22
Tout en bâillant à se décrocher la mâchoire au cours d’un énième repas du soir mortel, Lutha s’apprêtait à inviter Caliel et quelques-uns des officiers cadets à le suivre dans sa chambre pour une partie de bakshi quand il se produisit un grand remue-ménage parmi les gardes postés près de la porte. Porion se leva de sa place pour aller se rendre compte de ce qui se passait puis revint quelques instants plus tard accompagné d’un héraut qui venait juste d’arriver.
Le nouveau venu était jeune et attirait l’attention tout à la fois par la longueur peu banale de sa tresse blonde et par le pansement sanglant qui lui enveloppait le bras gauche.
« C’est la première fois de ma vie que je vois un héraut blessé » , fit Barieüs. Les hérauts avaient en effet un caractère sacré.
Le jeune homme s’avança et s’inclina gracieusement devant Korin. « Que Votre Majesté daigne me pardonner mon retard à lui délivrer le message dont je suis porteur. Voilà une semaine que j’aurais dû me présenter devant Elle, mais la faute en est aux embûches rencontrées en route.
— Je vois que tu es blessé. Tu as été victime d’une agression ? demanda Korin.
— Oui, Majesté. En chemin, je suis tombé sur des brigands, mais la missive dont je suis chargé s’en est sortie indemne. » Il pressa une main sur son cœur et s’inclina derechef. « Elle est d’une importance capitale, et la personne qui me l’a confiée exige que je vous la remette en privé. S’il plaît à Votre Majesté, nous serait-il possible de nous retirer à l’écart ? »
Lutha jeta un coup d’ œil vers Nyrin, mais celui-ci affichait une mine presque indifférente.
Korin dressa néanmoins un sourcil interrogati. « De qui provient ce message ?
— Cela aussi, il m’est interdit de le révéler à quiconque d’autre qu’à Votre Majesté. » Même un roi ne pouvait lui ordonner de trahir la parole qu’il avait donnée à la personne dont il était l’émissaire.
Korin repoussa son siège. « Messires, je vais vous souhaiter bonne nuit dès à présent. Nous parlerons plus amplement de stratégie demain. »
Avec un bâillement, Alben rebroussa en arrière ses longs cheveux qu’il s’était mis à laisser flotter librement, exception faite de ses deux nattes de guerrier. « Dites à Korin qu’il me trouvera dans ma chambre s’il a besoin de moi. Mago, va nous dénicher la paire de jolies petites laitières que j’ai rencontrées ce matin et demande-leur si ça leur plairait de visiter notre appartement. Bonne nuit, les gars. » Il leur adressa un clin d’œil lubrique ; sa beauté ne lui valait guère de cruelles.
« Que diriez-vous, vous autres, de vous joindre à nous pour une dernière coupe ? proposa Nyrin, tout en sachant pertinemment qu’ils n’en feraient rien.
— Merci pour votre offre, messire, mais j’ai déjà conçu d’autres projets pour la soirée, répondit froidement Caliel, avant de fixer Lutha dans les yeux. Tu as toujours envie de cette partie de bakshi, n’est-ce pas, Raton ? Je t’ai promis de faire de mon mieux pour essayer de te laisser regagner ton fric. »
Raton ? songea Lutha. C’était le sobriquet affectueux dont on l’avait affublé lors de sa lointaine entrée dans les Compagnons ; tout gosse, alors, il était petit, vif et combatif, et il présentait une fâcheuse ressemblance avec le rongeur susdit. Mais cela faisait des années qu’on ne l’appelait plus ainsi. Il haussa les épaules et répliqua. « Tu feras bien d’essayer de ton mieux et de t’agripper à tes propres sous.
— Alors, à nous deux. Les pions sont chez moi. » Nyrin attendit que tous les autres Compagnons aient disparu pour murmurer. « Surveille-moi ces deux-là, Moriel. »
Après quoi, il se rendit seul vers la porte de Korin, devant laquelle il trama vivement dans l’espace deux sortilèges propices à ses intentions.
Korin ouvrit de fait dès qu’il frappa et le fit entrer d’un geste impatient. « Venez, voulez-vous ? Je veux que vous entendiez ça de vos propres oreilles. »
L’esprit du héraut était lui-même devenu malléable à souhait. Il ne manifesta pas l’ombre d’une surprise ni d’une objection quand le magicien pénétra dans la pièce et referma doucement la porte sur ses talons.
L’appartement de Caliel ressemblait beaucoup à celui de Lutha : humide, exigu et chichement meublé. Caliel n’avait pas pris de nouvel écuyer, lors même que Barieüs s’était offert à l’aider à s’en procurer un. Lutha comprenait l’hésitation de son ami. À qui se fier, ici ? À sa connaissance, Cal n’avait pas mis non plus de femme dans son lit depuis leur arrivée ici, alors que lui-même et Barieüs avaient, comme Alben, trouvé des quantités de filles consentantes parmi les servantes de la forteresse.
Barieüs s’avançait déjà pour rafler des coupes sur le petit dressoir et les leur emplir quand Caliel devança son geste en lui demandant . « Tu veux bien me prêter ton seigneur et maître un court moment ?
— Bien sûr, Cal. » Il décocha un coup d’œil perplexe à Lutha puis ressortit.
« Nous allons donc jouer ? » s’enquit ce dernier.
En guise de réponse, Caliel mit un doigt sur ses lèvres et s’approcha de la fenêtre en meurtrière.
« Raton ? souffla Lutha.
— C’était simplement pour attirer ton attention. Et j’ai besoin d’un rat futé pour grimper par cette ouverture. »
Lutha battit des paupières. Il y avait une chute vertigineuse à faire de ce côté-là.
« Sans t’aventurer complètement à l’extérieur, rectifia Caliel. Si je te tiens les pieds, je pense qu’il te sera possible de te faufiler dans la partie la plus large. »
Il attira un tabouret de bois sous la fenêtre pour servir de perchoir à Lutha. Le bas de l’étroite fente était taillé en forme d’archère circulaire dont le diamètre était tout juste suffisant pour permettre à quelqu’un de leste et menu de se glisser vaille que vaille au-dehors.
« Mais pour quoi faire ? » demanda-t-il en risquant un œil vers le bas pour mesurer l’énormité de la dégringolade.
Caliel lui jeta un regard agacé. « Je tiens à savoir ce que cet émissaire est venu dire, pardi !
— Quoi ? Tu es ivre à ce point ? cracha Lutha. Il s’agit d’un héraut ! Il s’agit de Korin ! Il s’agit... » Caliel lui plaqua une main sur la bouche tout en refermant le volet avec l’autre. « Tu as envie qu’il t’entende ? »
Lutha repoussa la main qui le bâillonnait mais sans plus piper mot.
« Je le sais bien, qu’il s’agit de Korin ! s’exclama
Caliel dans un souffle. Et c’est justement pour ça que je veux apprendre ce qui se passe. La missive pourrait bien être de Tobin. Je l’espère, en tout cas ! » Il rouvrit le volet puis attacha sur Lutha un regard lourd d’attente.
« Avise-toi de me lâcher, et je jure par Bilairy que je reviendrai te hanter.
— Affaire entendue. Maintenant, magne-toi, sans quoi nous allons tout rater. »
Caliel moucha la lampe. Lutha monta sur le tabouret puis s’efforça de sortir par l’archère. C’était une rude affaire, même pour lui, mais, une fois qu’il eut dégagé ses épaules, le reste du corps suivit sans difficulté. Grâce aux bras de Caliel fermement resserrés sur ses cuisses, il se vit dès lors en mesure de se détacher de la muraille et de se tortiller vers la fenêtre de Korin. Je dois avoir l’air d’une chenille sur une branche, songea-t-il aigrement, tous ses muscles tendus à rompre.
La fenêtre de la chambre à coucher de Korin n’était distante que de quelques pieds. En se retournant sur le flanc et en s’agrippant au rebord de la pierre qui encadrait l’archère voisine, il réussit à s’approcher suffisamment pour entendre ce qui se déroulait à l’intérieur, mais l’angle de sa posture ne lui permettait d’apercevoir que la maigre tranche d’un mur couvert de tapisserie. La brise, en revanche, jouait en sa faveur. Elle portait distinctement chacune des voix.
« ... des nouvelles de votre cousine, la princesse royale Tamir d’Ero et d’Atyion.
— Vous êtes mal informé, Héraut. Il n’existe pas de princesse de ce nom-là. »
Lutha réprima un grognement de stupeur. La voix était celle de Nyrin et non celle de Korin.
« Que Votre Majesté me pardonne, se reprit précipitamment le héraut d’une voix effrayée. J’ai pour instruction de dire que votre cousine vous envoie ses pensées les plus affectueuses. Puis-je lire le message ?
— Vas-y. » Là, c’était Korin.
« Au prince Korin
Cousin et frère bien-aimé,
Je sais que tu as eu de mes nouvelles, Kor, et que tu es au courant de ce qui m’est arrivé. Je sais combien ce doit être difficile à croire, et pourtant c’est vrai. Je suis une fille, mais je conserve immuablement les sentiments du cousin que tu as toujours connu. Il te suffira de me rencontrer pour en avoir la preuve. Le grand prêtre d’Afra et la plupart des habitants d’Atyion ont été témoins de ma métamorphose et peuvent s’en porter garants. Je t’écris en ce moment même sous ma véritable forme, celle de Tamir, fille d’Ariani et de Rhius, rejeton d’Atyion. Mon sceau te l’atteste. »
Lutha retint son souffle. Cette manière de s’exprimer était sans l’ombre d’un doute celle de Tobin, et il invoquait des témoignages de première force.
« Je suis navrée d’avoir dû vous mentir, à toi et aux autres, poursuivit le héraut. Je ne suis au courant que depuis quelques années moi-même, mais il ne m’en a pas été moins pénible de garder ce secret vis-à-vis de mes amis. Je n’ai jamais eu l’intention de te trahir quand j’ai rejoint les Compagnons. J’ignorais alors la vérité, je le jure par la Flamme. Je n’ai jamais fait le moindre mal à toi ou à ton père, mais lui a fait un mal épouvantable à ma mère et à sa parenté, que tu veuilles le croire ou non. Ma mère aurait dû être reine, et moi après elle. Cela me brise le cœur de te l’écrire à toi, Kor, mais ton père a fait s’abattre sur le pays une malédiction, et c’est à moi qu’incombe le fardeau de la dissiper et d’en guérir les méfaits.
Je ne te veux aucun mal, cousin. Je n’en ai jamais été capable. Tu t’es toujours montré bon pour moi. Sois toujours mon frère. Je t’ai toujours aimé comme un frère, et je t’aimerai toujours de même. Est-il d’une telle importance entre nous de savoir qui porte la couronne ? Tu es un prince légitime de Skala. Je veux que tu occupes ma droite, à ma cour comme sur le champ de bataille. Tes enfants jouiront en toute sécurité de leur héritage.
Je t’en conjure, entre en pourparlers avec moi. Je veux que les choses entre nous soient de nouveau limpides et saines comme elles doivent l’être. »
Le héraut marqua une pause. « Si Votre Majesté veut bien me pardonner, la lettre est signée comme suit: "Ta cousine et sœur aimante, la princesse Tamir, autrefois Tobin."
— Je vois. » Quelque chose dans la voix de Korin étreignit le cœur de Lutha. Le ton était triste, pas coléreux.
« Absurdités totales et subterfuges ! commenta sèchement Nyrin. Il est impossible, Majesté, que vous puissiez ... »
Korin répondit quelque chose, mais trop bas pour que Lutha parvienne à l’entendre.
« Majesté ?
— J’ai dit : Laissez-moi ! Tous les deux ! » hurla Korin avec tant de véhémence que, si Caliel ne l’avait pas tenu d’une poigne toujours aussi ferme puis attiré bien vite à l’intérieur pour lui faire refranchir à rebours l’orifice de l’archère, Lutha serait probablement tombé.
Au lieu de quoi, il s’affala comme une loque sur le dallage, tremblant de tous ses membres et la poitrine défoncée par les battements de son cœur. Caliel referma le volet puis en rabattit le loquet.
« Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que tu as entendu ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
— C’était bien une lettre de Tobin. Du moins à ce qu’affirme le héraut, et il est formellement interdit aux hérauts de mentir, n’est-ce pas ? Seulement, il prétend qu’il est réellement une fille, et que ...
— Tu bafouilles. Ralentis le débit. Reprends les choses par le début. »
Lutha s’exécuta en répétant ponctuellement de son mieux et ce qu’il avait surpris et ce dont il réussissait à se souvenir.
« Et Nyrin se trouvait dans la pièce ?
— Je suis prêt à gager qu’il avait jeté un sortilège de sa façon sur le héraut pour le contraindre à bafouer ses vœux.
— Sur Korin aussi. Et tu as parfaitement raison, le ton du message est du Tobin tout cru. Et il propose en plus de fournir des preuves ? Encore pourrait-il s’agir là d’un stratagème ... Ou même d’un piège.
— C’est ce qu’a prétendu Nyrin.
— Il me répugne d’en tomber d’accord avec cette ordure, mais cette hypothèse est tout de même moins extravagante que l’alternative.
— Allons, Cal, Tobin ne nous trahirait jamais de la sorte, et Ki non plus. En tout cas pas de leur propre gré. Je n’ai cessé d’y penser et d’y repenser. Il y a aussi des magiciens à la cour de Tobin. Moi, je me demande si l’un d’entre eux ne les aurait pas ensorcelés d’une manière ou d’une autre, comme Nyrin s’acharne à le faire avec Korin ici. Il y avait cette vieille femme, tiens, qui rôdait toujours dans les parages. Tobin disait qu’elle était plus ou moins attachée à sa famille.
— Maîtresse Iya ? Je crois me souvenir qu’elle faisait partie des amis de son père.
— Tu n’irais certes pas accuser Tobin de traîtrise, hein, s’il agissait en tout cela manipulé par quelqu’un ? » Lutha s’opiniâtrait encore à espérer.
« Quoi qu’il en soit, je doute fort que cela modifierait l’état d’esprit de la plupart des nobles qui soutiennent la cause de Korin. »
Après avoir rallumé la lampe, Caliel s’assit sur le bord du lit. « Sacrebleu, Lutha, nous devons démêler cet embrouillamini, et une fois pour toutes, surtout avec cette dernière victoire d’Ero qui trotte encore dans toutes les têtes. Si nous ne nous battons pas, j’ignore combien de temps Korin pourra conserver encore ses partisans. » Il tripota d’un air absent la bague que lui avait ciselée Tobin. « Les seuls espions qui nous dispensent des nouvelles appartiennent à Nyrin. S’il nous était seulement possible d’aller nous rendre compte des choses par nous-mêmes ... Putains de Compagnons que nous sommes, enfer et damnation ! Nos serments nous engagent à protéger Korin. C’est nous qui devrions lui apporter la preuve, d’une manière ou d’une autre. Je ne me fie pas à Nyrin pour ce faire, à plus forte raison collé comme il l’est à Kor comme une sangsue rouge !
— Moi non plus, mais que pouvons-nous là contre ? interrogea Lutha.
— M’est avis que tu le sais aussi bien que moi, mais j’ai envie de tenter une fois de plus de raisonner Korin. Tu dis qu’il vient juste de congédier Nyrin ? Bon. Alors, je pense que je vais aller tout de suite voir si je puis bavarder paisiblement avec lui, sans solliciter d’audience, pour le coup.
— Veux-tu que je t’accompagne ? »
Caliel sourit et lui administra une tape sur l’épaule. « Laisse-moi lui parler seul à seul d’abord. »
Lutha opina du chef, et il s’apprêtait à se retirer quand Caliel lui saisit la main. « J’ai été heureux de ta compagnie ici, Lutha. Avec toi, je puis encore causer en toute franchise.
— Tu le pourras toujours, lui assura Lutha. Et avec Barieüs aussi. Nous n’apprécions pas du tout la situation actuelle, mais je sais qu’elle est encore plus douloureuse pour toi. Tu as toujours été si proche de lui... ! »
Caliel hocha lentement la tête, mais d’un air si triste tout à coup que Lutha faillit le serrer dans ses bras. Et il aurait assurément cédé à son impulsion s’ils avaient été seulement plus jeunes de quelques années.
Il s’attarda encore un instant dans le corridor, pendant que Caliel frappait doucement à la porte de Korin, et fut soulagé de voir que celui-ci le laissait entrer.
Les choses ne sont peut-être pas aussi désastreuses qu’elles le paraissent, décida-t-il en se dirigeant vers sa propre chambre. Korin n’avait-il pas carrément flanqué Nyrin dehors, voilà quelques minutes à peine, et néanmoins accepté sur-le-champ de recevoir Caliel ? Cela devait être de bon augure. Si seulement quelqu’un plantait un couteau dans ce salaud rouge, il se pourrait qu’elles redeviennent normales.
En tournant le coin, il se retrouva subitement nez à nez avec le Crapaud et Nyrin en personne. Il les aurait d’ailleurs carambolés si le magicien ne l’avait empoigné par le bras d’une étreinte puissante et retenu un peu plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Il sentit un frisson parcourir tout son être, telle une poussée de fièvre impromptue. Son estomac se souleva d’un bloc, et il lui fallut déglutir rudement pour ne pas se mettre à vomir son vin.
« Prenez garde, messire » , murmura Nyrin. Il tapota le bras de Lutha puis renfouit ses mains dans ses vastes manches blanches brodées d’argent. « À vous précipiter tête baissée comme vous le faites, vous finirez par vous faire mal.
— Pardonnez-moi, messire, s’empressa de bredouiller Lutha. Je ... je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. »
Nyrin lui jeta un regard bizarre, et l’estomac de Lutha se crispa de nouveau. « Comme je viens de vous le dire, vous devriez prendre garde à vous. En route, Moriel. »
Les doigts serrés sur la poignée de son épée, les tympans durement martelés par les battements de son cœur, Lutha ne les lâcha pas des yeux tant qu’il ne fut pas certain qu’ils étaient véritablement partis. Il se sentait frigorifié, malgré la touffeur de la nuit d’été.
Barieüs leva les yeux de la botte qu’il était en train de faire reluire lorsque Lutha pénétra dans la chambre. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
— Rien. Pourquoi ? »
Barieüs s’approcha de lui et posa une main sur son front. « Tu es d’une pâleur de lait et ruisselant de sueur. Je savais que tu allais trop boire ! Pour parler franc, tu es en train de tourner aussi mal que Korin.
— Ce n’est pas cela. Je suis pâle ?
— Affreusement. Allez, je te fiche au pieu. »
Lutha supporta les rebuffades amicales de son écuyer sans mot dire et garda pour lui ses nouvelles appréhensions. Nyrin lui avait fait subir quelque chose, quelque chose qui se voyait. S’agissait-il d’un maléfice ? Allait-il mourir avant le lever du jour ? On lui avait rebattu les oreilles avec les histoires des crimes qu’étaient capables de commettre les magiciens, lorsqu’ils étaient dotés de puissants pouvoirs.
Contrairement à tel ou tel des autres Compagnons, il n’avait jamais rien entretenu d’autre avec Barieüs que des relations de pure et simple amitié, mais il fut bien aise, cette nuit-là, de dormir à ses côtés.
Nyrin n’avait pas eu besoin de toucher Lutha pour savoir sur quel sujet son tête-à-tête avec Caliel avait porté. Moriel s’était révélé une fois de plus des mieux informés. Il possédait un réel talent pour écouter aux portes.
Les jeunes lords étaient devenus depuis quelque temps d’une hardiesse inconcevable, et il éprouvait une prodigieuse jouissance à les regarder conspirer contre lui. La mine contrite que venait tout juste de prendre le visage du jouvenceau était d’une évidence si drolatique que le magicien n’avait pas pu résister à la malignité de lui appliquer l’once d’une once d’envoûtement, dosée juste à point pour qu’il s’en trouve tourmenté par de mauvais rêves quelques nuits durant.
Il ne s’était pas encore attaqué directement à Lord Caliel. Ce n’avait pas été du tout nécessaire. Le magicien pouvait se reposer sur les peurs croissantes de Korin et sur l’attitude intéressée de quelques-uns des autres Compagnons pour faire la besogne à sa place. La répugnance flagrante qu’éprouvait Caliel à camper ici, son franc-parler en société et son amitié déplacée pour le prince Tobin lui avaient d’ailleurs aliéné la confiance de Korin sans que lui-même ait presque eu à s’en mêler. Le terrain était ainsi désormais tout prêt à porter grassement sa revanche dès l’instant où il lui siérait de la prendre.
Après s’être affairé dans la pièce à plier la robe de dessus de son maître et à la ranger dans un coffre, Moriel s’empara d’une cruche de cidre doux posée sur le dressoir et se mit à emplir une coupe. Le magicien la vida de bon cœur, et le Crapaud lui en servit une seconde.
« Merci. L’ouvrage de cette nuit m’avait asséché le gosier. » Il n’avait jamais beaucoup prisé le vin; le vin débilitait l’esprit, et il ne savait que trop bien comment pouvait s’exploiter pareille faiblesse. À table, il affectait théâtralement de savourer le contenu de son hanap, mais c’était à peine s’il en prélevait quelques menues gorgées.
Moriel s’agenouilla pour lui retirer ses chaussures.
Orun n’avait négligé aucun détail de sa formation pour le rendre expert dans tous les arts militaires et toutes les dextérités requis d’un écuyer. D’autant plus commode était l’amertume qu’il avait conçue de se voir refuser comme tel par Tobin à la place de Ki qu’il brûlait davantage de se venger. Il était encore d’autres domaines où Orun s’était complu à l’exercer, mais Nyrin ne fourrait pas de garçons dans son lit, dussent-ils, comme celui-ci, ne demander qu’à s’y prêter de la meilleure grâce du monde.
« Avez-vous réussi, messire ? s’enquit-il tout en déposant soigneusement les chaussures côte à côte auprès du coffre à vêtements.
— Naturellement. Tu sais à quel point je puis être persuasif. »
Moriel sourit. « Et le héraut ?
— Il n’a pas soulevé la moindre difficulté.
— Est-ce que la lettre était du prince Tobin ?
— Oui, un vrai petit chef-d’œuvre de fourberie. Il suppliait Korin de lui pardonner sa traîtrise et se figurait le convaincre de renoncer à la couronne sans affrontement.
— C’est lui tout craché, ça, décréta Moriel, avec un petit sourire écœuré. Et quelle sorte de réponse s’est-il attirée de Korin, si je puis me permettre de le demander, messire ?
— Il compte la donner demain. Sois un bon gars et assure-toi que le héraut ne quitte jamais l’isthme, tu veux bien ? Emmène quelques hommes de ma garde et rapporte-moi la lettre de Sa Majesté. Ce qu’Elle a à dire me passionnera.
— Évidemment, messire. Mais le prince Tobin ne risque t-il pas de s’étonner que son émissaire ne revienne pas ? »
Nyrin sourit. « Si, et je suis même convaincu que le silence de son cousin va singulièrement le perturber. »