben et Urmanis étaient désormais les seuls à y sembler les bienvenus. Quant à Moriel le Crapaud, s’il continuait aussi pour sa part à fouiner dans les parages où sa présence était le moins souhaitée, Korin paraissait en plus s’être pris de sympathie pour lui, et il l’agrégeait volontiers à son cercle intime de beuveries, du moins les nuits où il ne grimpait pas directement rejoindre Nalia dans sa tour.
C’est à la même époque que les Compagnons en vinrent à faire un tout petit peu plus connaissance avec la jeune princesse consort. Elle descendit dîner à la haute table de loin en loin, lorsque Korin les y recevait en privé.
Ils paraissaient encore mal à leur aise l’un avec l’autre, remarqua Lutha. Si Korin s’était montré un époux aimant et attentionné vis-à-vis d’Aliya, le fait qu’il n’éprouvait aucune affection comparable pour sa nouvelle épouse devenait de plus en plus flagrant. Nalia n’était pas loquace, mais elle s’efforçait poliment de faire un brin de causette avec quiconque se trouvait être son voisin de table. En s’avisant à quelques reprises que les yeux de Lutha étaient fixés sur elle, elle avait timidement souri.
Elle sortait souvent, toujours sévèrement gardée, se promener dans la cour du baile ou sur le chemin de ronde pendant les longues soirées. Lutha et les autres Compagnons lui tenaient lieu de cavaliers servants, mais la sempiternelle présence de Nyrin interdisait à peu près toute espèce de conversation avec elle en ces occasions où Korin, lui, se faisait invariablement remarquer par son absence.
Lutha n’avait que faire de bavardages pour éprouver une sympathie croissante pour elle. Lui-même n’était pas franchement beau garçon, mais il savait pertinemment que ce défaut d’attraits comptait infiniment moins chez un guerrier que chez une épouse. Nalia n’avait sans conteste rien d’une beauté, mais sa voix était assez plaisante pour qu’il se demande ce que donnait son rire, s’il avait jamais l’occasion d’éclater. Il émanait de toute sa personne une dignité de grande dame qu’il admirait, mais ses yeux avaient une telle expression de tristesse qu’il en avait le cœur brisé.
Ce devait être une rude épreuve pour elle, aussi, que d’être l’objet des chuchotements de toute une forteresse curieuse de savoir si elle était finalement enceinte ou non. Korin continuait à rendre des visites nocturnes à la tour, mais Lutha avait vu plutôt deux fois qu’une la tête qu’il faisait en se rapprochant de la porte, et ce n’était pas celle d’un jeune époux comblé. Il était de notoriété publique qu’il passait une heure ou deux là-haut puis retournait dormir dans son propre lit.
En tout état de cause, il y avait dans cette manière de traiter une femme, sa propre femme, attirante ou non, quelque chose de pis qu’incongru. À Ero, Korin s’était plus galamment comporté avec ses putains.
« Peut-être est-ce le souvenir d’Aliya qui l’empêche de mieux se conduire envers Nalia » , suggéra Barieüs, une nuit où les Compagnons se trouvaient tous réunis autour d’un pichet de vin dans l’un des lugubres postes de garde.
« Aliya était belle, et c’est par amour qu’il l’avait choisie, lui rappela Alben. Celle-ci ? Moi aussi, je la ferais tenir sous clef, si elle m’appartenait.
— Voilà un sentiment peu viril, même de ta part » , gronda Caliel. En leur mettant les nerfs à vif, la situation avait délabré les égards mutuels.
« Enfin, tu ne penses pas qu’il a jeté son dévolu sur elle spontanément, par amour ou pour la romance, hein, dis voir ? riposta Alben. Elle est une fille du sang, l’une des dernières subsistantes qui soit en âge de mettre bas, pour autant que sache n’importe qui. Je le tiens de la bouche même de Nyrin.
— De plus en plus intime avec lui, n’est-ce pas ? marmonna Lutha, éméché.
— Tu parles d’elle comme s’il s’agissait d’une chienne primée qu’il a dans son chenil » , enchérit Caliel.
Alben haussa les épaules. « Qu’est-ce que tu te figures qu’il fait avec elle là-haut, la nuit ? Qu’il lui lit de la poésie ?
— Ferme ta sale gueule, bougre de bâtard sans cœur ! aboya Lutha. C’est de la princesse consort que tu parles si légèrement. Elle est une dame du sang !
— Et toi son champion ? » Alben jeta sa coupe par terre et bondit sur ses pieds, bouillant de se battre.
Caliel se précipita entre eux. « Arrêtez ça, vous deux ! Le châtiment prévu pour les bagarres est toujours en vigueur, et je n’ai nulle envie d’être celui qui devrait l’infliger ! »
Alben dégagea rageusement son bras de l’étreinte de Caliel.
« Où c’est qu’elle a sa famille, au fait ? s’étonna tout à coup Urmanis d’une voix pâteuse de pochard. À ce propos, d’où c’est qu’elle est sortie, et comment on sait si elle est bien ce qu’elle prétend ? »
Son intervention laissa tout le monde pantois. Au bout d’un moment, Alben se raffala sur son siège et rafla la coupe de vin de son écuyer. Après l’avoir vidée d’un trait, il se torcha la bouche et maugréa. « Ce n’est toujours pas moi qui vais questionner Korin là-dessus. Allez-y, si ça vous tracasse tant que ça. Par les couilles de Bilairy, Lutha, on jurerait qu’elle est ta femme à toi, quand tu t’emballes comme ça à son sujet ! Si j’étais toi, je me garderais de laisser Korin surprendre les œillades que tu lui faufiles.
Salopard ! » Lutha bondit à nouveau sur ses pieds, ulcéré tout rouge par l’accusation. Il ne fallut pas moins cette fois de Caliel et de Barieüs pour l’empêcher de sauter à la gorge d’Alben. Celui-ci éclata de rire quand ils entraînèrent leur ami de vive force à l’extérieur avant qu’il n’ait pu défendre son honneur.
Installée en chemise près de la porte du balcon dans l’espoir de respirer une bouffée de brise matinale.Nalia baissa les yeux vers son giron maculé de rouge et sourit. Elle se fichait éperdument des souillures et du désagrément de son flux lunaire; elle l’accueillait au contraire comme un signe de répit bienvenu aux empressements glacés de son époux.
Il persistait à venir la visiter presque chaque nuit, et elle ne se refusait jamais à lui, quitte encore à pleurer parfois à chaudes larmes après son départ. Il ne se montrait ni brutal ni grossier, mais pas passionné non plus, loin de là. Leurs rapports se réduisaient à l’accomplissement pur et simple d’un devoir, d’une besogne dont il fallait se débarrasser le plus vite et le plus efficacement possible. Elle n’y prenait pas l’ombre d’un plaisir quelconque et se demandait s’il en éprouvait lui-même, en dehors du soulagement physique conclusif. L’eût-il violentée qu’elle aurait peut-être trouvé finalement le courage de se précipiter dans le vide du haut du balcon. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle s’était peu à peu résignée.
Avec Nyrin, elle avait connu l’affection, la passion même, et elle s’était figuré, bien à tort, qu’elle était sa bien-aimée.
L’existence avec Korin ne lui offrait rien de semblable. Lorsqu’il n’était pas ivre, il prenait le temps de siroter une coupe avec elle et de lui dire quelques mots de sa journée avant leur accouplement. Mais, comme il ne faisait que la tanner de conjectures sur le matériel de guerre et les opérations militaires éventuelles, il l’ennuyait mortellement.
Parfois, il l’interrogeait sur sa propre journée, cependant, et elle avait osé lui laisser entendre l’épreuve que représentaient pour elle tant d’heures creuses. Il l’avait étonnée en lui permettant de descendre dîner plus souvent. Quitte à s’opposer encore à ce qu’elle sorte de la forteresse pour aller faire une balade à cheval ou à pied le long des falaises, sous prétexte qu’elle n’y serait pas en sécurité, il se mit à lui procurer de petits réconforts.
Elle avait des tas de livres, maintenant, des corbeilles à ouvrage, du matériel de peinture, et même une cage d’oiseaux jaunes qui l’égayaient. Korin lui fit également présent de parfums et de produits de beauté, mais elle les reçut plutôt comme des railleries implicites. Son miroir ne lui avait jamais menti, et elle avait depuis longtemps conclu la paix avec ce qu’il reflétait. Ce mari qu’elle avait se figurait-il qu’un peu de fard modifierait l’aspect de son visage ? Elle fut blessée qu’il y attache assez d’importance pour lui envoyer des cadeaux pareils, tout comme elle continuait à l’être qu’il ne consente à la rejoindre au lit qu’après avoir éteint les lampes. Nyrin ne lui avait jamais infligé le sentiment qu’elle était laide.
Nyrin ... Elle avait encore l’impression que son cœur allait se disloquer, chaque fois qu’elle pensait à lui. Elle ne pouvait pas esquiver sa présence; il était là, à table, et il accompagnait souvent ses promenades, lui parlant d’un ton badin de choses indifférentes, comme s’ils n’étaient tous deux que de simples connaissances. Elle se rendait compte à présent de la jouissance perverse que lui procurait ce petit jeu avec elle, tant il était assuré qu’elle se trouverait dans l’incapacité de jamais révéler la vérité à Korin, à supposer qu’elle ait seulement le front de le faire.
Oh, comme elle y aspirait pourtant ! Il lui arrivait de rêver qu’elle la hurlait si fort que Korin passerait sa rage sur son séducteur. Le Korin de ses rêves était un homme plus chaleureux, plus gentil que le véritable à l’état de veille. Elle aurait tellement préféré qu’il ne soit pas si beau ni si froidement attentionné ! Elle ne parvenait pas à se résoudre à l’exécrer aussi totalement qu’elle exécrait Nyrin, mais il lui était tout aussi impossible de l’aimer.
Elle s’habilla puis se replongea dans son fauteuil. « Tomara, veuillez avertir mon mari que mon sang de lune est revenu. »
La bonne femme examina le linge souillé, et Nalia s’aperçut qu’elle comptait en silence sur ses doigts. « Oui, Dame. Si c’est pas pitié !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Ben, parce que vous n’avez pas conçu, malgré tout le mal qu’il se donne ! »
Nalia fut choquée par le ton légèrement réprobateur. « À vous entendre, ce serait ma faute. N’ai-je pas enduré ses efforts sans me plaindre ?
— Bien sûr que si, ma Dame. Mais il a engendré des enfants avec d’autres femmes, avant vous.
— D’autres ? » exhala-t-elle d’une voix défaillante.
Elle n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle.
La vieille lui tapota la main. « y a des femmes qu’ont les entrailles rocailleuses, ma Dame, et qui peuvent pas faire germer la graine de leur mari, si souventes fois qu’il la sème. Si vous finissez par vous prouver stérile, alors, qu’est-ce qu’il fera, notre jeune roi, pour obtenir un héritier ? » Elle secoua la tête et se mit à faire le ménage de la pièce.
Des entrailles rocailleuses ? Nalia pressa ses doigts sur ses lèvres, de peur de trahir le brusque espoir qui l’envahissait. La semence de Nyrin non plus n’avait jamais poussé en elle ! Qu’elle soit stérile, et Korin n’aurait plus rien à faire d’elle. Peut-être alors qu’il la répudierait en faveur d’une autre, et libre, elle serait libre !
Elle se ressaisit bien vite et ramassa son tambour de broderie. « Vous dites que mon époux a déjà eu des enfants avec d’autres femmes ? Est-ce qu’aucun d’entre eux ne peut être son héritier ? Qu’est-il advenu de sa première épouse ?
— Une triste histoire, ça. Elle a eu deux grossesses, mais la première s’est terminée par une fausse couche, et elle est morte en essayant de mettre au monde la seconde fois.
— Et l’enfant ?
— Mort, lui aussi, le pauvre petiot. Si Sa Majesté a eu des bâtards, je n’en ai pas entendu parler. D’ailleurs, y a qu’un héritier légitime qui peut faire l’affaire, dit Lord Nyrin. C’est ça qui fait de vous un joyau si précieux, ma Dame. Vous avez le sang, et Lord Nyrin affirme qu’on pond des filles, dans votre famille. Si vous en donnez une au roi, qui pourra contester ses droits au trône, alors ? Toujours pas ce maudit prétendant d’Ero ! » Elle fit un signe de malédiction. « Purs mensonges ou nécromancie, voilà tout ce que c’est ! Aussi fou que sa mère il est, celui-là, tout le monde est d’accord là-dessus.
Le prince Tobin, vous voulez dire ? » demanda Nalia. Korin parlait rarement de son cousin, sauf pour le qualifier d. « dingue » et d. « usurpateur » .
« Votre malheureux époux l’aimait comme un frère.
Mais, pendant la bataille d’Ero, le prince Tobin s’est enfui, puis il est revenu avec une bande de renégats à sa solde en proclamant qu’il était une fille et la reine ! »
Nalia la regarda, les yeux écarquillés, puis éclata de rire. « N’allez pas me dire que quiconque ait cru ce bobard ?
Pourquoi vous vous figurez qu’on est là, nous, tout là-haut, plutôt qu’en bas, dans la capitale ? demanda Tomara. Que des traîtres et des abrutis que c’est, mais y en a assez pour appuyer les prétentions du mioche. Va y avoir la guerre, je vous garantis, s’ils essayent d’aller contre le roi Korin. C’te foutaise ! C’est ces illiorains et un paquet de prêtres branques et de magiciens qu’y a derrière ça. Vous voyez où qu’on en est rendus ? Non, ma Dame, vous faut porter une fille pour votre cher et tendre, et tôt fait, comme pour le bien du pays. »
Conformément aux vœux de Nalia, la nouvelle de sa menstruation tint Korin au diable pendant la période escomptée. Elle broda, joua aux cartes avec la femme de charge et se plongea dans ses livres, des histoires de chevaliers succombant pour l’amour de leurs dames. Tomara lui servit des infusions spéciales, des mixtures de feuilles de canebaie, de miel et de racine de licorne, destinées à rendre ses entrailles plus fertiles.
À sa grande surprise, la pensée de la première épouse du roi et des autres enfants qu’il avait bien pu engendrer lui trottait constamment dans l’esprit. Ce n’était certes pas qu’elle fût jalouse, oh non, mais elle s’ennuyait à mourir, voilà tout, ce qui la rendait avide de commérages, n’importe lesquels.
« Vous pourriez tirer cette affaire au clair pour moi, Tomara. C’est de mon mari qu’il s’agit, après tout. Est-ce que je n’ai pas le droit de savoir ? Ça aiderait, peut-être, la cajola-t-elle un beau jour, sensible à l’attention qu’elle suscitait. J’ai tellement envie de lui faire plaisir ! mentit-elle. Il doit bien y avoir parmi ses gens quelqu’un qui connaisse ses ... goûts ? »
Par chance, la vieille n’était pas sans avoir quelque propension aux ragots, et elle vint à bout de sa tâche les doigts dans le nez. Lorsqu’elle apporta le plateau du souper, le soir même, elle arborait un sourire plein de suffisance.
« Mouais, ça se pourrait » , convint-elle d’un air taquin, pendant qu’elles s’installaient au coin du feu pour prendre ensemble leur repas.
Nalia l’embrassa comme elle avait coutume de le faire avec sa nourrice pour la séduire et lui soutirer des secrets. « Allez, dites-moi, vous avez parlé avec qui ?
— Avec le valet de chambre de Sa Majesté. Il m’a raconté que son maître n’avait pas engendré d’enfants vivants du tout ! Pas même si peu qu’un bâtard. Les ventres ont enflé, mais y a pas eu un gosse qui a vécu.
— Pas un seul ? Ce que c’est triste ! s’exclama t-elle, oubliant un moment ses propres espoirs. Comment s’étonner que Korin ait l’air si morose quand il vient me voir ?
— Ouais, la guigne, murmura Tomara tout en grignotant une tranche de pain, mais l’ œil allumé de malice.
— Il y a quelque chose d’autre, n’est-ce pas ?
— Eh bien, je ne devrais pas vous dire ...
— Tomara, je ... je vous l’ordonne !
— Ben, c’est rien que des racontars, hein ?
Attention ... Les soldats, c’est pire que les vieilles femmes, quand ça s’y met, puis d’un superstitieux ! - Parlez donc ! s’écria Nalia, qui l’aurait volontiers pincée.
— Ben, juste entre nous deux, ma Dame, j’en ai entendu, dans les rangs, des qui chuchotent que la graine de Korin est maudite, rapport à son père qui a piqué le trône à sa sœur. Mais la princesse Ariani était démente comme une belette au printemps, et elle n’a pas eu de fille. Mort-née, que la petite était, si c’est pas elle-même qui l’aura tuée. Qui sait ? Y a pas de miracle, que ce fils à elle, il a tourné mauvais genre.
— Oh, vous allez me rendre folle avec vos boniments ! Le prince Tobin, je n’en donne pas l’ombre d’un fifrelin. Parlez-moi de Korin !
— C’est rapport à la prophétie. Sûrement que vous êtes au courant de ça ?
La Prophétie d’Afra, vous voulez dire ? C’est à cause d’elle que le vieux roi et mon mari sont maudits ?
— C’est ça que les illiorains voudraient nous faire avaler, toujours, renifla Tomara. "Toutes les sécheresses et la rouille sur les récoltes et puis cette peste ? C’est tout parce qu’une ‘fille de Thelâtimos’ occupe pas le trône." Ç’a pas empêché les pluies de revenir ce printemps, si ? »
Nalia réfléchit à cet aspect des choses. « Mais le roi Erius est mort. Peut-être que ça a rompu la malédiction ?
— Que c’ en dit long sur les illiorains qui veulent à tout prix une reine. Et raison de plus pour que cet autre prince, il débarrasse le plancher, je dis. y a pas plus légitime que Korin, puisqu’il est le fils du premier-né d’Agnalain.
— Mais alors, cette malédiction sur les enfants de Korin ? » s’impatienta Nalia.
Tomara se pencha pour lui souffler en confidence . « Paraît qu’il a engendré que des monstres, morts avant d’avoir pu seulement respirer un coup. »
Nalia frissonna, malgré la chaleur persistante de la journée. « Son autre épouse, elle est bien morte en couches ? »
La vieille s’aperçut tout de suite de son pas de clerc. « Oh, mon chat ! Elle n’était pas de la lignée royale, elle, hein ? C’est pas comme vous. Le vieux roi est mort, et il a emporté la malédiction dans sa tombe. Le soleil brille sur le nouveau roi et sur vous. Vous êtes la dernière, voyez-vous ! Avec plus rien d’autre que deux princes, c’est vous qu’êtes la fille de Thelâtimos, et c’est vos enfants qu’ont la vraie légitimité. Vous serez la mère de reines ! »
Nalia hocha bravement la tête, mais la peur donna une saveur de cendres au pain qu’elle mastiquait.
Ses saignements cessèrent le sixième jour, et si Korin reprit ses visites maussades dès la nuit suivante, il le faisait parfois dans un tel état d’ébriété que c’était à peine s’il était capable d’arriver à consommation.
Tomara se remit elle aussi à l’abreuver de ses sales infusions d’herbes, mais Nalia faisait seulement semblant d’en boire et puis les vidait dans la chaise percée sitôt que la vieille était sortie de la pièce.