Lettre de Claire :
« Samedi 27 avril 1946
Chère petite maman,
Enfin un mot de vous. Je commençais vraiment à croire que vous aviez complètement oublié votre petite fille.
Si je ne vous ai pas écrit c’est que je n’ai eu jusqu’à ce matin presque pas une minute.
Belle semaine sainte assez pieuse : pas de cigarettes ni de bonnes choses les mercredi et vendredi saints. Je tournais en rond, complètement folle. Le jeudi saint, nous nous sommes toutes confessées. Le vendredi nous avons eu un très beau sermon et le jour de Pâques une magnifique messe à 11 heures où presque tout le 96 a communié.
Dans la nuit du samedi au dimanche nous avons tous été à la messe de minuit orthodoxe. C’était très émouvant car dans cette petite église russe on retrouvait mêlés aux Allemands orthodoxes, les uniformes américains, anglais, français et même des Russes de l’Armée rouge. Et c’était bien les mêmes visages et les mêmes voix sous des uniformes différents. À côté de moi, une jeune Allemande pleurait en chantant le “Christ est ressuscité” et j’étais moi-même au bord des larmes.
Le mardi matin, je partais en mission à 9 heures et rentrais à 2 heures de la nuit. J’ai conduit tout le temps et étais un peu fatiguée mais contente car mon ambulance était pleine de gens heureux de rentrer.
Dîner avec les Russes, naturellement, et grande victoire personnelle car ce sont les Russes qui m’ont défendu de boire. Généralement ils n’ont de cesse de vous faire avaler vodka sur vodka.
Mais cette fois ci, j’ai réussi à changer mon verre plein contre un verre vide et je l’ai bu d’un coup et j’ai fait toutes les grimaces qu’un tel exploit exige. Puis sous les yeux admiratifs des Russes, j’en ai redemandé d’autres. Mais celui que j’avais dans mon ambulance s’y est refusé catégoriquement tant il avait peur que je le mette dans le fossé.
Jeudi nous sommes parties à six ambulances et un camion pour aller chercher 208 Alsaciens, Belges et Hollandais à Francfort-sur-l’Oder que les Russes après mille demandes voulaient enfin nous donner. Imaginez la figure de tous ces types à notre arrivée. Tous ces garçons n’avaient pu envoyer de nouvelles à leurs parents depuis deux ou trois ans et affirment qu’il y a encore beaucoup d’Alsaciens chez les Russes. Retour triomphal pour tous, sauf pour moi qui commençais une crise de foie. Inutile de vous parler de la nuit qui suivit et de la journée du lendemain.
Aujourd’hui je vais très bien et je vous écris à toute vitesse car quelqu’un prend l’avion tout à l’heure.
Tout va très bien entre Wia et moi. Nous sommes tous les deux un peu tristes de ne pas nous marier le 5 du mois de mai. Wia a été un jour à Paris pour son affaire. On a reconnu qu’on s’était trompé sur le personnage et que ce n’était pas lui qui avait trafiqué avec les Allemands et qu’on n’avait ressorti l’affaire de la Cagoule que pour ça. En plus, la nouvelle citation de Wia fit grand effet et Wia partit avec l’assurance que tout était réglé. Mais on aura confirmation que si son contrat est renouvelé, ce qui doit se faire très bientôt.
Je suis contente que votre séjour à Malagar se soit bien passé. Papa doit être tout bruni et plus jeune que jamais.
À bientôt maman, je vous embrasse tous très fort et vous écrirai très bientôt. Excusez cette lettre, mais j’ai si peu de temps. Il fait un temps magnifique. Je vous embrasse tous comme je vous aime. »
Comme Claire, Mistou et Rolanne ont été désignées pour une mission nocturne, elles ont la journée pour elles et décident de se promener dans Berlin sans escorte masculine. La vie quotidienne s’améliore, les consignes de sécurité sont devenues moins strictes mais elles doivent rester ensemble, veiller les unes sur les autres. C’est la deuxième fois qu’elles sortent en tailleur, la chaleur de cette fin du mois d’avril leur donne le sentiment d’être en vacances. Elles se sentent jeunes, belles et respectées de tous. En quelques mois, les soldats des différentes forces alliées ont appris à apprécier à la fois leur charme et leur travail. La Croix-Rouge française jouit d’un prestige jusque-là inégalé, elles le savent et avancent fièrement, heureuses de porter si bien l’uniforme.
Des trois jeunes femmes, c’est Mistou la plus rayonnante. Elle adresse à n’importe qui un sourire éclatant, pour plaire, pour être aimable, elle ne le sait pas elle-même. Mais elle s’amuse des sifflements admiratifs des soldats américains et les remercie d’un clin d’œil faussement coquin. Ses amies rient avec elle sans éprouver la moindre jalousie.
Les ruines de Berlin prennent un autre relief en plein soleil. La ville expose maintenant au grand jour ses plaies, la maigreur et la pauvreté de ses habitants. C’est un spectacle cruel mais d’une étrange grandeur. Entre deux immeubles effondrés, au fond d’une cour oubliée, poussent des crocus et des buissons de lilas. Leur parfum embaume, efface un court instant les terribles odeurs d’égouts et de mort. Impressionnées par ce qu’elles découvrent, les trois jeunes femmes ont peu à peu cessé leurs bavardages. À un carrefour, elles croisent Hilde, leur interprète du début, qui travaille encore avec elles. Si elle parle parfois avec Rolanne, elle demeure très réservée sur ses conditions de vie. Un bref signe de tête en guise de salut, Hilde accélère le pas et disparaît au coin d’une rue. « Dommage, regrette Rolanne. J’aurais tant aimé l’inviter à se joindre à nous. »
De retour à l’appartement, Claire aperçoit une lettre qui lui est destinée, posée bien en évidence sur la table de la cuisine. Elle reconnaît aussitôt l’écriture de Rosen et ouvre l’enveloppe avec appréhension. Puis, elle lit et relit le feuillet tapé à la machine comme si elle ne parvenait pas à se faire une opinion.
— C’est Rosen qui écrit à mes parents à propos de notre mariage, dit-elle enfin. C’est intitulé : « Différents aspects du problème mariage. » C’est sympathique, verbeux, maniaque et peut-être utile, je ne sais pas.
Mistou dépose devant elle une tasse de thé, s’installe à ses côtés et avec une amicale autorité :
— Lis-nous cette lettre, on te dira.
Après quelques hésitations, Claire se décide.
— Des extraits, alors, car c’est très long. Je passe sur le début où il rappelle « qu’à partir du 1er avril a lieu la transformation des cadres de Berlin en effectifs fixes ». En clair ça veut dire que, dans le meilleur des cas, Wia devient fonctionnaire, job assuré, avenir plus souriant, gendre plus acceptable, etc. Ensuite, il explique que le mariage doit avoir lieu le plus tôt possible, souligné, je lis : « Raison sentimentale : n’intéresse évidemment que Wia et Claire, qui seraient cependant reconnaissants qu’on la prenne en considération. Raison théorique (pour mémoire, sans importance) : fiançailles déjà assez longues, beaucoup de gens au courant, inutile de faire jaser les gens. Raison pratique d’importance primordiale : Juin est le mois de présidence française et il serait difficile, sinon impossible à Wia, d’être absent en juin. Il faudrait donc qu’il ait lieu soit avant le 15 mai, soit fin juin. » Mais le plus intéressant arrive sur le choix du lieu de notre mariage. Je reprends : « Berlin, avantages positifs : 1) Ambiance sympathique, rien que des amis à Berlin, qui tous seraient incapables de venir à Paris et très déçus (nombreux alliés). 2) Simplification à l’extrême de tous les préparatifs, etc. Toute la division y participera. 3) Économie considérable. 4) Propagande française vis-à-vis des Alliés. Venue de Monsieur François Mauriac à Berlin. Possibilité qu’il y fasse une conférence. Paris, avantages positifs : Possibilité de rassembler l’arrière-ban des familles. Avantage discutable du point de vue de Claire et Wia, mais probablement réel du point de vue des parents. Paris, avantages « passifs » : 1) Déception réelle de Claire et Wia. 2) Absence de presque tous les amis, français ou alliés. 3) Nécessité plus ou moins primordiale de faire un « grand mariage », ce qui est : rasant, coûteux, compliqué, source de vexations (gens qu’on oublie), « publicité » fatale, que Monsieur François Mauriac semble craindre à la suite de « l’histoire ». 4) Absence de voitures. 5) Préparatifs nombreux et compliqués. 6) Complication du point de vue du choix de l’église. L’idéal serait soit mariage dans les deux églises, soit mariage catholique, rite oriental. Les deux semblent plus difficiles à réaliser à Paris. 7) Complications vestimentaires (surtout pour Wia). Ceci dit, il n’est naturellement pas question de passer outre un veto des parents pour Berlin, mais simplement de leur exposer combien Claire et Wia préféreraient un mariage à Berlin. » Alors, les filles, vous pensez quoi ?
Rolanne hoche la tête, ébauche un sourire rêveur. Comme toujours, elle prend la question au sérieux, se réserve un temps de réflexion. Mistou, plus rapide, se compose un air grave et d’une étrange voix masculine qui se voudrait cassée :
— Votre plaidoirie, monsieur de Rosen, nous a convaincus, ma femme et moi. Notre fille épousera Yvan comme elle le souhaite, à Berlin. Je suis par ailleurs très curieux de rencontrer l’escadron de charme de la Croix-Rouge française, si sexy...
Elle ne peut aller plus loin dans son imitation de François Mauriac et éclate de rire suivie de Claire et de Rolanne.
— Je vous dérange ?
Les trois amies n’ont pas vu apparaître Olga qui se tient discrètement dans l’embrasure de la porte. Elle est rentrée la veille d’un séjour à Paris où elle était allée fêter Pâques dans sa famille. Elle tend en direction de Claire un minuscule paquet rose ficelé d’un ruban violet.
— Pour vous, dit-elle. De la part de la princesse Wiazemsky.
Comme mues par une soudaine nécessité qui les appellerait ailleurs, Rolanne et Mistou se lèvent et quittent la cuisine. Olga tire une chaise, s’assoit près de Claire, les yeux brillants d’impatience. Claire a ouvert le paquet et fait maintenant rouler dans sa main un petit œuf en or.
— Chez nous, on a coutume d’offrir un bijou en forme d’œuf pour célébrer les fêtes de Pâques. Le vôtre est modeste puisqu’il n’a pas de pierres précieuses incrustées mais simplement une croix cyrillique peinte à la main, mais c’est tout de même un Fabergé. Les femmes les rajoutent chaque année à la même chaîne. J’ignore combien en possède votre future belle-mère, mais je parie qu’elle a retiré celui-là de sa collection pour vous en faire cadeau. Une manière délicate de vous introduire dans nos coutumes. Je sais que vous portez une médaille de la Vierge autour du cou. Voulez-vous y rajouter ce petit œuf ? Je vais vous aider... Wia sera si content.
Olga retire la chaîne, ajoute le petit œuf doré, rattache le tout au cou de Claire. Celle-ci la laisse faire, sans un mot, sans un geste, sans manifester la moindre émotion. Cette absence de réaction surprend, puis inquiète Olga.
— Quelque chose ne va pas ?
— Je crois que c’est vous qui devriez épouser Wia, pas moi.
— Oh, Claire ! Comment pouvez-vous dire de pareilles sottises ?
— C’est la vérité. Vous partagez la même langue, la même culture, la même histoire. Wia et moi sommes sur deux planètes différentes...
Claire fixe Olga d’un air provocant. Elle voit la rougeur envahir son visage, la détresse de son regard. Elle pense sincèrement ce qu’elle vient de dire même si elle sait qu’elle n’exprime, peut-être, qu’une pensée passagère et sans importance. Elle sait aussi qu’elle est injuste car elle croit avoir deviné un secret : Olga est en train de tomber amoureuse de Léon de Rosen. « En plus, elle l’ignore », pense-t-elle soudain lasse. Mais Olga s’est reprise et c’est, debout devant Claire, avec une fiévreuse conviction, qu’elle met fin au silence.
— J’ai rencontré Sophie Wiazemsky à la messe de Pâques, rue Daru. Nous avons bavardé, elle m’a raconté la visite surprise et en quelles circonstances vous vous êtes rencontrées.
Claire, à l’écoute de ces paroles, ne songe pas à dissimuler sa surprise. Elle veut parler, mais Olga l’en empêche.
— Wia qui est intelligent s’est comporté là comme un sot, un absurde sot, son amour pour vous le rend aveugle à une certaine réalité. Prévenus à l’avance, ils vous auraient magnifiquement accueillie. Néanmoins...
Olga cherche ses mots. Elle voit le regard attentif de Claire et ce regard lui demande de poursuivre.
— ... néanmoins, il reste que ses parents sortent de quatre années de guerre et de privations, qu’ils sont pauvres et que ce sont pour toujours des déracinés. Voilà, ce qu’il faut que vous sachiez.
Claire s’est levée. Les deux femmes se font face, conscientes de l’importance de ce qui vient de se dire, de la qualité de leur amitié.
— Merci, murmure Claire. Et si on se tutoyait ?