Emmitouflée dans son manteau de fourrure, coiffée d’une toque, une longue écharpe en laine autour du cou, Claire affronte le vent glacial de l’esplanade des Invalides. Elle rentre d’une semaine passée sur le front Est, à Belfort, et sort de l’appartement des parents de Patrice. Comme il y a de cela un an, ils l’ont accueillie avec tant d’affection qu’elle s’est attardée auprès d’eux. Elle apprécie leur simplicité, l’amour qu’ils éprouvent pour leurs trois fils dont le plus jeune, Laurent, était présent ; leur patriotisme. Pour eux, Claire est la fiancée de Patrice et ils la considèrent comme leur fille. Une fille longtemps désirée car ils n’ont mis au monde que des garçons. Ils approuvent et respectent son engagement dans la Croix-Rouge. Ils comprennent qu’elle n’ait guère le temps d’écrire. Mais au détour d’une phrase ils lui ont confié que Patrice s’inquiète de la rareté de ses lettres.

Toujours prisonnier en Allemagne, affaibli, il ignore les mouvements des armées alliées et souffre plus encore du froid, de la faim et d’un douloureux sentiment d’abandon. Dans son dernier message daté d’octobre, Patrice évoque la possibilité d’un transfert dans un autre camp dont il ignore tout. Cette précision a ému Claire. Elle s’en veut d’avoir si peu songé à lui, de l’avoir oublié, comme si, loin de Paris, elle le mettait entre parenthèses. Brusquement, dans cet appartement où il vivait avant la guerre, près de ses parents qui lui ressemblent, Patrice est redevenu un être réel.

Claire traverse le pont Alexandre-III et s’appuie un moment contre le parapet. Cet être réel, elle lui trouve à nouveau tant de qualités qu’elle pense l’aimer. Elle veut l’aider. Lui écrire, au moins, lui raconter ce qu’elle fait. Mais écrire où, s’il a changé de camp ? Les conditions de survie des prisonniers doivent être effroyables : les Allemands savent maintenant qu’ils ont perdu la guerre. Quel sera le sort de leurs prisonniers ? Les rendront-ils vivants ? Seront-ils libérés ? Quand ? Claire pense pour la première fois qu’elle souhaite suivre les armées jusqu’au cœur de l’Allemagne, jusqu’à Berlin.

Autour d’elle, le vent est tombé mais un brouillard mouillé estompe le paysage. Elle devine plutôt qu’elle ne distingue la place de la Concorde, le Louvre. Paris lui semble triste et hostile, à l’image des eaux troubles que charrie la Seine. C’est une ville endormie, pétrifiée, qu’elle a hâte de quitter. Les passants sont rares et avancent d’un pas rapide, la tête enfoncée dans les épaules. Retourner à Belfort, c’est aussi se solidariser de Patrice, voilà ce qu’elle doit lui écrire.

Malgré ses vêtements chauds, ses moufles et ses bottillons fourrés, l’humidité froide commence à la gagner. Elle se décide à rentrer chez elle, avenue Théophile-Gautier.

À l’angle du pont et du quai, elle croise une femme tenant par la main un petit garçon. Il est tellement entortillé dans des écharpes qu’elle ne distingue rien des traits de son visage. Mais elle entend sa voix dès qu’elle les dépasse : « Maman, maman, la dame... » Claire se fige, craignant la suite, le jugement qu’il va porter sur elle : « ... la dame, elle est si belle ! »

 

Journal de Claire :

 

« Jeudi 7 décembre, Paris

Tout ce que j’ai écrit sur le front n’a aucun intérêt. Dans mon souvenir, je ne revois pas du tout la même chose. Lorsque l’on écrit chaque jour, on omet d’écrire le principal tant c’est évident. Maintenant, lorsque je pense à là-bas, je revois la boue, des convois qui se succèdent sans arrêt, des Jeep et des Jeep, des soldats piétinant dans la boue, des feux de nuit autour desquels des hommes se chauffaient. Des ponts refaits sur lesquels on ne roulait jamais assez doucement, des types plus que sympathiques toujours prêts à vous sourire, vous parler et vous dépasser à l’occasion. Et dans cette boue, cette neige fondue qui tombait en rafales, une belle journée froide mais lumineuse. Et puis encore des maisons détruites, pas rasées comme après un bombardement, mais des maisons où l’on s’est battu, des traces de balles et de mortier. Maintenant, je revois la douceur d’une pièce très chaude et le froid qui vous pinçait lorsqu’on en sortait.

Il me tarde d’y retourner. Mon arrivée à la maison n’a pas été agréable... »

 

Claire repose son stylo, referme son cahier et se prend la tête entre les mains dans un geste enfantin de désespoir. Elle vient de tenter de restituer par écrit la semaine, pour elle si importante, de Belfort. Elle n’y parvient pas. Les mots lui échappent, l’humiliante impression d’être la plus mauvaise élève de la classe s’insinue en elle comme si cela datait d’hier. Elle entend les commentaires des professeurs : « Être la fille de François Mauriac et faire autant de fautes d’orthographe, de fautes de français... Vous n’avez pas honte ? » Elle se souvient des affreuses migraines qui soudain s’emparaient d’elle et la paralysaient, la rendaient idiote face aux adultes, aux autres élèves de sa classe. Ses parents s’obstinaient à ne pas voir la réalité de sa souffrance. Si au moins elle avait eu de la fièvre, on l’aurait prise plus au sérieux. Mais la migraine ne s’accompagne jamais de fièvre ou d’autres symptômes visibles de l’extérieur. Après, étaient venues les crises de foie, les journées entières au lit, la décision de lui faire arrêter ses études. On avait décrété qu’elle n’était pas en mesure de passer son baccalauréat, qu’il convenait de lui éviter un échec de plus. Comme si c’était hier, Claire se rappelle son soulagement et la honte qui très vite avait suivi.

De l’appartement voisin parvient une sonate de Chopin très mal interprétée. Claire ne connaît pas la famille qui habite derrière le mur de sa chambre mais elle n’a jamais entendu un morceau de musique joué correctement. À croire que des générations d’enfants se sont succédé pour détruire le pauvre piano et pour la dégoûter de la musique.

 

À vrai dire, Claire ne supporte pas ce retour dans l’appartement familial. Tout l’irrite, la blesse, lui est prétexte à faire resurgir les mauvais souvenirs de l’enfance et de l’adolescence. La guerre prend une drôle de tournure et personne ne peut plus croire en une victoire assurée, proche. C’est pour cela qu’elle souffre de ne pas se trouver au seul endroit où on a besoin d’elle.

La pendulette sur la table de nuit lui apprend qu’il sera bientôt l’heure du dîner. Elle a envie tout à coup de la présence physique de son père, d’un tête-à-tête. Si elle osait, elle irait frapper à la porte de son bureau. Il doit être en train de travailler à un article pour Le Figaro ou bien il rédige quelques observations concernant la mise en scène de sa pièce, Les Mal-Aimés. La première représentation aura lieu en janvier ou en février, à la Comédie-Française. Elle ignore comment se passent les répétitions, les noms des acteurs. Elle se souvient de sa colère quand la pièce avait été refusée une première fois par Jean-Louis Vaudoyer, en 1941. Parler théâtre avec son père lui ferait du bien, justifierait un peu sa présence forcée à Paris. Mais il n’aura sans doute pas une seconde à lui consacrer.

 

— Entre.

Claire referme doucement la porte et se glisse dans la pièce. Voir son père en train d’écrire à son bureau l’impressionne comme chaque fois.

— Je vous dérange ? Vous travaillez ?

— J’ai fini. Assieds-toi un instant, avant que ta mère ne nous appelle pour dîner.

Un peu intimidée, Claire s’installe dans le fauteuil réservé aux visiteurs. Son père l’observe en silence, avec un léger sourire énigmatique. Les épais rideaux en velours ont été tirés depuis longtemps, les lampes diffusent une lumière tamisée, apaisante. « C’est un endroit protégé », pense Claire à toute vitesse. Elle ne sait pas comment lui poser des questions sur Les Mal-Aimés, il ne lui en laisse d’ailleurs pas le temps.

— Tu as vu les parents de Patrice ? Ont-ils de ses nouvelles ?

Claire lui raconte sa visite de l’après-midi et la crainte du transfert dans un autre camp. Son père s’en désole.

— Pauvre garçon, comme il est injuste le sort de tous ces prisonniers français en Allemagne... Patrice m’a envoyé quelques lettres admirables de courage durant l’été. C’est un homme bien, très bien. Mais tu le sais, n’est-ce-pas ?

Un étage en dessous une voix les appelle. Claire et son père se lèvent en même temps. Avant de s’effacer pour la laisser passer, il effleure un bref instant la joue de sa fille.

— Je suis content que tu l’épouses, lui saura te rendre heureuse. C’est que tu es difficile, ma petite fille, très difficile...

Mon Enfant De Berlin
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