16
Après un sommeil sans plus de rêves, pour une fois, Tamir se réveilla tôt, le lendemain, consciente dès avant d’avoir ouvert les yeux que Ki ne l’avait pas quittée de toute la nuit. Elle avait la joue pressée contre son épaule et, en bougeant pendant qu’elle dormait, lui avait lâché la main et passé un bras autour de sa taille. Il était encore assoupi, couché sur les couvertures, la tête formant contre les traversins un angle des moins confortables, et une main crispée sur son coude à elle.
Pendant quelques instants de demi-somnolence, rien ne distingua ce matin-là de n’importe quel autre matin de leur prime jeunesse. Mais, lorsqu’elle eut recouvré tous ses esprits, Tamir sursauta. Que valait-il mieux faire ? Rester immobile et ne pas réveiller Ki ? Essayer de retirer son bras avant qu’il ne s’aperçoive de la posture qui était la leur ? Pétrifiée par l’indécision, elle demeura là, à étudier les traits du dormeur, la joue et la main frôlées par des mèches de ses longs cheveux qui s’étaient déployés sur le traversin. Ses cils sombres faisaient sur sa peau hâlée l’effet de coups de pinceau délicats sur un parchemin, et les menus picots qui constellaient son menton captaient la lumière du petit jour. Ses lèvres à peine entrebâillées semblaient d’une douceur extrême.
Si proches, songea-t-elle, exactement comme dans le rêve qu’elle avait fait tant de fois et au cours duquel ils s’embrassaient presque, au bord des falaises qui surplombaient le port. Quelle impression cela donnerait-il ? C’était si tentant, de n’avoir qu’à s’incliner juste un petit peu plus pour savoir à quoi s’en tenir ... !
Mais elle n’eut pas le temps d’en trouver le courage qu’il ouvrit les yeux en papillotant, ce qui la fit reculer. Il referma instinctivement la main sur son bras, la clouant dans sa position, à un souffle d’intervalle. Si près.
Ki écarquilla les yeux puis la libéra et se coula si précipitamment de dessous son bras qu’il bascula pardessus le rebord du lit et s’affala par terre avec un bruit sourd du dernier comique.
Juste comme dans mes rêves, songea-t-elle, écartelée entre le fou rire et le chagrin de cette retraite précipitée.
« Euh ... bonjour, bégaya-t-il en rougissant jusqu’aux oreilles lorsqu’elle se pencha vers lui.
— Tu ... tu n’avais pas l’air installé bien commodément... » , débuta-t-elle avant de s’arrêter pile, le visage en feu quand elle s’aperçut que, la chute ayant retroussé sa chemise de nuit jusqu’à la ceinture, son sexe s’exhibait à demi érigé.
Elle se détourna promptement, tentée de retourner s’enfouir sous les couvertures jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de comprendre ses émotions désordonnées. Ça ne veut rien dire, strictement rien. Ça m’arrivait tout le temps, avant...
Après s’être dépêché de rabattre sa chemise, Ki lui adressa un sourire mal ficelé. « Non, j’étais très bien. Et tu as dormi ! Plus de cauchemars ?
— Non, pas de rêves.
— Eh bien... Bon. » Sa gêne était toujours aussi manifeste, en dépit de son sourire. Du coup, elle se sentit encore plus mal dans sa peau.
« Je suis désolée. J’aurais dû te réexpédier dans ton propre lit.
— Ça ne m’a pas dérangé du tout, protesta-t-il. J’ai seulement... Est-ce que tu as faim ? »
Non, j’ai envie de t’embrasser, songea-t-elle, horripilée.
Elle fut soulagée quand il s’habilla et partit chercher de quoi déjeuner. Elle s’empressa de passer dans sa penderie, y préleva une robe au hasard et l’enfila à la va-vite par-dessus sa camisole. Lorsque Ki finit par reparaître, elle avait repris tout son empire sur elle-même, ou se l’affirma du moins.
Après avoir avalé leur pain et leur fromage arrosés de bière, ils se rendirent de conserve dans la cour au temple couvert d’une bâche. De petites oriflammes frappées de l’Œil d’Illior et du croissant de lune flottaient à ses cordages et à ses piquets, certaines d’entre elles presque réduites à des haillons.
L’un des prêtres d’Afra était assis sur un tabouret bas sous l’auvent. Les pans volumineux de sa robe rouge et son masque d’argent préservaient son anonymat, mais Tamir reconnut Imonus à ses longs cheveux gris.
Frappée par la lumière du matin, la stèle d’or brillait comme un miroir. Sa surface lisse était maculée d’innombrables empreintes de doigts. Les fidèles émerveillés la touchaient comme un porte-bonheur pendant leurs oraisons. Tamir y plaqua sa paume, tout en imaginant ses ancêtres en train de procéder de même. Peut-être ne s’agissait-il que d’un mirage lumineux, mais elle eut pendant une brève seconde l’impression d’y apercevoir le reflet d’une autre femme, campée juste derrière elle. Son visage était indistinct, mais Tamir parvint à voir qu’elle portait une couronne et une épée.
« Bonjour, Grand-Mère » , murmura-t-elle, sans trop savoir à quel spectre elle avait affaire en l’espèce.
« Il n’appartient qu’à une reine de discerner là une autre reine, déclara Imonus. Vous faites bien de la saluer avec autant de respect. Mais je pense que vous n’êtes pas sans avoir quelque pratique des esprits. »
Tamir laissa retomber sa main. « Je me disais que ce n’était peut-être qu’une ombre.
— Vous êtes trop modeste » , répliqua-t-il d’un ton plutôt malicieux.
Devoir s’adresser à ce masque inexpressif la désarçonnait. « Ne pourriez-vous parler à visage découvert ? Il n’y a personne d’autre par ici.
— Pas lorsque je remplis mon office, Altesse. Pas même en votre faveur.
— Ah. » Pendant un moment, elle s’agita nerveusement sous ce regard impassible, puis finit par brandir les plumes de chouette dont elle s’était munie. « Je suis venue faire une offrande et poser une question. Seulement, je ne connais pas encore les prières appropriées.
— Déposez votre offrande et posez votre question.
Illior vous entendra. »
Tandis qu’elle s’inclinait pour jeter les plumes sur le brasero, quelque chose vola par-dessus son épaule et tomba dans les braises, en éparpillant quelques-unes tout en soulevant une petite gerbe d’étincelles. C’était un bout de racine noueux, qui se ratatina au contact du feu, se mit à fumer puis s’enflamma, exhalant une odeur d’humus et de résine.
Ainsi, tu es là ... , songea-t-elle.
Frère avait déjà déposé des offrandes de ce genre sur l’autel du petit temple domestique du fort, jadis, à Bierfût : racines, glands, feuilles mortes, cadavres de taupes. Tamir jeta un regard à la ronde sans découvrir le moindre indice de sa présence, à l’exception du morceau de bois.
« Vous êtes assiégée d’ombres et d’esprits » , déclara Imonus d’une voix douce.
Une sensation glaciale escalada l’épine dorsale de Tamir, malgré la tiédeur du soleil sur sa nuque. « Est-ce que vous voyez mon frère ? »
Imonus acquiesça d’un hochement. « Il vous a fait terriblement souffrir, et vous lui. Il continue de vous hanter.
— Oui » , reconnut-elle dans un souffle. Elle gratifia
Ki d’un demi-sourire tendu puis mit un genou à terre devant le prêtre, de manière à pouvoir lui parler tout bas. « C’est le motif de ma visite, aujourd’hui. Il exige quelque chose de moi, mais il parle par énigmes, et il ment. Existe-t-il quelque sortilège qu’il vous soit possible d’utiliser ?
— Savez-vous en quoi consiste sa requête ?
— Oui, mais pas la manière de l’exaucer. Vous êtes le serviteur de l’Oracle. Pouvez-vous m’aider à en apprendre davantage ?
— Je n’en suis que le serviteur, comme vous le dites. Le temps est venu de suivre vos ancêtres, Tamir Ariani Agnalain, et de vous rendre en personne à Afra. L’Oracle voit plus loin que n’importe quel prêtre.
— C’est à des journées de marche. J’ai tellement à faire ici, sans compter qu’il me faut conduire mes gens à Atyion.
— Vous devez partir pour Afra, fille d’Ariani.
Chaque reine a fait un pèlerinage là-bas afin d’honorer la générosité de l’Illuminateur et d’y demander conseil en vue de son règne. »
Tamir s’efforça vainement de réprimer son impatience. « Alors, vous ne pouvez pas m’aider ?
— Je n’ai rien dit de tel, Altesse. Je vous ai seulement confessé mon impuissance à répondre à votre question. Il est une autre offrande que vous pouvez faire, toutefois. Mettez une pièce dans la corbeille, et je vous montrerai. »
Elle pêcha un sester dans son aumônière et le jeta parmi les autres offrandes en espèces. Imonus se pencha pour retirer d’un pot couvert qu’il avait à ses pieds un petit sachet de tissu. « Agenouillez-vous devant le brasero, dit-il en lui remettant l’objet. Déposez une autre plume sur les braises avec ceci, puis plongez votre visage dans la fumée. »
Tamir s’exécuta et laissa tomber ses offrandes sur les charbons ardents. La plume prit feu instantanément et se tortilla jusqu’à n’être plus que cendres. Le sachet d’encens brûla plus lentement et libéra un nuage de fumée au parfum suave. Mais, au lieu de s’élever toute droite en heureux présage, la fumée se contorsionna au ras des braises en vrilles tâtonnantes comme des doigts.
« Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Tamir, alarmée, pendant que celles-ci s’enroulaient autour d’elle.
— C’est le souffle de l’Illuminateur, cette fumée-là. Inspirez-en, Altesse, et il se peut que vous trouviez votre réponse. »
Non sans quelque appréhension, Tamir éventa la fumée pour qu’elle monte lui baigner la figure et l’inhala à pleins poumons. C’était à la fois douceâtre et corsé, mais pas désagréable, quitte à lui donner vaguement le tournis.
La fumée l’enveloppa. Le sachet devait avoir contenu plus d’encens qu’elle ne l’avait d’abord cru ; le nuage était à présent si dense qu’il lui dérobait complètement la vue du temple et de la cour. Prise d’une quinte de toux, elle essaya de le dissiper en agitant la main devant son visage. Il se brouilla sous ses yeux puis s’ouvrit brusquement.
Elle laissa échapper un hoquet de stupeur, car, au lieu d’Imonus et de la stèle, son regard découvrit un haut col de montagne. Une route sinuait durement devant elle, cramponnée aux flancs rocheux de sommets stériles. Dans le lointain, campé au milieu du chemin sous une arche peinte, Frère lui faisait signe de venir le rejoindre. Une femme se tenait juste derrière lui. La distance interdisait à Tamir de l’identifier, et cependant, elle entendait distinctement ses paroles, aussi distinctement que si elle s’était trouvée juste à côté d’elle.
« Tu obtiendras ta réponse à Mra, Tamir, reine de Skala. Tu dois être forte pour la recevoir.
— Viens à Mra, si tu l’oses ! fit Frère, goguenard.
— Qu’est-ce qui t’empêche de me la donner tout de suite ? » lui cri a-t-elle, mais il se contenta d’éclater de rire.
Tamir ressentit un mouvement bizarre et, de manière tout aussi soudaine, se retrouva debout, la nuit, sur le bord d’une crique peu profonde et vaguement familière. En son troisième quartier, la lune était en train de se lever, droit devant elle, et le blanc sillage scintillant qu’elle traçait sur la noirceur des flots semblait aboutir à ses pieds.
« Prends garde, reine Tamir. Sois forte » , lui souffla une voix à l’oreille, mais il n’y avait pas âme qui vive dans les parages. Des vagues léchaient la côte sablonneuse, et elle entendit retentir quelque part aux environs le hululement feutré d’une chouette. « Prépare-toi, reine Tamir.
— Me préparer à quoi ? chuchota-t-elle d’une voix enrouée, sans savoir si elle parlait véritablement ou non. Pourquoi me montrez-vous cela ? »
Un autre bruit lui parvint du grand large. C’était celui de rames barattant l’eau. De grands navires de guerre étaient mouillés là-bas. Elle discernait désormais des nuées de chaloupes qui nageaient à toute force vers la plage.
Elle vit avec désespoir les premières toucher terre et déverser leur plein d’hommes armés - des bretteurs et des archers plenimariens, puis des écuyers charriant des boucliers. Elle n’aurait eu qu’à tendre le bras pour les toucher quand ils passèrent, mais pas un seul d’entre eux ne parut s’aviser de sa présence.
Elle se tourna pour chercher de l’aide, mais les hauteurs qui dominaient la plage étaient désertes. Néanmoins, elle distingua au loin un promontoire familier qui lui révéla où elle se trouvait. C’était la bande côtière où l’ennemi avait débarqué l’autre fois. Au-delà de la crête se dressait la ferme où leur propre intervention avait permis de sauver Tanil et les autres prisonniers.
Une nouvelle invasion. Ils sont revenus !
Les Plenimariens ne lui prêtaient toujours pas la moindre attention mais, lorsqu’elle essaya de prendre sa course, la fumée blanche se reploya de nouveau sur elle, si âcre et drue qu’elle avait beaucoup de mal à respirer. Elle ferma les yeux, suffoquée, secouée de quintes, et, lorsqu’elle les rouvrit, elle était agenouillée devant le brasero, et Ki, accroupi tout près d’elle, lui étreignait l’épaule.
« Tu es malade ? demanda-t-il d’une voix angoissée.
Tu as une mine épouvantable.
— Les Plenimariens, exhala-t-elle dans un souffle rauque. J’ai vu ... Je les ai vus revenir, la nuit... » Ki soutint son bras d’une main ferme pendant qu’elle se relevait et époussetait ses jupes. « J’ai vu ... J’ai vu une seconde force d’invasion plenimarienne. Il faisait nuit, et ils débarquaient sur la côte, exactement comme la première fois. » Elle reporta son regard vers le prêtre. « Mais, avant ça, j’ai vu quelque chose d’autre ... mon frère, et une porte d’accès aux montagnes, en plein bled.
— C’est la route d’Afra, Altesse. »
Tamir se passa une main sur les yeux, tandis qu’une nouvelle vague de vertige menaçait de la submerger. « Il y avait une femme, aussi. Elle n’a pas arrêté de m’appeler reine Tamir. »
Imonus se toucha le front à deux doigts. « Alors, reine vous êtes, Majesté. Avec ou sans l’Épée de Ghërilain.
— Écoute-le ! fit Ki d’une voix pressante.
— Mais ...
— Acclamez tous Tamir, la reine authentifiée par la bouche même de l’Illuminateur ! proclama le prêtre.
— Vive la reine Tamir ! »
Encore un peu sous le choc de son étourdissement, Tamir jeta un regard circulaire. Une foule assez clairsemée l’entourait, qui la dévisageait d’un air expectati. « Mais ... ce n’était pas là ce que je demandais ...
— Rappelez-vous ce qui vous a été montré, dit Imonus d’une voix affable. Il faudra vous rendre à Afra. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, vous devriez aller toutes affaires cessantes vous entretenir avec vos généraux et vos magiciens.
— Et leur conter quoi ? Que j’ai fait un rêve ?
— Bénéficié d’une vision.
— Mais je ne sais même pas quand l’ennemi viendra !
— Vous avez dit que vous aviez vu la lune. Quelle forme avait-elle ? »
Tamir s’accorda un moment de réflexion. « Celle de son troisième quartier. Croissante.
— Ce serait pour cette nuit même, alors, déclara Imonus.
— Cette nuit !
— Ou bien dans un mois, signala Ki.
— Cela pourrait être aussi bien dans un an, pour autant que je sache. Sauf le respect que je vous porte, Imonus, je ne suis pas accoutumée à ce genre de choses. »
Le prêtre se mit à rire derrière son masque. « Quelle impression vous a faite la vision ?
— Quelle impression ? Celle que je me trouvais bel et bien sur cette plage avec les assaillants.
— Dans ce cas, rendez grâces à la divinité qui vous patronne, Majesté, et allez tout de suite consulter vos généraux.
— Th n’as pas beaucoup de temps devant toi » , murmura Ki, la sentant sceptique.
« Des visions ! » grommela-t-elle, juste assez fort pour n’être perçue que de lui. Puis elle héla un porteur de cor sur le chemin de ronde. « Sonne l’alarme et le rassemblement. Assure-toi d’être entendu dans tous les camps.
— Une vision. La reine Tamir a eu une vision ! » La nouvelle se propagea comme une traînée de poudre dans toute la cour et par-delà.
Arkoniel sortit en courant de la maison, Wythnir sur ses talons. Elle l’informa le plus vite possible de ce qu’elle avait vu pendant qu’ils se hâtaient vers le vestibule, tout en espérant qu’il ne penserait pas qu’elle était devenue folle.
Il la crut sur parole. « Nous n’avons pas cessé de recourir au sortilège de l’ œil magique pour surveiller la mer orientale, mais elle est très vaste. Il se peut également qu’ils utilisent une magie de leur propre cru pour dissimuler leur approche.
— Dans ce cas, je ne vois pas à quoi peut bien servir la vôtre » , maugréa-t-elle.
Oublié dans l’affolement général, Wythnir attacha sur son maître de grands yeux solennels, une main cramponnée à sa tunique, tout en galopant pour ne pas se laisser distancer.
Arkoniel lui posa une main sur la tête en guise de réconfort. « Je sais que vous vous défiez encore d’elle, Tamir, mais nous avons découvert quelques nouvelles astuces que vous trouverez utiles, je -pense.
— Et Frère, dis ? interrogea Ki. Crois-tu qu’il te serait possible de l’expédier se rendre compte de la situation ?
— J’en doute fort, répondit Tamir. Et même s’il jouait les espions, comment pourrions-nous ajouter foi à ses dires ? Je doute au surplus qu’il se préoccupe beaucoup du sort de Skala. Rassemble tous mes seigneurs liges avec mes généraux dans la salle d’audience. Nous allons faire sursauter les adeptes de Sakor. »
Or, à sa stupéfaction, ses généraux se montrèrent pour la plupart infiniment moins rétifs qu’elle à adhérer à la vision.
« Votre grand-mère et toutes les reines qui l’avaient précédée se sont fiées à des visions de cette sorte, releva Kyman. Il est tout à fait normal que l’Illuminateur vous ait, vous aussi, gratifiée de sa parole. C’est de bon augure, je dirais.
— Vous êtes la reine d’Illior, murmura Arkoniel, qui se tenait auprès d’elle avec Ki et les Compagnons. Ils vous considèrent désormais comme telle, ainsi que le font vos amis. Ne serait-il pas temps de vous accepter vous-même ?
— Qu’en dites-vous, mes bons amis ? demanda-t-elle aux autres. Il semble qu’Illior entende que je sois reine, même sans l’investiture de rigueur.
— Une épée ne fait pas une reine, répliqua Nyanis.
Vous avez bénéficié de la touche d’Illior toute votre existence. Cela suffit à me satisfaire.
— Moi aussi ! convint le reste de l’assistance.
— Dans ce cas, je suis reine » , déclara-t-elle, et, à sa stupeur, elle se sentit tout à coup aussi légère que si l’on venait de libérer ses épaules d’un fardeau trop lourd. « Sur combien de guerriers pouvons-nous actuellement compter ?
— Tout au plus deux mille, abstraction faite des réserves dont tu disposes à Atyion, la renseigna Tharin, et des gens des camps d’Ero susceptibles de se joindre à nous.
— J’ai déjà chargé plusieurs de mes capitaines d’aller y recruter des combattants robustes, ajouta Illardi.
— La vision m’a révélé une vingtaine de navires, au bas mot. Cela fait quelle quantité d’hommes à bord, d’après vous ?
— Tout dépend du genre des navires en question.
Vous serait-il possible de nous les décrire ? s’enquit Illardi.
— Des trois-mâts, je crois. Aussi longs que nos propres navires de guerre.
— Il pourrait tout aussi bien s’agir d’une seconde attaque que d’un convoi de ravitaillement. Il n’y a pas moyen de savoir s’ils ont reçu la nouvelle de la défaite que vous avez infligée à leurs premières forces.
— Quelques-uns de leurs navires ont réussi à prendre la fuite, lui rappela-t-elle.
— En effet, mais nous ignorons s’ils ont jamais rallié leur port d’attache, spécifia Arkoniel. Il pourrait s’agir d’une nouvelle vague d’assaillants qui n’aient pas eu vent du sort de leurs prédécesseurs. Quel que soit le cas, mieux vaut s’apprêter au pire.
— Illardi, vous avez des cartes terrestres et maritimes de cette région ? demanda Tharin.
— Naturellement. Je vais aller vous les chercher sur-le-champ. »
En attendant, Tamir se tourna vers Arkoniel d’un air impatienté. « Vous vous êtes prétendu détenteur de recettes magiques qui pourraient se révéler utiles. Ne vous serait-il pas possible d’atterrir à bord d’un de ces navires en recourant au procédé qui vous a déjà permis, naguère, de nous rattraper en pleine nuit sur la route d’Atyion ? »
Le magicien réfléchit à la suggestion. « Peut-être, si j’arrivais toutefois à en localiser un de façon précise. Mais, même si je réussissais à ne pas tomber dans la mer au lieu d’atteindre la cible, je serais matériellement incapable de le faire en catimini. Vous avez vu vous-même quelle est la violence du transit. Quelqu’un ne manquerait pas de me voir surgir de l’air. Et je ne puis m’appliquer à moi-même ce genre de sortilège qu’avec un intervalle de quelques jours. Sa réalisation et son contrôle réclament une énorme réserve d’énergie. Même si tout marchait parfaitement, je me verrais de toute manière dans l’incapacité totale de venir vous rejoindre ensuite.
— Je croyais vous avoir entendu dire que cette Troisième Orëska de votre façon était censée servir Sa Majesté Tamir ? » grommela Kyman.
Arkoniel lui adressa un sourire affligé. « Je n’ai pas dit que je refusais de la servir. Je me bornais à souligner les défauts spécifiques de ce sortilège qui font obstacle à l’accomplissement d’une mission pareille. »
Au même instant, Kiriar pénétra en trombe dans la pièce. « Dame Iya vient de repérer l’ennemi ! »
Tamir confia la charge de la salle d’audience à Tharin et, suivie de Ki et d’Arkoniel, se précipita vers les escaliers qui menaient à l’appartement d’Iya. Ils la trouvèrent à sa fenêtre, tenant de manière assez lâche une baguette de cristal entre ses mains posées sur l’entablement. Ses yeux étaient clos, mais elle avait néanmoins l’air de scruter la mer. Tamir ne put s’empêcher de faire de même, s’attendant presque à distinguer des voiles au-delà de l’entrée de la crique. « Vous les voyez ? » demanda-t-elle tout bas.
Iya hocha la tête et rouvrit les yeux. « Je les ai seulement entr’aperçus pour l’instant. J’ai compté trente vaisseaux de guerre, bondés d’hommes armés. Deux mille au minimum, je gagerais. Ils se trouvent largement à l’ouest des îles. Ils pourraient être ici dès cette nuit, s’ils cinglent bien à destination d’Ero. Il est trop tôt pour l’affirmer.
— Je crois connaître leur destination ... » Proférer cela lui faisait encore l’effet d’une incongruité. « En tout cas d’après ma vision. Ils se proposent de débarquer juste au même endroit que la première fois.
— Tamir m’a suggéré une assez bonne idée, lui dit Arkoniel. Le plenimarien, vous le parlez comment, ces temps-ci ?
— Encore très couramment, répondit Iya.
— Bon. Le mien n’a jamais été fameux. » Arkoniel glissa un clin d’œil à Tamir. « Je crois me souvenir que vous avez déjà vu ce sortilège aussi. Maintenant, je suis obligé de vous demander à tous d’observer le plus profond silence. Le son porte, avec celui-ci. Iya, où se trouvent-ils ?
— À l’ouest et au sud de l’île de Petite Airelle. Tu te souviens du bosquet de chênes qu’il y a sur la pointe, là-bas ?
— Ah, oui. » Il ferma les paupières et pressa ses paumes l’une contre l’autre devant lui. Ses lèvres se mirent à bouger sans bruit pendant un moment, puis il ouvrit lentement les mains. Un petit cercle lumineux apparut entre elles, en suspens dans l’air. Tamir et les autres se déplacèrent pour regarder par-dessus son épaule.
« Regardez au travers, Tamir, chuchota-t-il. Qu’est-ce que vous voyez ? »
C’était comme épier par une trouée de haie. Elle se pencha davantage et entrevit du bleu scintillant. Des bruits lui parvenaient aussi, quelque chose comme des eaux torrentueuses et des cris d’oiseaux de mer. Étourdiment, elle contourna le magicien pour mieux voir.
« Ne touchez pas ! » la prévint-il.
Il écarta les paumes, et le cercle s’agrandit jusqu’à une largeur de main, semblable à un hublot par lequel ils avaient une vue d’ensemble sur le grand large, avec à l’horizon la ligne sombre d’une île boisée. Arkoniel exhala un murmure, et le champ de vision défila d’une manière vertigineuse. Tamir finit par apercevoir de nombreux navires qui flottaient comme des joujoux, tout en bas de l’image.
« Les voilà ! » s’exclama Arkoniel dans un souffle, sur un ton tout à la fois vaguement étonné et plutôt content de lui-même. « Et trouvés dès le premier coup, en plus. Nous sommes assez loin d’eux pour être en sécurité. Ils ne peuvent pas nous entendre de là-bas.
— Ils peuvent aussi nous voir et nous entendre à travers ce truc, n’est-ce pas ?
— Oui, et c’est ce qui m’oblige à me montrer extrêmement prudent. Pas question de nous trahir nous-mêmes, hein ? »
Avec mille précautions, il abaissa l. « hublot » magique pour le pointer sur ce qui se révéla n’être autre que le vaisseau amiral. Des matelots s’affairaient, pieds nus, sur le pont et dans la voilure, mais il y avait d’autres hommes à bord qui paressaient le long du bastingage ou qui flânaient de-ci de-là, et eux portaient des bottes de soldats. Arkoniel en repéra deux que leur aspect désignait comme des officiers et, tout doucement, rétrécit le cercle et le remonta derrière eux. Ils causaient à voix basse. Il était difficile de les entendre par-dessus le fracas des flots qu’éventrait la quille, et le peu de mots que Tamir réussit à saisir appartenait à une langue inconnue d’elle.
Iya écouta de toutes ses oreilles pendant un moment puis secoua la tête et fit signe à Arkoniel d’interrompre l’opération.
« Pour le moment, le plus grand se vante d’un achat de chevaux, dit-elle. Mais c’est un sortilège de valeur et une bonne idée. Nous essayerons de nouveau dans un petit moment.
— Peut-être que vous devriez en offrir un échantillon à quelques-uns de nos nobles, suggéra Ki. À ceux qui doutaient de l’utilité des magiciens, de toute façon.
— Oui, il se pourrait que nous les amenions à changer d’avis en leur faisant voir à quel point votre magie nous rend service, abonda Tamir.
— Mieux vaut pas, répliqua Iya. C’est un sortilège pratique, et pas exclusivement contre nos ennemis étrangers. D’abord et par-dessus tout, Tamir, c’est vous que nous servons. Il serait préférable que vos autres adversaires ignorent que nous pouvons les surveiller eux-mêmes de cette façon.
— Ce serait aussi courir le risque qu’une personne versée dans les arts magiques parvienne à identifier là quelque chose d’autre qu’un dérivé des formules d’Orëska, ajouta Arkoniel. Vous êtes tous les deux habitués à Lhel et à ses méthodes. Mais vous savez quelle répugnance inspirent à la plupart des gens ceux de sa sorte et leurs procédés magiques.
— Ils les prennent pour de la nécromancie, répondit Ki.
— Voilà. Et il Y va du sort de Tamir qu’en rejaillisse sur sa personne la moindre éclaboussure.
— Avez-vous enseigné ce sortilège à l’un de vos collègues ici présents ? demanda Tamir. - Non, pas celui-ci.
— Vous les surveillez aussi, alors ?
— Non, car aucun d’entre eux ne m’a donné quelque motif que ce soit de le faire. Sans confiance, nous ne saurions nous flatter de réaliser l’espèce d’unité prévue par Iya. Mais je n’hésiterais pas à le faire si j’en soupçonnais un de déloyauté secrète. Ainsi que l’a dit Iya, c’est à vous qu’est vouée notre loyauté, à vous seule, et avec priorité même sur Skala.
— Vous êtes donc les deux seuls à connaître ce sortilège ?
— Les magiciens d’Ero ne savent encore rien de Lhel et, pour l’heure, autant s’en féliciter, lui répondit Iya.
— Ceux que j’avais rassemblés au fort la connaissent, en revanche, dit Arkoniel. Lhel a séjourné quelque temps avec nous. »
Tamir hocha la tête, tout en ruminant ces informations. « Je vous interdis d’utiliser ce type de charme espionneur avec moi. Donnez-moi votre parole de n’en rien faire. »
Les deux magiciens pressèrent une main sur leur cœur et prononcèrent leur serment.
« Vous avez aussi ma parole d’ami, ajouta Arkoniel d’un ton grave. Nous trouverons d’autres moyens de veiller sur vous. Nous l’avons toujours fait.
— Mes guetteurs occultes, hein ? »
Iya sourit. « Aux aguets en votre faveur.
— Très bien. Maintenant, quels sont donc ces tours de magie que vous avez tellement envie de me faire voir, Arkoniel ?
— Allons dans la cour.
» J’ai passé un temps fou à méditer sur la manière de s’y prendre pour combiner des sortilèges en vue du meilleur avantage offensif possible, confia-t-il pendant qu’ils redescendaient. Je crois en avoir découvert quelques-uns qui seront des plus efficaces et qui ne réclament qu’un petit nombre d’entre nous, au lieu de nous épuiser tous à la fois, comme l’a fait celui mis en œuvre devant les portes d’Ero. »
Dans la cour, ils trouvèrent Haïn et Saruel qui poireautaient auprès des flammes d’un brasero. Lui tenait un arc, et l’on avait dégagé un espace de champ de tir au bout duquel était plantée une cible de bois ronde.
« Vous comptez vous joindre à mes archers ? lui demanda Tamir, dévorée de curiosité.
— Non, Majesté, répondit-il en lui tendant l’arc, ainsi qu’une flèche dont la tête était embobinée dans un morceau de tissu dégoulinant d’huile. Si vous voulez bien avoir l’amabilité de nous assister pour notre démonstration ? Le feu, voilà la clef, expliqua Arkoniel. Venez par ici, je vous prie. »
Il la fit se détourner de la cible de manière à ce qu’elle se retrouve postée face au mur de courtine en planches.
Ki jeta un coup d’œil alentour. « Elle a votre cible par le travers. »
Le sourire d’Arkoniel s’élargit pendant qu’il embrasait la pointe de la flèche d’un simple claquement de doigts. « C’est ce que tu te figures. Apprêtez-vous à tirer sur mon commandement, Tamir. »
Il s’écarta de quelques pas et trama un motif dans l’espace avec sa baguette. Un petit cercle ténébreux apparut en l’air tout près du bout de celle-ci. Sur un ordre silencieux, il se dilata jusqu’à atteindre quelque deux pieds de large. Le magicien se recula. « À si peu de distance, voici qui devrait être une cible facile pour un archer aussi adroit que vous. S’il vous plaît ? »
Tamir banda la corde et laissa filer. La flèche enflammée frappa dans le mille du cercle noir et y disparut. Le cercle s’évanouit en un clin d’œil sans laisser trace de la flèche au-delà. On aurait dû la voir vibrer, fichée dans la palissade toute proche, mais elle s’était littéralement volatilisée.
« À présent, si vous voulez avoir l’obligeance de revenir vers la cible ? » dit Arkoniel.
La flèche ardente s’y était logée dans le mille, sa hampe et son empennage se carbonisaient déjà. Le bois massif de la cible se mit à fumer sous leurs yeux, et puis à flamber.
« Saruel a ajouté à l’huile un joli brin de magie, expliqua le magicien.
— Oui, tout ce qu’elle touche, une fois mise à feu, brûle tout à fait à fond, dit la femme khatmé. Elle est très dangereuse et ne doit pas être maniée avec nonchalance.
— Par les couilles de Bilairy ! » Ki s’esclaffa. « Ainsi, vous pouvez dépêcher une flèche où ça vous chante, et, quoi qu’elle atteigne, elle y mettra le feu ? Il est de première, ce truc ! »
Tamir préféra s’appesantir, elle, sur la trajectoire impossible du trait. « Comment cela se peut-il ?
— Simplement grâce au charme de translation. Je visualise l’endroit où je souhaite que se rende un objet, et c’est là qu’il ressort. Une flamme normale est soufflée pendant la translation, mais le sortilège de saruel la rend suffisamment vigoureuse pour résister au processus. Enfin, la plupart du temps, de toute manière.
— Et vous êtes certain que ça marchera, contre les bateaux ? »
Arkoniel se frictionna la barbe, tout en lorgnant la cible qui brûlait. « Selon toute vraisemblance, compte tenu des expériences que nous avons réalisées jusqu’ici.
— Époustouflant ! fit Tamir, sincèrement impressionnée.
— C’est le don qu’il a, dit fièrement Iya. Il est déjà venu à bout d’idées dont je n’aurais jamais seulement rêvé. Ni quiconque d’autre, apparemment.
— Même à Aurënen, personne n’a jamais mis au point de sortilège semblable à celui-ci, précisa Saruel. L’Illuminateur l’a doté d’une vision spéciale.
Comment mon oncle a-t-il jamais osé tourner le dos à cet immortel ?
— Nous avons vu ce qu’il en résultait, dit Iya.
Quant à vous, vous êtes déjà en train de soigner les plaies du pays et d’y restaurer la faveur d’Illior. Et vous jouissez aussi de celle de Sakor. Ils sont les patrons de Skala, et vous les incarnez tous deux. Ce n’est nullement par hasard. »