Claire et Wia descendent en courant l’escalier pour rejoindre l’appartement des filles, au premier étage. Celles-ci attendent avec impatience le résultat de l’entretien téléphonique que Claire a dû avoir avec sa mère, à Paris. Mais à leur façon de surgir dans la cuisine, elles comprennent aussitôt, les entourent, les embrassent, avec des cris de joie, des applaudissements, des questions. Quand un peu de calme revient, Wia propose de trinquer à leur futur mariage et disparaît à la recherche d’une hypothétique bouteille de champagne. Rolanne fait réchauffer du café, toutes s’installent autour de la table.
Claire ressent un subit abattement, une sorte de grande fatigue qui l’empêche de répondre plus précisément aux questions de ses amies. C’est le contrecoup de la tension des dernières heures, le choc d’avoir entendu la voix de sa mère au téléphone. Elle n’avait encore jamais utilisé l’unique ligne téléphonique reliée à la France, installée dans le bureau de la Division des personnes déplacées. Ce rendez-vous avait été rendu possible grâce à Léon de Rosen. Claire l’avait attendu avec une fièvre et une angoisse qui ne l’ont pas encore complètement quittée. Ainsi donc ses parents ont donné leur accord, ainsi donc elle va épouser Wia... Un doute soudain lui serre le cœur. Et si, comme avec Patrice, elle se trompait ? Et si, encore une fois, elle était victime de l’amour que Wia lui porte ? Victime de son enthousiasme, de sa certitude qu’ils sont faits l’un pour l’autre ?
— Qu’est-ce que tu as, ma Clarinette, tu es toute pâle ? s’inquiète Rolanne.
— C’est la migraine ? ironise Mistou qui porte ses mains à ses tempes et se met à imiter à la perfection les grimaces de Claire, les intonations plaintives de sa voix : « Elle est là, je la sens, elle monte, ouille, ouille, ouille... »
— C’est pas drôle de te moquer d’elle. Si tu avais une seule fois dans ta vie souffert d’une migraine, tu saurais que c’est atrocement douloureux !
— Si on ne peut plus plaisanter...
De surprendre ses amies en train de se disputer à son sujet ramène Claire à des pensées moins négatives. Elle se lève et va à la fenêtre. Dehors il fait nuit, une neige épaisse tombe sur la ville. Elle a conscience de la chaleur de cette cuisine et de la température extérieure. Elle songe à ceux que son équipe a sauvés qui dorment pour la première fois dans un lit. Elle songe encore, très vite et malgré elle, à ses amis morts durant la guerre. « Mais moi, je vis. » Cette sensation d’exister est si forte qu’elle fait volte-face, affronte les regards inquiets de ses compagnes qui, depuis qu’elle leur a tourné le dos, se sont tues.
— Vous savez à quoi ça tient, un mariage entre une fille de la bourgeoisie française et un ex-prince russe spolié de tous ses biens à cause d’une révolution ?
Wia s’est immobilisé sur le seuil de la cuisine, dans l’obscurité de l’entrée. Personne ne l’a entendu revenir dans l’appartement, il observe avec curiosité les jeunes femmes, toutes très gaies, qui écoutent Claire. Cette dernière raconte à sa façon et avec beaucoup de drôlerie le coup de téléphone auquel il a assisté. En tant que témoin il n’avait déjà pas compris grand-chose mais, à cet instant et à cause des mimiques clownesques de Claire, il ne comprend vraiment plus rien.
— Donc, papa se méfie. À Paris, tous les Russes sont des chauffeurs de taxi ou des musiciens de boîtes de nuit, qu’ils soient princes ou pas. « Que faire, que faire ? » se lamente maman en relisant pour la énième fois ma lettre. Papa a une idée : « Téléphonons à Troyat ! » Troyat, Henri Troyat, est un grand ami de mon frère aîné, Claude. C’est un ex-Russe comme Wia, exilé comme Wia, naturalisé français, toujours comme Wia. La seule différence, c’est qu’il a pris un pseudonyme et qu’il est écrivain. Il a même obtenu le prix Goncourt en 1938 avec un livre qui s’appelle L’Araigne et je peux vous dire que, ce jour-là, il a fait une sacrée fête...
— Premier rapprochement franco-russe, constate Rolanne rêveusement.
— Comme tu dis... Donc, coup de téléphone à Troyat durant lequel papa le charge d’enquêter sur ce soi-disant prince qui se fait appeler Yvan Wiazemsky. Troyat, qui le devine très inquiet, essaye de le rassurer : « Ce nom m’évoque quelque chose de pas mal du tout, vous savez... Je vous rappelle. » Papa rejoint maman au salon. Ils sont tellement nerveux qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que d’attendre. Maman, comme toujours, envisage le pire et, dans ce domaine, c’est une championne. Papa s’énerve : « Taisez-vous, Jeanne, pour l’amour de Dieu, taisez-vous. » Entre parenthèses, je crois les entendre. Dring, dring, dring ! ils se ruent vers le téléphone, papa décroche et entend Troyat enthousiaste, ravi : « Ce n’est pas que c’est pas mal, Wiazemsky, c’est bien, très, très bien ! On ne peut pas faire mieux ! » Et de lui raconter qu’Yvan descend d’une des plus anciennes familles de Russie qui remonterait à l’an 800, je crois. Papa, encore un peu méfiant : « Vous êtes certain que ce n’est pas un escroc ? » Troyat s’amuse. « Mais oui. Avant la guerre, il habitait avec sa sœur et ses parents tout près de chez vous, rue Raynouard. Ses parents y sont toujours, et, si ça se trouve, vous vous croisez souvent. » Soulagement de mes parents, maman m’appelle et m’accorde leur autorisation d’épouser Wia. Papa prend le combiné et, faisant allusion au post-scriptum de ma lettre, ne peut s’empêcher de me dire : « Si tu veux devenir une princesse présentable, je te conseille de t’y mettre dès maintenant ! » Voilà, fin de mon histoire !
— Bravo, quel talent !
Wia entre dans la cuisine en applaudissant à tout rompre. D’une poche de sa capote militaire dépasse le goulot d’une bouteille. D’une autre poche, démesurément gonflée, quelque chose s’agite que personne ne remarque. Claire continue de faire le clown, salue son public. La bouteille de champagne est déposée sur la table, les filles apportent des verres. Wia verse à boire à chacune et, à Claire :
— J’ai cru comprendre que nous devrons notre mariage à un ex-Russe, mais ce nom ne me dit rien. Qu’est-ce qui nous prouve que c’est vraiment un Russe ? C’est peut-être lui l’escroc que redoute ton père...
— Oh, Wia, ne renverse pas les rôles ! C’est sur toi que porte l’enquête, pas sur lui. C’est invraisemblable que tu n’aies pas entendu parler d’un jeune Russe qui a obtenu la nationalité française et qui a gagné peu après le prix Goncourt. Tu as beau ne rien connaître au monde de la littérature, on en a forcément parlé dans ta communauté ! Vous avez dû être tous très fiers, fêter l’événement !
Le front plissé par l’effort, Wia essaye de se souvenir. Il a envie de faire plaisir à Claire ou du moins de ne pas la décevoir et ce qu’elle raconte à propos de ce jeune écrivain lui évoque, petit à petit, quelque chose. Mais ce n’est pas ce qu’elle imagine.
— Si ton écrivain est le Russe à qui je pense, un des fils Tarassof, notre communauté, comme tu dis, n’était pas partout à la fête. Beaucoup ont été blessés par le fait qu’il a changé de nom en devenant français. Nina, ma sœur, était très choquée et lui en veut.
Il s’est exprimé lentement, une tristesse inhabituelle a envahi son visage. Claire pense tout à coup que Wia ne lui a encore jamais parlé de sa famille, de cette communauté russe au sein de laquelle il a grandi. C’est tout juste s’il a mentionné l’existence de ses parents et de sa sœur dont elle vient d’apprendre le prénom : Nina. Jusque-là, ils se sont préoccupés de l’accord de la famille de Claire, pas de celle de Wia. Bien sûr, leur décision d’unir leurs vies est très récente, bien sûr les journées de travail sont très lourdes. « N’empêche, songe Claire, on se connaît si peu... »
Un drôle de son, mi-plainte mi-couinement, la détourne de ses pensées. Comme par enchantement, Wia retrouve sa gaieté. Il plonge une main dans la poche de sa redingote, en retire une grosse boule de poils qu’il dépose au milieu de la table entre les verres de champagne et les cendriers pleins de mégots : c’est un chiot d’à peine trois mois qui fixe apeuré les personnes penchées sur lui.
— J’allais oublier le principal. Avant même de nous marier, nous sommes désormais trois, ma Claire. C’est un gosse des rues qui me l’a vendu. Il prétend que c’est un pur schnauzer, mais je ne peux rien certifier. On dit qu’à l’origine, les schnauzers sont des chiens d’écurie car ils cohabitent très bien avec les chevaux. Quand je t’apprendrai à monter à cheval, il viendra avec nous.
Malgré le froid, la neige, Claire et Wia se promènent dans ce qui fut jadis un parc et qui n’est plus qu’un amoncellement d’arbres, de terre et de racines. Ce paysage de guerre renforce leur envie de vivre, leur volonté de recommencer ensemble quelque chose. Le chiot trotte devant eux. Claire, par instants, se détache des bras de Wia, attrape un bout de bois, une pomme de pin et les jette loin en avant. Ou bien elle court à perdre haleine, le chiot sur ses talons.
Wia la suit des yeux. Il aime sa mince silhouette sanglée dans le manteau bleu marine de la Croix-Rouge, son visage aux joues rondes et enfantines, son épaisse chevelure brune qui s’échappe de la chapka. Il pense alors qu’elle est ce qu’il a de plus précieux au monde et qu’elle va partir à Paris dans quelques jours. Il a confiance en elle, en eux, en ce qu’il appelle un peu pompeusement « leur destin ». Mais comme il est aussi très superstitieux, il ne peut s’empêcher d’effleurer des morceaux de bois et de garder en permanence dans sa poche une miniature en jade censée lui porter bonheur.