Rolanne de retour d’un séjour de deux semaines dans sa famille a rapporté des fruits, des légumes, le courrier de ses camarades. C’est ainsi que Claire reçoit en même temps des lettres de ses frères, de sa sœur et de sa mère. Tous trouvent judicieuse l’idée de donner à son futur enfant un prénom commun à la France et à la Russie. On lui suggère Pierre, Natacha ou André à cause de Guerre et Paix, un des romans préférés de François Mauriac. « Ce sera Pierre, Petrouchka », décide Claire.
Elle et Rolanne remontent d’un pas vif le Kurfürstendamm en direction de la clinique où doit accoucher Claire et où il est temps qu’elle s’inscrive. Elles y ont rendez-vous avec Hilde qui leur servira une fois de plus d’interprète pour les aider à remplir les formulaires.
Après un début avril pluvieux, le froid est revenu rappeler à tous que l’hiver, le terrible hiver 1946-1947, n’est pas terminé, du moins pour la population allemande. Car l’Allemagne demeure un pays ruiné où tout manque : la nourriture, les logements, les vêtements. Malgré le maintien des cartes de rationnement par les Alliés puis, depuis l’été, l’envoi de colis par l’O.N.U., la population souffre toujours de la faim, Claire et Rolanne le constatent en parcourant les rues de Berlin.
Des femmes et des hommes d’aspect misérable continuent à déblayer les immeubles en ruine, la plupart du temps sans l’aide de machines, à mains nues. Ils ont depuis longtemps échangé ce qui leur restait contre un peu de nourriture dans les campagnes et acceptent n’importe quelle forme de travail pour se nourrir. Beaucoup vivent encore dans des caves.
— On a l’impression que rien ne change pour eux, soupire Rolanne, qu’ils sont toujours dans l’« année zéro », la Stunde Null, comme dit Hilde.
Claire ne sait que répondre. Depuis qu’elle ne conduit plus son ambulance, elle éprouve un vague sentiment de culpabilité. Même si elle mange mal, jamais suffisamment à son gré, elle a conscience de bénéficier d’énormes privilèges. Cela la gêne vis-à-vis des Allemandes qui sont à son service maintenant qu’elle est enceinte. Une première la masse tous les matins, une deuxième s’occupera de son futur enfant. Sans parler des femmes qui, tous les jours, viennent faire le ménage de l’ensemble de son immeuble.
Hilde attend devant le bâtiment en partie reconstruit où se trouve la clinique. Elle porte comme toujours un grand manteau d’homme serré à la taille par un ceinturon militaire et un béret très enfoncé sur la tête. Les mains dans les poches, elle regarde s’avancer Claire et Rolanne sans manifester le moindre sentiment.
— Les papiers sont prêts. Vous n’aurez qu’à me dicter les réponses, puis à les signer. Ensuite, il faudra revenir avec l’argent, annonce-t-elle d’une voix neutre.
Claire et Rolanne la suivent dans une succession de pièces sommairement meublées mais très propres. Elles croisent des religieuses, des femmes allemandes enceintes qui se retournent toutes sur leur passage.
— C’est votre uniforme de la Croix-Rouge, explique Hilde. Il n’y a aucune étrangère ici, aucune.
Elle désigne des chaises. Tandis que Claire et Rolanne s’installent, Hilde pour la première fois regarde Claire franchement.
— Pourquoi avez-vous choisi d’accoucher dans une clinique allemande ? dit-elle soudain.
— Parce qu’on m’a dit que les accoucheurs américains sont épouvantables, et je ne veux pas me faire charcuter !
Claire un bref instant surprise par cette curiosité inattendue a répondu du tac au tac, avec un sourire narquois, destiné, pense-t-elle, à mettre fin à ce début de conversation. Mais Hilde lui renvoie un sourire plus narquois encore, un sourire à la limite de l’insolence.
— Et que savez-vous de votre accoucheur allemand ?
— Que c’est le meilleur, que toutes les Allemandes qui sont en mesure de choisir, le réclament.
— Et quoi d’autre ? Vous ne vous êtes pas demandé ce qu’il faisait pendant la guerre ? Où il était ? Son grade dans l’armée ?
Cette insistance, ces questions, tout à coup, effrayent Claire. Elle a le sentiment, presque la certitude, qu’Hilde est capable de la blesser, qu’elle peut se révéler dangereuse pour elle et pour l’enfant qu’elle porte. Un désir animal de s’enfuir, de quitter au plus vite la clinique s’empare d’elle. Mais elle le réprime.
— Qu’insinuez-vous ?
Est-ce l’agressivité qui maintenant émane d’elle ? Hilde a retrouvé son expression neutre et indifférente.
— Je n’insinue rien. C’est un excellent accoucheur, votre enfant naîtra dans les meilleures conditions. Nous autres, les vaincus, avons perdu l’habitude que les vainqueurs fassent appel à nos talents, c’est tout.
Hilde, en quittant sa chaise, a un étourdissement. Elle doit au rapide réflexe de Rolanne de ne pas tomber sur le sol carrelé de la salle d’attente.
— C’est rien, c’est la faim.
— Cette fois-ci, vous ferez ce que je vous dis et vous viendrez chez nous manger quelque chose, décide Rolanne.
Quelques heures plus tard, les trois femmes sont attablées dans la cuisine de leur immeuble. Rolanne a fait réchauffer des pommes de terre au lard qu’Hilde dévore, les yeux baissés. Malgré la chaleur de la pièce, elle a refusé de se débarrasser de son manteau, de son béret. Claire qui aurait souhaité regagner sa chambre, a accepté la demande formulée à voix basse de Rolanne et de leur tenir compagnie. Elle a les mains posées sur son ventre, elle suit les mouvements désordonnés du bébé, âgé de presque huit mois dont on ne devine presque pas l’existence tant Claire a su rester mince. « Que tu es nerveux, mon fils, que tu me fatigues », murmure-t-elle. Elle éprouve une légère nausée qu’accentue la voracité d’Hilde à qui Rolanne verse un verre de whisky en l’encourageant à boire et à manger davantage encore.
Hilde, enfin, semble rassasiée.
— C’est mon premier vrai repas depuis longtemps, merci, dit-elle en amorçant le geste de se lever.
— Restez encore un peu, parlez-nous de vous.
Hilde a un haussement d’épaules mais paraît sensible à la douceur de Rolanne, au geste qu’elle vient d’esquisser pour la retenir. Elle la regarde un instant comme pour mesurer la sincérité de son attention, puis Claire occupée à caresser son ventre et qui visiblement l’a oubliée.
L’obscurité gagne peu à peu la cuisine, Hilde continue de parler. Elle raconte la chute de Berlin, l’occupation par les Soviétiques ; la famine, la mort, les viols ; sa chance d’avoir survécu, ne pas avoir sombré dans la folie comme tant d’autres. Elle raconte encore le retour des hommes, leur refus d’entendre l’enfer enduré par les femmes ; le silence désormais imposé aux Berlinoises ; l’obligation qui leur est faite d’oublier. Elle s’exprime sans la moindre sentimentalité, sans se plaindre et sans haine, comme s’il ne s’agissait pas d’elle mais d’une étrangère. Rolanne et Claire l’ont écoutée en silence, sans jamais l’interrompre. Elles savent que tout cela est vrai. Elles ont compris d’instinct qu’elles ne devaient pas exprimer de la compassion sous peine de blesser Hilde, peut-être de l’humilier. Enfin, Hilde se tait.
— Et maintenant, qu’allez-vous devenir ? demande Rolanne.
— À votre avis ? Survivre, amasser de l’argent et partir.
Des jappements, une cavalcade dans l’escalier, le plafonnier qui s’allume brutalement, c’est Wia qui entre dans la cuisine suivi des deux chiens.
— Mon Dieu, mais que faisiez-vous plongées dans le noir ?
Aussitôt, Hilde se lève pour prendre congé. Wia l’aperçoit et s’incline avec cette galanterie un peu désuète dont il use avec toutes les femmes. Mais Hilde se contente d’un vague hochement de tête. Elle disparaît dans l’escalier, sans un regard pour Claire et Rolanne.
— Drôle de fille, dit Wia. C’est celle qui travaille parfois avec vous ?
Et sans attendre la réponse à sa question :
— Ne m’attendez pas pour le dîner, je vais être en retard. Et gardez les chiens : Rosen ne veut plus les voir dans nos bureaux.
À nouveau seules, Claire et Rolanne demeurent un moment en silence comme pour se reposer, reprendre pied avec la réalité, la leur, qui n’a rien à voir avec celle d’Hilde dont il leur semble pourtant que la présence hante encore la pièce.
— Brrr... J’espère qu’elle ne va pas porter la poisse à mon fils, murmure enfin Claire.
Rolanne est choquée.
— Oh, Claire !
— Maintenant que je connais mieux son histoire, je suis convaincue qu’elle est pour quelque chose dans la disparition et le rançonnement de Vicouny. Et tu sais quoi ?
Claire prend une pause et une mine des plus théâtrales :
— Je ne lui en veux plus.