À Paris, Claire prend le temps de revoir ses amis, de se promener dans la ville à la recherche de souvenirs enfuis. L’époque de l’Occupation lui semble encore proche, il lui arrive de s’étonner de ne plus voir les uniformes vert-de-gris au détour des avenues. Elle a du mal à faire le lien entre les vainqueurs de jadis et les milliers de vaincus qui survivent en Allemagne, à Berlin. Quand elle en parle autour d’elle, elle ne suscite guère plus qu’une attention polie. On l’écoute davantage quand elle évoque ses compagnes de la Croix-Rouge ou son futur mariage avec Wia. Elle montre des photos, tente de décrire leur travail. Elle se retient d’avouer à quel point la vie, à Paris, maintenant l’indiffère. Ce n’était pas le cas durant les premiers jours où la joie de revoir sa famille l’emportait sur tout. Mais, très vite, ses parents, ses frères et sa sœur ont retrouvé leurs préoccupations habituelles et Claire, comme à chacun de ses retours, se sent isolée, sans lien réel avec le quotidien du 38 avenue Théophile-Gautier.
Wia lui fait parvenir chaque jour une longue lettre pour la tenir au courant des moindres détails de la vie à Berlin. Lui aussi aime écrire et Claire découvre à quel point il est à l’aise avec la langue française. Pour la première fois il parle un peu de sa famille, de la Crimée qu’ils ont quittée en avril 1919, de leur transit à Malte et à Londres. Mais dans chacune de ses lettres il tient à affirmer sa nationalité française, son désir de se tenir à l’écart de la communauté russe, son absence totale de nostalgie à l’égard du passé.
Enfin arrive la nouvelle tant attendue : Wia sera là le 31 décembre dans la matinée puis rejoindra le soir ses parents et sa sœur Nina à Compiègne où ils séjournent momentanément. Claire ne pourra donc pas les rencontrer cette fois-là et ne cache pas son soulagement : ces présentations de famille à famille sont pour elle des corvées dont elle se passerait volontiers. Wia, heureusement, partage ce sentiment. « L’examen de passage qui m’attend chez toi me suffit amplement pour le moment », lui dit-il au téléphone lors d’une de leurs rares conversations. Claire s’étonne de le découvrir une fois de plus si confiant. Il semble convaincu qu’on lui fera un bon accueil. Il ne comprend pas que Claire s’inquiète au sujet de sa première rencontre avec ceux qu’il appelle déjà « mes futurs beaux-parents ». Au point de lui en faire le reproche : « Il faut toujours que tu compliques tout. » Elle en convient. « Mais tu verras, le prévient-elle, quand tu vivras avec moi, ce sera pire puisque nous serons tout le temps ensemble. » Cette prévision qui sonne comme une menace fait partie des provocations qu’affectionne Claire et qui ont le pouvoir de désarçonner ses interlocuteurs. Elle le sait, le regrette parfois ensuite, mais ne peut s’empêcher de recommencer dès qu’une nouvelle occasion se présente. Pourtant, cette fois-là, le long silence chagrin de Wia au téléphone la trouble. Elle se découvre capable de le faire plus souffrir que bien d’autres de ses anciens amoureux. Elle pense aussi qu’il est à Berlin et elle à Paris, qu’il serait très facile de donner prise à n’importe quel malentendu. Elle entrevoit les risques d’une rupture et en éprouve une si violente douleur que le son de sa voix en est altéré. « Je plaisante. Viens vite, Yvan, viens vite. » Il est très rare qu’elle l’appelle par son prénom et il oublie immédiatement cette phrase qui lui avait fait peur. Mais sur un autre sujet, il tient à mettre les choses au point. « Depuis que je suis français, je ne m’appelle plus Yvan mais Jean. Je suis sûr que tes parents apprécieront ma fierté d’être français. C’est important, ne l’oublie pas quand tu leur parles de moi. »
Wia se trompait.
La famille de Claire au grand complet adore ce prénom russe si exotique et n’entend pas y renoncer. La personnalité franche et directe du jeune homme leur plaît, ils se disent prêts à lui accorder leur confiance et la main de Claire. Tout serait donc pour le mieux si un deuil soudain ne venait de les frapper. L’oncle de Claire, le frère de son père, l’abbé Jean, est mort dans des conditions pour l’instant mystérieuses. Claire voit la souffrance de ses parents, de son père surtout ; ses efforts pour dissimuler son chagrin de manière à bien accueillir le nouveau venu. Dans des circonstances moins tragiques, elle sait qu’il aurait été plus attentif, qu’il aurait posé plusieurs questions à Wia concernant ses projets d’avenir, ses goûts, sa religion. Elle sait encore qu’il aurait demandé à rencontrer sa famille de façon à se faire une idée plus complète de son futur gendre.
Elle essaye d’expliquer cela à Wia qui refuse d’en tenir compte. Pour lui l’entrevue est un succès puisqu’il a obtenu sans aucune condition préalable la main de Claire. Il leur reste deux heures à passer ensemble avant qu’il ne prenne le train pour Compiègne et ils choisissent de se promener au Quartier latin.
Il fait très froid, on a annoncé de la neige et ils arpentent, enlacés et amoureux, les allées du jardin du Luxembourg. Ils y croisent d’autres couples qui leur ressemblent et cela les amuse. Claire a oublié ses craintes, cette sensation désagréable que ses parents n’ont pas bien perçu qui était Wia et qu’ils pourraient, peut-être, revenir sur une autorisation trop vite accordée. Elle vit avec une extraordinaire intensité le bonheur physique d’être dans ses bras, la certitude que, malgré tout ce qui les différencie, elle sera heureuse à ses côtés. Elle se sent étrangement détachée de ce jardin, si beau dans la brume de décembre, de Paris.
— Où allons-nous nous marier ? demande-t-elle soudain
— Où tu veux.
— À Berlin. Notre vie est là-bas. Notre vraie vie...
— Mais pour nos parents qui ne sont plus de la première jeunesse, l’inconfort de Berlin peut leur sembler insupportable, tu ne crois pas ?
— C’est à Berlin que sont tous nos amis.
Ils marchent un instant en silence. Wia désigne à Claire une statue.
— Quand nous étions enfants, ma mère nous emmenait ma sœur et moi jouer au jardin du Luxembourg. Elle donnait toujours rendez-vous à d’autres mères russes au pied d’une des reines de France. Je les connais par cœur : Marguerite de Valois...
Mais Claire ne l’écoute pas. Elle songe à ses propres souvenirs d’enfance, à cette mystérieuse tristesse qui est en elle et qui a grandi avec elle sans jamais disparaître. Une tristesse qui s’atténuait lors des grandes vacances d’été, en Gironde et dans les Landes, mais qu’elle retrouvait à Paris dès la rentrée scolaire. Brusquement, elle s’entend dire :
— Quand nous aurons terminé nos missions à Berlin, je crois que je n’aimerai pas revenir vivre à Paris...
— Où, alors ?
— Je ne sais pas. Dans un pays étranger. Loin.
Claire comprend que Wia plus que n’importe quel autre homme peut exaucer ce désir d’être ailleurs. Et si c’était pour cette raison qu’elle l’avait choisi ?
Presque deux mois se sont écoulés depuis leur séparation, gare du Nord. Claire a trouvé le temps long malgré sa famille, les heures passées avec ses amis, avec Martine, sa coéquipière de Béziers, qui a eu un petit garçon. Seule ou accompagnée, elle est allée au théâtre assister à la création de pièces d’auteurs pour elle inconnus : Les Bouches inutiles de Simone de Beauvoir, Caligula d’Albert Camus ou à une reprise : Les Parents terribles de Jean Cocteau. Au cinéma, elle a revu trois fois un film qui l’enchante et qu’elle rêve de faire découvrir à Wia : Les Enfants du Paradis. Elle a écouté de la musique, fait les magasins pour trouver des cadeaux à rapporter à ses compagnes de la Croix-Rouge.
C’est en chantonnant que Claire achève de remplir ses valises. Ce matin, elle est allée chez le coiffeur et chez la manucure. Elle se veut belle pour Wia qu’elle va retrouver en fin de journée si l’avion pour Berlin décolle à l’heure prévue. D’ici là, un déjeuner familial réunira une dernière fois ses parents, ses frères, sa sœur, son mari et leurs deux petites filles.
Claire sort de la penderie l’uniforme bleu Royal Air Force qu’elle va revêtir. Elle aime la longue veste cintrée où brille la croix de Lorraine ; la jupe droite. Elle sait qu’en abandonnant ses vêtements civils, elle retrouvera une nouvelle assurance, une légitimité. Elle a hâte de reprendre son travail d’ambulancière et de retrouver le 96 Kurfürstendamm.
En achevant de mettre de l’ordre dans ce qui est encore, pour peu de temps, sa chambre de jeune fille, elle retrouve l’album de photos qu’elle avait constitué au retour de vacances passées à Montgenèvre en 1938 et 1939. Elle feuillette lentement les pages, laisse les souvenirs l’envahir. Celles qui l’intéressent le plus concernent le printemps 1938. Sa sœur et elle logent au petit hôtel La Chaumière, ce sont leurs premières vacances sans parents, la découverte, pour elles bouleversante, de la liberté. Elles s’y font tout de suite beaucoup d’amis et deviennent les jeunes filles les plus en vue de la station. Tout le monde s’arrache les « délicieuses petites Mauriac », comme on disait alors.
Claire s’attarde plus longuement sur une photo les représentant sur le balcon en bois du chalet, avec en arrière-plan une chaîne de montagnes enneigées. Elles sont en chemisette et prennent visiblement un bain de soleil. Luce les yeux fermés sourit de plaisir. Claire, les yeux grands ouverts, rêve, comme absente. À quoi pense-t-elle ? D’autres photos montrent les deux sœurs au milieu de la petite bande qui très vite s’était constituée et dont elles étaient les reines. Claire s’émeut un long moment sur les images d’un beau et solide jeune homme, Jock, toujours à ses côtés. Elle se souvient l’avoir rencontré dans la boîte de nuit Les Rois Mages alors qu’il faisait son service militaire. Elle se souvient de leurs randonnées à ski, du bonheur qu’ils avaient à être ensemble, puis de leurs retrouvailles à Paris et de tous les projets qu’ils avaient eus avant que la guerre ne les sépare. Claire se souvient absolument de tout ce qui concerne Jock. Elle ne comprend plus pourquoi c’était avec Patrice qu’elle s’était fiancée. « Jock est mort décapité à Cassino, en Italie », pense-t-elle avec douleur en refermant l’album de photos. « C’est du passé », dit-elle à haute voix. Huit années la séparent de la jeune fille de Montgenèvre, presque une vie. « Du passé », répète-t-elle toujours à haute voix. Et ces mots, dans le silence de la chambre, devant les valises terminées, résonnent avec une farouche détermination.