« Je l’aimerai... Je l’aimerai... »

Une averse de printemps surprend Claire alors qu’elle traverse le pont Alexandre-III. Elle est en tailleur demi-saison, les jambes nues, un tricot en jersey posé sur les épaules. Elle ne réalise pas que les gens qu’elle croise sont encore en manteau, qu’il fait froid et qu’il pleut. Elle marche comme un automate, au rythme de ces seuls mots : « Je l’aimerai. » Au moment où elle traverse le quai pour atteindre l’esplanade des Invalides, le souffle lui manque et elle se laisse tomber sur un banc. C’est alors que l’absurdité de sa présence à Paris la saisit.

Hier, elle était dans le midi de la France, à Cannes, avec la Croix-Rouge et les armées alliées. Hier, elle travaillait, dansait toutes les nuits avec des officiers, allait voir le soleil se lever sur la côte. Hier, elle était libre.

Mais l’appel qu’elle redoutait était arrivé : Patrice libéré depuis le début de ce mois d’avril 1945 venait de rejoindre l’appartement de ses parents où il l’attendait. Claire prétendait s’y être préparée. Mais ce retour était si abstrait, si loin d’elle et de la vie qu’elle menait... Elle se souvenait de la façon dont elle parlait de Patrice. Elle avouait d’emblée à ses amoureux qu’elle était fiancée, qu’elle se marierait bientôt. Cela lui permettait de ne pas pousser trop loin un flirt commencé dans la légèreté ; de ne pas faire souffrir inutilement ceux qui souhaitaient l’épouser. Certains la mettaient en garde : « Tu ne l’aimes pas ! — Je me suis engagée. — C’est typique de la guerre, ce genre d’engagement. Ça se rompt, des fiançailles... »

L’averse a cessé. Claire réalise qu’elle a marché sous la pluie et qu’elle est mouillée. Sa jupe beige est tachée par le bois du banc. Un coup d’œil à sa montre lui indique qu’elle est en retard mais elle ne peut pas bouger. Quand elle se décide enfin à se lever ce n’est pas parce qu’elle vient de prendre une décision mais parce qu’elle s’est mise à trembler de froid.

Dans le hall de l’immeuble des parents de Patrice, un grand miroir mural lui renvoie son image démultipliée. Son visage bronzé, ses jambes nues, son tailleur demi-saison lui donnent l’air de revenir de vacances, de n’avoir jamais connu la guerre. Sa présence chez les parents de Patrice ne peut être qu’incongrue, mal comprise. Une envie animale de s’enfuir la fait ressortir sur le trottoir. Là, elle entend crier son prénom, se retourne et aperçoit Patrice qui lui fait de grands signes de son balcon du troisième étage.

 

Patrice l’attend sur le palier. Claire a juste le temps de voir qu’il est en larmes et que ses parents, dans l’embrasure de la porte, le sont aussi. Il la serre dans ses bras.

— Laurent a sauté sur une mine, en Allemagne.

Claire assiste effondrée au désespoir de cette famille, la sienne bientôt. Elle ne trouve pas les mots pour dire son chagrin, elle ne peut que pleurer avec eux la mort de ce jeune homme, frère cadet de Patrice, son préféré. On avait fêté l’anniversaire de ses vingt-deux ans, au début de l’année. Elle l’avait admiré pour son courage, pour son patriotisme. Elle écoute à peine ce que Patrice, d’une voix qu’elle ne reconnaît pas, essaye de lui raconter. Il la tient toujours dans ses bras. Elle se demande qui est cet étranger. Elle ne ressent rien à son contact. Elle est devenue une pierre. Les parents, à leur tour, lui parlent, et là, elle entend mieux. Ils lui disent combien Laurent l’aimait, combien il était fier de devenir son beau-frère. Ils insistent sur la douceur qu’elle va apporter dans ce foyer en deuil. Le mot mariage est prononcé plusieurs fois. Puis, tout se précipite dans sa tête et elle comprend, face à ce désastre, qu’elle ne pourra jamais rompre son engagement.

 

Patrice a tenu à la raccompagner chez elle. Dans le métro, Claire prend le prétexte d’une migraine pour s’enfermer dans le silence. Patrice se tient debout à ses côtés, douloureux, raide, emprunté. Il ne lui pose aucune question sur elle, sur son activité au sein de la Croix-Rouge. Claire constate froidement qu’il a beaucoup maigri, que son allure fantomatique ne l’embellit pas. Toujours en silence, ils descendent la rue Ribera. Devant le 38 avenue Théophile-Gautier, il l’embrasse sur la joue et la quitte sur ces seuls mots : « À demain. »

 

— Alors, comment va-t-il ?

Sa mère a quitté le salon en entendant le bruit de la clef dans la serrure. La pâleur de sa fille, son air égaré l’inquiètent aussitôt. Elle renouvelle sa question. Claire aimerait se jeter dans ses bras, lui avouer qu’elle ne veut plus épouser Patrice, l’horreur de leurs retrouvailles ; implorer sa protection. Mais comment expliquer ce qu’elle ne comprend pas elle-même ? Des larmes coulent le long de ses joues et elle s’entend répondre :

— Laurent vient d’être tué en Allemagne.

Claire pleure autant sur le retour de Patrice que sur la mort du jeune homme.

 

Le soir, dans l’obscurité de sa chambre, elle déroule le film de cette journée et constate avec amertume que sa vie, sa vraie vie, est finie. Pour tous, elle est déjà mariée, même si le deuil impose de retarder la cérémonie. Ses parents ont été bouleversés par le destin tragique de cette famille amie, n’ont pas soupçonné que Claire avait changé, que les quatre années de guerre avaient modifié ses sentiments. Eux sont prêts à accueillir Patrice, à lui apporter toute l’affection qu’il est en droit d’attendre.

Claire quitte son lit, ouvre la porte-fenêtre. Malgré la fraîcheur de la nuit, elle s’accoude à la rambarde du balcon. Cinq étages plus bas, la rue est déserte. Elle songe avec un étrange détachement que cela lui serait facile de sauter dans le vide. Elle voit son corps en chemise de nuit étendu sur le trottoir. Peut-être, dans l’immeuble en face, quelqu’un aurait assisté à cette chute et crié d’horreur. Un cri qui aurait alerté sa famille, les voisins. Un cri qui les aurait hantés longtemps. Pour eux tous, ce serait un accident. Une jeune femme sur le point de se marier ne peut pas se donner la mort.

Mon Enfant De Berlin
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