C’est l’été, le premier depuis la fin de la guerre, Paris a retrouvé sa splendeur, ses touristes et sa joie de vivre. Du moins, c’est ce que ressent Claire en dévalant l’avenue Mozart. Il lui semble que toutes ces femmes aux jambes et aux bras nus, en robes fleuries, sont aussi heureuses qu’elle ; de même que les vieillards qui se reposent sur les bancs publics, les enfants qui jouent au ballon. Elle ne voit pas le ciel qui se couvre et les nuages annonciateurs de pluie. Pour elle, c’est le plus beau jour de l’été. Elle se sent revivre, elle est libre.
Rue Ribera, rue François-Gérard, avenue Théophile-Gautier. Claire a hâte de regagner son appartement et d’écrire le récit des derniers mois, le pourquoi de son allégresse. Son journal délaissé depuis décembre 1944 l’attend, elle va le sortir une dernière fois.
Journal de Claire :
« Mercredi 22 août 1945
Je ne sais pas par quel bout commencer.
Je me retrouve ce soir, après tant d’années, exactement au même point que j’étais avant la guerre. Je suis libre, je n’épouserai pas Patrice ! Il m’a fallu des jours et des jours uniquement pour concevoir qu’au fond je n’étais pas obligée de l’épouser.
Mais je voudrais faire un bref résumé de ma vie.
Le 5 mars, je partais pour Fréjus comme conductrice, puis à Cannes.
Je garde un merveilleux souvenir de cette époque, je sortais tous les jours avec Jean-Pierre, dit Pierrot, adorable garçon qui devint amoureux fou de moi. Et moi, je ne fis rien pour l’arrêter. Je lui racontais simplement que j’attendais Patrice qui était en Allemagne, mais je lui avouai que je ne l’aimais pas.
Avec Pierrot, nous allions tous les soirs dans un club d’officiers de marine américaine. Je n’oublierai jamais ce merveilleux endroit, ni ces officiers tous très beaux et très sympathiques. Ils buvaient beaucoup, jouaient au piano, dansaient, riaient, etc. Le cadre était divin et je devins très vite une habituée. Le seul ennui, c’est que je ne parlais pas anglais ! On ne sortait du club que très tard et on roulait le reste de la nuit. Je n’oublierai jamais comme c’était beau, le Cap-d’Antibes ! Le lendemain matin, je devais me lever à 7 heures pour le travail. Inutile de dire combien j’étais claquée.
Un jour, la dépêche que je redoutais entre toutes est arrivée : Patrice était à Paris.
Alors je quittai la Croix-Rouge disant que je devais rentrer à Paris. Mais j’en avais si peur et si peu envie que je restai encore quelques jours. J’avais tellement l’impression de vivre mes dernières vacances que je m’en donnais à cœur joie. Je passais toutes mes journées avec Pierrot. Nous roulions indéfiniment en voiture quittant le littoral pour l’arrière-pays, pour voir se lever ou se coucher le soleil à tel ou tel endroit.
Mais le 2 avril je pris l’avion et arrivai dans la journée chez les parents de Patrice. Je suis sûre qu’à ce moment-là, je ne l’aimais pas et, même, je lui en voulais pour toute la place qu’il avait, au fond, volé, non dans mon cœur mais dans ma vie. »
Le souvenir de cette journée, plus de trois mois après, est encore si vif que Claire se sent soudain glacée. Elle revoit la pluie, la douleur de la famille, son chagrin à l’annonce de la mort du charmant Laurent. Elle éprouve à nouveau dans son corps cette sensation de bête traquée, piégée. Elle n’est pas dans sa chambre mais étendue sur un des canapés du salon. Ses parents dînent chez des amis, elle est seule dans l’appartement. Par terre, un plateau avec des fruits et du thé froid. Des fenêtres ouvertes lui arrivent les cris des hirondelles, les bruits lointains de la ville. La vision des tableaux sur les murs, la présence des meubles si familiers, du piano, des bibelots que sa mère se plaît à disposer partout et qui irritent son père, tout ce décor l’apaise. « C’est fini, je suis libre ! » dit-elle à haute voix. Mais elle reprend le récit un instant interrompu de cet affreux mois d’avril.
« J’étais malheureuse à en crever car je ne pouvais concevoir que tout n’était pas perdu. Je m’endormais et me réveillais avec une énorme boule d’angoisse au fond de la gorge, dans l’estomac, dans le cœur. En plus toute ma famille épiait mes gestes et mes paroles. J’avais envie de fuir en hurlant.
Et voilà qu’un jour... Mais entre-temps il y eut l’armistice du 8 mai. Je n’ai jamais été au fond de l’angoisse comme ce jour-là. La veille, dans une foule en délire, je remontais les Champs-Élysées avec Claude et Luce et je pleurais toute seule, très silencieusement devant la joie de tous qui n’était pas ma joie. Triste, triste jour de fête.
Et voilà qu’un jour, coup de téléphone de ma chef de section.
— Mauriac, vous partez cet après-midi pour l’Allemagne.
— Mademoiselle, c’est impossible !
Contre toute attente, elle fut très gentille et surtout très habile : “Je comprends très bien, mais on a besoin de vous en Allemagne, ce sera très intéressant”, etc. J’avoue qu’en la quittant je commençai à envisager mon départ. Et j’arrivai chez la responsable de toute la Croix-Rouge.
— Voyons, Mauriac, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Vous ne l’aimez pas beaucoup, ce garçon ! Vous n’êtes plus ma fille si vous ne partez pas !
Etc.
Bref, en cinq minutes je décidais de partir et allais sans plus attendre chez Patrice à qui je parlais du devoir avec un grand D, etc.
Pour moi, j’envisageais ce voyage en Allemagne comme des dernières vacances avant ce mariage qui me faisait horreur mais qui devait se faire et qui se ferait.
Je suis restée trois mois en Allemagne, trois mois merveilleux. Travail épatant et utile. Je n’oublierai pas la joie de tous ces prisonniers que nous avons transportés.
Tout le nord de ce pays est magnifique. Rien à voir avec la France. Il me semble que tout est plus grand, plus puissant, plus triste mais plus beau. Je n’oublierai jamais ces énormes forêts aux arbres immenses, ces pins aux troncs si serrés que le soleil ne peut y pénétrer, ni ces longues routes bordées de bouleaux, ni les étendues immenses recouvertes de bruyère rose, ni ces lacs entourés d’arbres verts, ni l’Elbe, ni la mer, ni surtout ces grandes villes en ruine, Brême, Hambourg...
En trois mois, j’ai fait près de 20 000 km.
Il a fallu que j’attende jusqu’à maintenant dans mon métier de conductrice pour savoir ce que c’est que de s’endormir au volant. C’est une chose affreuse, un effort de chaque instant qui fait mal. Je me souviens d’un jour où, ayant roulé une journée et une nuit sans arrêt (nous allions et revenions de la zone russe), je demandai au type qui était là de me bourrer de coups de poing. »
Claire se redresse soudain en entendant résonner la sonnerie du téléphone. Un bref instant, elle retrouve l’effroi de la fin de l’année 1944 et du début de l’année 1945 quand des appels anonymes menaçaient de mort son père. Cette partie sombre de sa vie, elle aussi, est finie. Une envie de ne pas répondre lui vient mais la sonnerie insiste. Et s’il était arrivé un accident à l’un des siens ? Le réflexe de la peur reste gravé en elle.
D’une main tremblante, elle décroche le combiné et reconnaît tout de suite la voix. Une voix qu’elle n’aime pas, qu’elle juge affectée, sépulcrale : celle de Patrice.
— Allô ! est-ce que Mlle Mauriac est là ?
— Non, monsieur, elle est partie.
— Elle est à la campagne chez sa grand-mère ?
— Non, elle est partie cet après-midi en Allemagne.
La communication est immédiatement coupée. Claire raccroche d’une main toujours tremblante. Elle imagine Patrice, son humiliation, sa raideur, sa hargne à son égard. A-t-il déjà annoncé la nouvelle à ses parents ? Comme ils doivent être déçus et tristes ! Un semblant de pitié l’envahit en pensant à eux. Mais très vite un féroce instinct de survie la fait se reprendre. Tout est la faute de Patrice, il a profité de sa condition de prisonnier de guerre pour lui extorquer un engagement. Le seul tort qu’elle se reconnaisse, c’est son goût pour l’écriture. Elle n’aurait pas dû se laisser aller au plaisir d’écrire des lettres d’amour.
Les cloches de l’église d’Auteuil sonnent la demie de neuf heures, Claire reprend son cahier. Dehors, le ciel s’assombrit et une pluie très fine a commencé de tomber.
« Ce soir, il pleut, mais je suis heureuse parce que je suis libre. Je pense peu à la souffrance de Patrice qui est immense. Je suis épouvantable et je me dégoûte, mais à cela aussi, je pense peu.
Je ne suis pas encore très vieille. Je dois partir à Berlin et je peux tout espérer de la vie.
Il ne faut pas me punir, je ne savais pas. »
Claire referme son cahier bien décidée à oublier Patrice. Elle hésite à appeler sa nouvelle amie Mistou avec qui elle va partir pour Berlin. Mistou est très belle, toujours prête à faire la fête et, détail important, excellente conductrice. Les deux jeunes femmes viennent d’être affectées au groupe mobile numéro cinq chargé du rapatriement des prisonniers français en Allemagne.
La sonnerie du téléphone la fait sursauter. Claire ne veut pas prendre le risque d’entendre à nouveau Patrice. Peut-être lui a-t-on dit qu’elle était encore à Paris. Peut-être rappelle-t-il pour exiger une ultime entrevue. Celle de ce matin avait été si pénible qu’elle ne peut envisager une nouvelle discussion. Ici, elle se sait encore vulnérable, à Berlin, elle sera vraiment en sécurité.
Pour ne plus entendre la sonnerie du téléphone, elle allume la T.S.F. C’est un air de jazz que ses amis les officiers américains lui ont appris à aimer et elle reconnaît la trompette de Louis Armstrong. Comme il n’y a personne dans l’appartement, Claire monte le son au maximum, ouvre en grand les portes du salon, de la salle à manger et du vestibule et se met à danser. Elle est convaincue qu’une nouvelle vie commence, une vie inconnue, palpitante, loin de tout ce qu’elle connaît. Le nom de la ville vaincue, Berlin, résonne en elle comme une promesse.