Quatre jours durant, Claire s’enferme dans une sorte de mutisme sombre qui surprend tout le monde. Aux questions qu’on ne manque pas de lui poser, elle répond évasivement en évoquant la migraine. On la trouve nerveuse, irritable, très différente de la jeune femme que toutes et tous aiment dans l’immeuble. Wia, le plus inquiet, multiplie les questions, insiste, supplie et, même, la bouscule. Le deuxième soir, dans la cuisine du premier étage, il s’emporte et lui fait une scène en présence des filles. Claire s’enfuit aussitôt en direction de sa chambre. Wia veut la suivre mais Rolanne l’en empêche en le retenant par la manche. « Je vous en prie, laissez-la tranquille », dit-elle avec douceur. Wia la foudroie du regard, puis quitte la cuisine en claquant la porte avec une violence qui les fait toutes sursauter. Le lendemain, silencieux à son tour, il affiche des mines de chien battu qui auraient pu faire rire mais qui font pitié. Il monte et descend sans raison les escaliers de l’immeuble dans l’espoir de rencontrer Claire. Mais celle-ci sort peu ou accomplit des missions qui ne nécessitent pas sa présence. Par crainte de se faire rabrouer par ses compagnes, il a cessé de s’adresser à elles. D’ailleurs, Plumette et Rolanne semblent l’éviter. Seule Mistou, quand ils se croisent, le gratifie d’un éclatant sourire et d’un insouciant : « Ne faites pas cette tête-là, tout va s’arranger. »

C’est elle qui, au soir du quatrième jour, monte le prévenir.

— Claire vient de sortir seule pour une destination inconnue. Si vous tenez à lui parler, c’est le moment... Mais ne lui dites pas que je vous ai prévenu...

Wia attrape un manteau et se rue dans l’escalier.

Dehors, il fait nuit, un vent glacial soulève la neige à moitié fondue qui recouvre le sol. Il n’y a personne dans la rue, il repère vite le long manteau militaire, la chapka et les bottillons fourrés. Claire marche à vive allure. Il veut la héler mais il se retient et étouffe un juron. Que fait-elle seule dehors ? Où va-t-elle ? Berlin est une ville extrêmement dangereuse, les femmes le savent et ne sortent jamais autrement qu’accompagnées. Wia pense que Claire a un rendez-vous secret. La douleur physique qu’il ressent alors lui coupe le souffle. Il la sait courageuse, téméraire. N’a-telle pas coutume de dire : « J’aime le danger » ? Elle a rendez-vous avec quelqu’un, un homme bien sûr, voilà pourquoi elle l’évite depuis quatre jours. La pensée qu’elle se moque de lui, qu’elle le trompe, lui arrache des gémissements de douleur.

Claire, brusquement, quitte le Kurfürstendamm et tourne à droite. Une rage froide envahit Wia. Il va la suivre, les surprendre, les confondre. Il lui emboîte le pas, en prenant soin de raser les murs afin de n’être pas surpris si elle se retourne.

C’est bien inutile. La ruelle où ils se trouvent est plongée dans une totale obscurité. Pas la moindre lumière ne filtre des immeubles en ruine. On ne décèle aucune trace de présence humaine. Mais Wia sait que des centaines de Berlinois continuent à vivre terrés dans les caves.

Claire s’est arrêtée et semble hésiter. Puis elle frappe à une porte bricolée à partir de planches et de morceaux de carton. Aussitôt on lui ouvre et elle disparaît. Wia en demeure totalement interdit. Un rendez-vous galant dans un pareil endroit est impossible. Que fait-elle ? Il décide de ne pas prolonger d’une seconde cet insupportable mystère, de la rejoindre dans les ruines.

Mais Claire justement en sort. Ils se cognent l’un contre l’autre, elle glisse, veut se rattraper à son manteau, glisse encore, perd l’équilibre et tombe sur la terre recouverte de neige mouillée qui commence à durcir.

— Wia, oh, Wia !

Contre toute attente, elle éclate de rire. Un rire nerveux, de joie, de douleur, qu’il contemple ahuri, pétrifié, avec la sensation que rien de ce qu’il voit n’existe vraiment, qu’il va se réveiller et quitter ce cauchemar.

— Aide-moi à me relever, on ne peut pas rester ici, dit-elle entre deux hoquets. Oh, Wia, c’est si bon de te voir, si bon !

Il la tient serrée contre lui tandis qu’ils refont en sens inverse le même chemin. Tous deux luttent contre le vent et cela rend plus difficile leur tentative d’explication. Mais Wia a compris l’essentiel, le pourquoi de la présence de Claire dans la ruelle en ruine. Ce qu’elle tente de lui raconter après lui avoir fait jurer de garder le secret, le stupéfie. Claire, sur sa seule initiative, sans en parler à personne, est allée prévenir une jeune femme allemande de l’enlèvement de son bébé prévu pour le lendemain. Avec son air le plus provocateur, elle affirme se moquer des lois militaires en vigueur et se dit persuadée que la justice, la plus élémentaire des justices, se trouve de son côté. Elle décrit encore la souffrance de ces filles mères allemandes, sans logis, sans chauffage, sans presque rien à manger et qui n’ont plus que leur enfant au monde. Selon elle, l’action de la Croix-Rouge et de la Division des personnes déplacées, dans ce domaine, est cruelle, barbare. Wia connaît son dévouement à ces organismes, son adhésion totale à toutes leurs idées, à tous leurs principes moraux. Il la juge d’une imprudence proche de l’irresponsabilité mais admire la force de ses convictions, son audace physique, son courage. « Tu as du cran », murmure-t-il tandis qu’ils entrent dans leur immeuble. Et sans lui laisser le temps de répondre et avec sincérité : « Je crois que je te comprends. » Claire en doute, mais elle voit les efforts qu’il fait pour se rapprocher d’elle.

Dans l’escalier ils rencontrent Mistou dont le visage s’illumine.

— Alors, à nouveau amis ?

— Oui.

— Et... amoureux ?

— Oui.

Wia reprend Claire par les épaules, la serre contre lui et sur le ton d’un défi lancé au monde entier :

— Oui, Mistou, amoureux, très amoureux. Pour toujours.

 

Mistou est déjà endormie quand Claire regagne leur chambre. Elle enlève sa veste et ses bottillons sans faire de bruit, allume la veilleuse. La chaleur de la pièce lui semble parfaite, le silence de l’immeuble l’aide à mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle est prête, maintenant, à écrire à ses parents.

 

« 28 novembre 1945

Ma chère maman, mon cher papa,

Un avion part demain matin et un ami vous remettra cette lettre en début d’après-midi.

Pardon d’avoir tardé à vous écrire mais je viens de passer quatre jours épouvantables. Je ne savais plus ce que je voulais et je ne savais plus, je crois, qui j’étais. Mais sans doute était-ce nécessaire.

Ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance car il s’agit de mon bonheur, de ma vie.

Wia m’aime et je l’aime.

Il aime sortir le soir et je déteste ça ; il aime voir des amis et je déteste ça ; il aime boire et je déteste ça ; il aime raconter des histoires drôles et je déteste ça ; nous n’avons aucun point en commun, mais je pense que c’est peut-être avec lui que j’ai une toute petite chance d’être heureuse.

Je vous demande de m’accorder la permission de l’épouser et de me faire savoir au plus vite votre réponse.

Je serai, comme prévu, à Paris le 12 et Wia espère obtenir une permission de vingt-quatre heures pour vous être présenté.

Chère maman, cher papa, je vous embrasse avec toute ma tendresse.

Votre petite Claire

 

P.-S. : Je ne suis pas sûre de faire une princesse bien présentable. »

Mon Enfant De Berlin
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