Rolanne a refusé que Claire prenne le volant, pour une fois c’est elle qui conduit l’ambulance. Claire n’a pas discuté. Depuis qu’elle se sait enceinte, elle prend quelques précautions : elle ne participe plus aux expéditions lointaines, évite autant qu’elle le peut les trajets en voiture. Elle se sent inutile, cela la met de très mauvaise humeur, elle s’en plaint auprès de ses compagnes. Comme elle se plaint de ne pas voir assez Wia qui, tant qu’il remplace Rosen à la tête de la Division des personnes déplacées, se lève très tôt et rentre très tard.
Mais ce jour-là tout est différent.
L’ambulance transporte quatre hommes que les Soviétiques après des négociations particulièrement longues ont finalement consenti à livrer à la Croix-Rouge : deux Belges, un Français et un jeune Grec.
C’est pour ce dernier que Claire a tenu à être présente. Il lui semble qu’elle n’a encore jamais souhaité sauver autant une vie humaine, qu’elle ne s’est jamais donné autant de mal pour convaincre Wia d’abord, puis par son intermédiaire, les autorités du camp de prisonniers où il a été signalé.
On sait peu de choses sur ce garçon d’environ dix-huit ans capturé par les Allemands, puis considéré comme leur complice par les Soviétiques, donc destiné à être déporté, sans jugement, sans personne qui puisse l’innocenter. Claire et Rolanne, en l’aidant à s’allonger dans l’ambulance, ont vu tout de suite qu’il était tuberculeux, très mal en point. Le faire hospitaliser devient urgent. Mais où trouver de la place ? Tous les hôpitaux de Berlin sont pleins. « Essayons tout de même », ont décidé de concert les deux femmes.
Au premier hôpital, elles parviennent à caser pour quelques heures les deux Belges et le Français. Mais au troisième et après un autre refus, elles ne savent plus quoi faire.
— Retourne les voir encore une fois, supplie Claire, insiste. Toi, tu baragouines dans plusieurs langues... Chaque minute compte si on veut qu’il vive...
— Tu as raison.
Rolanne renonce à garer convenablement l’ambulance, descend à nouveau après avoir rajusté son manteau et sa chapka. Depuis la veille, la température est tombée en dessous de zéro, une mince couche de glace recouvre le sol. Claire contemple accablée les immeubles toujours en ruine de ce quartier de Berlin et cède à un moment de découragement. Elle attend un enfant, un jeune garçon va mourir près d’elle sans qu’elle ne puisse rien tenter pour le sauver. Rien tenter, vraiment ? Être près de lui au moins, ne pas le laisser seul avec la peur de mourir.
Elle entrouvre la bâche de toile, pénètre à l’intérieur de l’ambulance. Le jeune Grec gît inerte sur la couchette où on l’a déposé. Malgré les deux couvertures militaires, il tremble de froid, de fièvre. Ses yeux sont fermés. Mais quand il sent la main de Claire sur son front, il les ouvre d’un coup. Son regard désespéré appelle au secours. « Ça va aller, ça va aller », répète Claire en lui caressant le visage. Elle met dans ce simple geste toute la délicatesse dont elle se sait capable quand elle est confrontée à la misère du monde, aux horreurs de la guerre. Les grands yeux noirs brillants ne la quittent pas, elle a le sentiment qu’elle transmet un peu de sa vie au garçon. Mais cela ne dure pas. Il tremble maintenant de façon convulsive.
« Que je suis bête ! » Claire enlève son manteau, le pose sur les couvertures militaires. Est-ce son imagination ? Il lui semble que le garçon tremble moins, qu’il respire avidement le parfum dont le manteau est imprégné. « Après l’Ondée », annonce Claire. Elle se met à lui parler de Paris, de la croisière en Grèce faite en famille avant la guerre. Elle dirait n’importe quoi pour maintenir cette petite, si petite, étincelle de vie dans les yeux du garçon.
Mais c’est lui, tout à coup, qui se met à parler d’une voix basse entrecoupée de violentes quintes de toux. « Non, tais-toi, ça t’épuise. » Il lui obéit. Des larmes de douleur, de désespoir, Claire ne sait pas, se mettent à couler. Claire n’a rien compris de ce qu’il a tenté de lui dire mais elle croit avoir deviné. Elle et les autres ambulancières avaient été très frappées, dès leurs premières missions dans les camps soviétiques, par une terreur commune chez tous les jeunes gens : « Ne me laissez pas mourir ici », disaient-ils. Ici, c’est-à-dire à Berlin, en Allemagne, loin de leur pays d’origine. « Tu vas rentrer en Grèce », murmure Claire qui en doute mais qui veut continuer à lui insuffler un peu de vie.
Plus d’un quart d’heure s’est écoulé depuis le départ de Rolanne. Sans son manteau, Claire commence à avoir très froid. Mais elle continue de caresser le visage, les cheveux du garçon, elle continue de lui parler. Il a cessé de pleurer, il semble suspendu à ses paroles, au contact de la main sur sa peau. Claire sait bien qu’il ne parle pas le français, qu’il ne peut pas la comprendre, mais elle continue. Elle raconte que les ambulances de la Croix-Rouge, à Berlin, avaient été conçues pour la guerre de Libye ; que c’est pour cette raison qu’elles ont des bâches en toile et qu’ils ont si froid.
— Avant, pendant la guerre, la Croix-Rouge disposait de petites Amilcar. Tu aurais dû me voir au volant, j’avais fière allure.
Les paupières du garçon se ferment, il ne réagit plus aux paroles, aux caresses. Claire prend peur : ce n’est pas la première fois que quelqu’un meurt dans ses bras, elle reconnaît les signes annonciateurs de l’agonie. Mais elle entend son prénom crié par Rolanne, un bruit de bottes sur le sol gelé, près de la voiture.
De retour à l’appartement, Claire et Rolanne qui ont pris chacune un bain très chaud pour se réchauffer, se retrouvent à la cuisine, devant une tasse de thé. Elles cherchent à se convaincre que le jeune Grec est sauvé, qu’il guérira. Elles refusent le diagnostic négatif du médecin militaire qui l’a fait hospitaliser.
— Il va s’en sortir, s’obstine Claire. C’est comme un engagement entre nous, comme s’il me l’avait promis quand nous luttions tous les deux à l’arrière de l’ambulance et après. Tu te souviens ?
— Oui, Clarinette.
À peine dehors, le garçon avait repris connaissance et cherché Claire des yeux. Puis, avec une force insoupçonnable, il avait attrapé sa main pour ne plus la lâcher. Durant le trajet jusqu’au lit d’une salle commune surpeuplée de l’hôpital, Claire avait continué à lui parler, à raconter n’importe quoi, tout ce qui lui passait par la tête pour le maintenir éveillé. Elle avait promis de revenir le lendemain, les jours suivants.
— C’est bête de s’attacher comme ça à un gosse inconnu... S’il ne s’en sort pas...
— Non, Clarinette, c’est normal et c’est bien ce qui rend notre travail parfois si douloureux.