Depuis le partage de la ville, en juillet 1945, Berlin est devenu une gigantesque machine à trier les réfugiés. Ils sont environ un demi-million à arriver chaque mois dans les secteurs anglais et américain. Des Allemands, femmes, enfants, vieillards ; des expulsés de Tchécoslovaquie ; des prisonniers de guerre et tous ceux qui, en général, fuient les Soviétiques. Selon les premiers chiffres, on prévoit que durant l’hiver 1945-1946 près de vingt millions d’Allemands, plus du quart de la nation, se retrouveront sur les routes du pays en ruine. Cet afflux énorme de populations sinistrées complique le travail de la division dirigée par Léon de Rosen et des Croix-Rouge française et belge. Les équipes du 96 Kurfürstendamm continuent à se rendre dans les gares, dans les camps soviétiques, plus loin encore dès que quelqu’un leur signale une possible présence française ; à Frankfurt an der Oder où des trains déversent des êtres qui n’ont plus de nationalité, plus d’identité, plus de place en ce monde. Parmi eux se trouvent des Juifs qui ont miraculeusement survécu, des Allemands qui ont fui le régime d’Hitler mais aussi d’anciens volontaires français qui ont servi dans les armées nazies et qui cherchent à se faire passer pour d’anciens prisonniers ou des Alsaciens, des « malgré nous ». Tous, aussitôt débarqués, sont conduits dans le camp de rassemblement de Zehlendorf, entièrement sous le contrôle des Américains. En novembre 1945, on comptabilise plus de cinq mille personnes hébergées dans ce seul camp, soit treize nationalités. Une cinquantaine d’autres camps de transit ont été improvisés à la hâte à Berlin.
Claire côtoie chaque jour le destin tragique de ces milliers d’êtres humains. Participer au sauvetage de quelques-uns est comme une réponse aux questions qu’elle se pose, comme la justification de son existence. Cela n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle a connu durant la guerre, à Béziers. Il ne s’agit plus pour elle de participer à des actions héroïques, de soutenir les mouvements de la Résistance. Il ne s’agit plus de suivre les armées de libération mais de mener une autre lutte plus obscure, plus ingrate, une lutte minuscule : chercher, trouver et sauver de la mort des personnes oubliées. Maintenant, elle sait qu’elle aime profondément la vie à Berlin. Elle la trouve à la fois cruelle, sordide et étrangement belle. Assez proche de l’image qu’offre la ville en ruine, et qui pourtant se reconstruit. Comme durant la guerre, elle s’étonne de mener une vie qu’elle croyait réservée aux héroïnes des romans, des romans qu’elle dévorait adolescente et qui lui faisaient paraître si terne son quotidien de jeune fille.
« Où est la place de Wia ? » songe-t-elle en achevant de se brosser les dents. Elle n’a plus la migraine, quelques heures de sommeil l’ont reposée. Elle ne se sent pas sereine pour autant mais son sens des responsabilités a repris le dessus : elle doit aller trouver Plumette et lui demander l’emploi du jour, ce qu’elle doit faire en priorité.
Mistou est partie prendre quelques jours de repos à Paris. Claire lui a donné des lettres pour sa famille et des photos d’elle, des portraits, exécutés en studio, dans des lumières très raffinées où, pour une fois, elle se trouve jolie. « Une vraie star de cinéma ! » avait constaté une de ses compagnes. « Même ton uniforme a l’air d’avoir été emprunté et on dirait que ta croix de Lorraine est en diamants ! Impossible d’imaginer la vie de chien que tu mènes ici », avait ajouté une autre. « Claire est très bien et nous, les filles, on est fières d’elle », avait conclu Rolanne.
Quarante-huit heures durant, des trains ramènent des Alsaciens. Claire et Wia se retrouvent ensemble pour les accueillir. Pour une fois, les Soviétiques n’en ont dissimulé aucun et certains officiers, avec qui Wia a fini par se lier, leur ont ouvertement facilité la tâche. Claire n’a pas le temps de s’interroger sur ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre mais elle a conscience d’un certain changement dans le comportement de Wia à son égard. Il est encore plus attentif, d’une bonne humeur inégalée et, ce qui ne lui ressemble guère, d’une étonnante discrétion. Contrairement à ce qu’elle a pu craindre, il n’a fait aucune allusion à un quelconque sentiment amoureux, ni même cherché à la voir seule. Mais elle sait son regard posé en permanence sur elle. Un regard curieusement confiant, comme s’il connaissait ce que l’avenir leur réserve et qu’il lui laissait, à elle, Claire, tout le temps nécessaire pour le comprendre aussi.
Le 11 novembre au soir, une grande fête a lieu au 96 Kurfürstendamm pour célébrer l’armistice de 1918. On se reçoit d’un étage à l’autre, la porte sur la rue demeure ouverte en permanence, un flux constant d’invités se joint aux habituels locataires. Des Français, des Anglais, des Américains et des Soviétiques se côtoient dans une entente parfaite, oublient pour quelques heures ce qui, le jour, les divise. Comme il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes, les filles des Croix-Rouge française et belge ne cessent de danser, passant de bras en bras. Les Françaises portent l’uniforme bleu Royal Air Force de rigueur mais toutes ont pris le temps de se maquiller et de se coiffer.
« Vous êtes si belle », murmure Wia à l’oreille de Claire. Il la tient enlacée contre lui et lui répète inlassablement la même phrase. Cela fait plusieurs danses de suite qu’elle lui accorde, elle ne fait plus attention aux autres officiers. Ceux-ci, d’abord contrariés, semblent avoir renoncé à elle et s’être donné le mot pour l’ignorer. Si elle avait été attentive, elle aurait remarqué que plus personne ne s’adresse à eux, qu’ils sont comme isolés.
Mais Claire n’est attentive qu’à ce qu’elle éprouve serrée contre Wia, à ce sentiment de sécurité, si nouveau pour elle, qu’il lui communique. Pourtant, il danse mal et lui marche régulièrement sur les pieds, pourtant il ne lui parle pas, hormis son « Vous êtes si belle » qui le rend, à la longue, un peu ridicule. « Il n’a aucune conversation », pense Claire. Et cette découverte loin de l’effrayer, l’amuse. Il lui semble que dans ses bras rien ne ressemble à ce qu’elle avait éprouvé dans d’autres bras, avec d’autres hommes. Elle se sent surtout redevenir femme avec une intensité qui soudain la trouble. Alors, dans un involontaire réflexe de défense, elle esquisse un geste pour le repousser : « C’est invraisemblable ce que vous dansez mal ! dit-elle. — Invraisemblable ? — Oui. — C’est grave ? » Loin d’être vexé, il rit. « Oui. Enfin, non... » Il prend sa tête dans sa main, la guide délicatement vers sa poitrine. Claire sent contre sa joue l’étoffe rugueuse de la veste militaire. Il a refermé ses bras sur ses épaules et la tient étroitement enlacée. Elle entend sa respiration, si calme, si régulière, le murmure de sa voix près de son oreille. « Qu’est-ce que vous baragouinez ? — Je ne baragouine pas, je vous parle en russe. » Ils restent encore quelques minutes silencieux, presque sans bouger, alors qu’autour d’eux tous les danseurs se déchaînent sur un rythme de boogie-woogie. Enfin, il se détache d’elle et, en la tenant à bout de bras, en la regardant droit dans les yeux avec un curieux mélange de joie intense et de gravité : « Je vous aime. Oui, c’est exactement ça, je vous aime et je ne veux pas vivre sans vous. »
Mistou est rentrée de Paris. Elle a rapporté du courrier, des vêtements chauds et le numéro 1 d’un nouveau journal féminin, Elle. Sur la couverture, une belle femme en veste rouge et chapeau noir, brandit en souriant un chat roux aux yeux verts. Mistou vient de faire son entrée dans la cuisine où Claire, Rolanne et deux ambulancières de la Croix-Rouge belge se réchauffent autour d’une tasse de thé. Elles sont sur le point de partir en mission. Une mission délicate et qui ne leur plaît guère car il s’agit d’enlever à des mères allemandes des enfants nés de pères français. Ce sont pour la plupart des hommes qui, durant la guerre, ont été enrôlés de force au Service du travail obligatoire, le S.T.O.
— Écoutez, ça, les filles, dit Mistou en s’asseyant sur la table.
Elle ouvre le journal à la page 3 et lit :
— « Depuis cinq ans, on ne les voyait plus. Le temps a passé. Les petites sont devenues grandes. Jules Raimu a une fille de vingt ans, Paulette... Etc., etc., etc. Claire Mauriac, la fille de l’auteur des Mal-Aimés, est actuellement à Berlin. Conductrice d’une automobile de la Croix-Rouge, elle s’occupe du rapatriement des derniers prisonniers français restés en zone russe. Elle n’a pas encore eu le temps de penser à ce qu’elle fera plus tard. » C’est la gloire, ma Clarinette, la gloire !
Mistou tend le journal à son amie qui contemple en silence les cinq portraits de jeunes femmes. Sa présence parmi ces inconnues lui procure un immédiat sentiment de gêne et de découragement. Jusqu’à la lecture de ce petit article, elle pensait avoir réussi ce qu’elle avait tellement souhaité lors de son entrée à la Croix-Rouge : se fondre dans un groupe. Elle s’était donné beaucoup de mal pour arriver à ce résultat, pour penser et dire « nous » plutôt que « je ». Ce journal féminin, en la choisissant elle plutôt que Rolanne ou Plumette, la ramène à ce qu’elle était avant la guerre : « la fille de... ».
La porte de la cuisine s’ouvre, Wia fait une entrée bruyante, une cartouche de cigarettes américaines à la main.
— Pour vous, les filles. Et pour toi, ma Claire...
Il tient quelque chose dans son poing refermé, l’agite sous le nez de Claire en riant de plaisir.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Devine...
Il prolonge le jeu, heureux d’être immédiatement devenu le centre d’intérêt des cinq jeunes femmes. Claire abandonne le journal et se plie à ses exigences : « Animal, végétal ou minéral ? » Wia s’amuse et cet amusement les gagne toutes à l’exception de Mistou qui commence à comprendre que quelque chose s’est modifié dans l’atmosphère de l’appartement. Wia y est chez lui, Claire irradie d’une joie juvénile qu’elle ne lui connaît pas.
— Dites donc, vous deux...
Mais personne ne fait attention à elle. Les filles entourent Wia et le supplient d’ouvrir enfin sa main pour montrer ce qu’il leur dissimule.
— À la place de la bague que je ne peux pas encore t’offrir..., dit-il.
L’insigne militaire représentant l’étoile rouge offert à Claire circule de main en main tandis que Wia raconte comment il se l’est procuré lors d’une beuverie chez des officiers soviétiques. Comme souvent, il se donne le beau rôle, s’attribue des mérites parfois inventés pour mieux servir son récit, mais il le fait avec un tel plaisir que personne ne songe à le lui reprocher. Claire s’émerveille : l’insigne militaire devient le joyau de sa collection, elle le fera coudre dès ce soir à l’intérieur de la veste de son uniforme.
— Tu veux bien t’en charger, ma Rolanne ? Tu sais comme je suis nulle...
Wia aperçoit le journal resté ouvert sur la table et s’en empare avec curiosité. La photo de Claire lui arrache un sifflement d’admiration.
— « L’auteur des Mal-Aimés... » C’est l’écrivain ? C’est ton père ?
Et comme Claire hésite à répondre, à la fois choquée par son ignorance et flattée de ce renversement des rôles qui fait de François Mauriac rien d’autre que « le père de... » :
— En parlant de toi, Claire, on parle de vous, les filles. C’est bien qu’on reconnaisse le formidable travail que vous faites à Berlin.
Puis, plus doucement, en déposant un rapide baiser sur ses doigts :
— Je suis fier de toi.
Claire baisse les yeux pour dissimuler son émotion. Elle pense qu’il voit toujours le bon côté des choses et que la vie avec lui devient mystérieusement simple.
Mistou avait oublié de remettre à Claire une lettre que sa mère lui avait fait porter quelques heures avant qu’elle ne quitte Paris. C’est donc en fin de soirée, après une longue journée passée auprès de femmes allemandes, que Claire en prend connaissance. Cette lettre répond à la dernière de Claire qui narrait de façon désordonnée sa rencontre avec Wia. Portée par son besoin de parler de lui, elle n’avait caché ni son origine russe ni son ignorance quant à ce qu’il ferait, plus tard, après Berlin. Maintenant, elle regrette ses confidences. Sa mère, comme elle aurait dû s’en douter, s’inquiète, la met en garde contre cet inconnu, réclame plus de renseignements sur sa famille, sur leur train de vie. Selon elle, Claire perd la tête à Berlin, elle doit se ressaisir, rentrer définitivement à Paris. La seule explication qu’elle trouve à ce qu’elle traite « d’absurde toquade » est d’origine médicale : Claire souffre de surmenage, une raison de plus pour venir se faire soigner en France. Elle lui rappelle que la guerre est finie, que sa place, sa seule et vraie place, est 38 avenue Théophile-Gautier, au sein de sa famille.
La lecture de cette lettre décourage Claire. Sa mère la traite comme une petite fille, lui indique le chemin à suivre, pire, lui donne des ordres. Encore une fois, on ignore la femme qu’elle est devenue. Elle sait que, derrière sa mère, il y a son père, sa sœur et ses frères, qu’ils sont tous du même avis quant à son avenir. En même temps et parce qu’elle les aime, elle s’en veut de leur causer des soucis. La journée qu’elle a eue pèse sur son humeur. Avec Rolanne, elles ont dû, à deux reprises, retirer leur bébé à des jeunes femmes allemandes. C’était un ordre. Les pères français de ces enfants ont été portés disparus, les enfants doivent être arrachés à leur mère pour être rapatriés en France où, peut-être, personne ne les désire.
— Tu penses trop Clarinette, viens te coucher.
Dans le grand lit, Mistou bâille et s’étire. Elle n’a pas terminé de ranger ses affaires, sa valise ouverte gît au milieu de la pièce, ses vêtements traînent ici et là. Claire éprouve tout à coup un sentiment de réconfort en retrouvant son amie, son inévitable désordre et son insouciance. Oui, Mistou de retour, la chambre des cocottes reprend vie. Claire est fatiguée, elle va rejoindre Mistou dans le lit, dormir. Demain, elle répondra à sa mère.
« 4 décembre
Chère maman,
J’apprends à l’instant un départ dans dix minutes. Il est 8 heures du matin et nous allons à l’enterrement de trois Alsaciens qui n’ont pas survécu à leur transfert.
J’ai reçu votre lettre hier soir. Ne craignez rien, je suis très heureuse.
Je vais vous écrire plus longuement aujourd’hui ou demain mais j’ai voulu vous rassurer dès ce matin.
Nous partons à Paris le 12.
Je vous embrasse de toutes mes forces. »
Elle signe. Mais avant de glisser sa lettre dans l’enveloppe, elle souligne d’un trait très ferme ce qui lui semble l’essentiel : « Je suis très heureuse. »