Lettre de Claire :
« Berlin, 9 octobre 1946
Chère maman,
Pourquoi ne m’écrivez-vous jamais ? J’ai vraiment l’impression que vous m’avez tous complètement oubliée. Êtes-vous toujours à Malagar ? La vendange a-t-elle été belle ? Que fait papa ? Etc., etc.
J’ai l’intention d’aller à Paris vers la fin de ce mois-ci. Est-ce que vous voudrez bien de moi ? Vous ne pouvez savoir à quel point je serais heureuse de vous revoir tous. J’ai l’impression de vous avoir quittés depuis des années et des années et je trouve cela long.
Ici, la vie ne varie pas beaucoup. Après une période détestable, le ciel est de nouveau beau, mais il fait froid et nous sommes chauffés depuis hier.
Rosen est toujours en Amérique et la maison est assez triste et silencieuse. Wia travaille toujours beaucoup, d’autant plus que c’est le mois de la France. Ma santé n’est pas mauvaise. J’ai eu l’autre jour une assez grosse crise de foie, mais il faut dire que je l’avais méritée. »
Là, Claire s’interrompt. Peut-elle raconter dans le détail à sa mère le pourquoi de cette crise de foie ?
Elle et Wia, très aimés des différents groupes alliés, avaient été invités à dîner chez les Anglais. Claire, tout d’abord, s’y était refusée car elle prétend depuis toujours ne pas aimer les Anglais, responsables d’avoir « brûlé Jeanne d’Arc et empoisonné Napoléon ». Puis elle avait changé d’avis : elle avait un grief de plus à l’égard de leur pays sur lequel elle souhaitait s’expliquer.
Seule femme d’une tablée d’hommes, elle n’avait pas eu peur de citer le discours de Churchill, prononcé en mars 1946, dans une université américaine, discours durant lequel Churchill avait employé la formule désormais célèbre de « rideau de fer ». Le silence surpris qui avait suivi ses paroles, avait intimidé Claire. Mais le regard confiant de Wia l’avait encouragée à poursuivre et, après avoir avalé coup sur coup deux whiskies, elle s’était levée. Pour tous ces hommes restés assis, elle avait repris son raisonnement.
Selon Claire, Churchill, en parlant de l’alliance anglo-américaine nécessaire pour lutter contre le communisme en Europe, avait volontairement exclu la France. C’était humiliant, injuste. C’était oublier l’appel du 18 juin du général de Gaulle, l’armée des ombres, les mouvements de résistance... Applaudie par les Anglais, Claire n’avait pu terminer son discours et s’était rassise. « Je suis fière de toi », lui avait glissé Wia à l’oreille tandis qu’un général s’était levé à son tour pour porter dans un français très approximatif un toast à « la fitness de la jolie Française, épouse of my dearest Wia ».
Que s’était-il passé ensuite ? Claire se souvient mal. Grisée par son succès, par l’ambiance de plus en plus chaleureuse de la tablée, elle avait, elle aussi, porté des toasts à la fraternisation anglo-française. Elle n’avait pas, comme avec les Russes, fait semblant de boire, elle avait bu. Beaucoup moins que tous les hommes, bien sûr, mais suffisamment pour se retrouver ivre morte, debout sur la table en train de trinquer à Trafalgar, cette éclatante victoire de la flotte anglaise commandée par Nelson sur la flotte franco-espagnole.
Trois jours se sont écoulés depuis cette soirée. « Mon Dieu, pense Claire, quelle honte, quelle honte... » Heureusement, Wia s’était montré compréhensif et même, songe-t-elle aujourd’hui, chevaleresque : « Ne t’inquiète pas, lui avait-il dit le lendemain matin quand elle s’était enfin réveillée. Nous étions tous mille fois plus soûls que toi et nous avons tout oublié. Mais il faut me promettre que désormais tu seras prudente et plus sobre. »
Non, Claire ne doit pas raconter cet épisode à sa famille. Quelques caresses à ses deux chiens qui ont été malades eux aussi et qui dorment à ses pieds, un verre d’eau et une cigarette, elle peut reprendre sa lettre. Elle aime le calme et la chaleur de la chambre quand elle s’y trouve seule, sans Wia, comme auparavant sans Mistou.
« Je suis toujours assez fatiguée. J’ai surtout de plus en plus la nostalgie du Midi et même de Malagar. Le manque d’odeurs (je ne parle pas de celles des cadavres) ici me fait presque pleurer de tristesse. Je rêve pendant des heures sur la brume, le soleil, l’odeur des feux d’herbes, etc., du mois de septembre à Malagar. Quand je pense que la vie est si courte et que l’on ne vit même pas là où l’on aimerait être, enfin.
Je me suis achetée hier un ravissant petit accordéon.
Nous avons été l’autre jour à un concert russe. Les chœurs étaient magnifiques, mais, à mon avis, les visages illuminés de joie de tous ces jeunes Russes étaient plus beaux encore.
J’ai mis l’autre soir votre robe du soir. Elle me va très bien et, malgré la couleur, c’était la plus belle. Il faut dire que les Anglaises et même les Américaines ont une drôle de façon de s’habiller. Elles sont immondes et on regrette l’époque où seul l’uniforme était permis.
Chère petite maman, je vous quitte en vous embrassant très tendrement malgré votre méchanceté.
À bientôt j’espère. »
6 heures.
Enfin une lettre, elle arrive juste maintenant. Elle m’a fait beaucoup de plaisir. Comme je vous envie d’être à Malagar, avec encore le bel été. J’ai la photo devant les yeux. Ce n’est pas les G. Duhamel, ni même Claude, ni même papa que je regarde sans arrêt avec une affreuse avidité, mais le mur blanc avec les ombres de ces larges feuilles que j’aime tant.
Maintenant parlons de moi puisque vous me le demandez. Je crois en effet que j’attends un enfant, mais je n’en suis du tout sûre ; c’est pour cela que je ne voulais pas vous en parler et je vous supplie de ne le dire à personne. Je commence mon deuxième mois sans règles. Si c’est cela, je ne suis pas à plaindre car si j’ai un petit fond continuel de mal au cœur, je n’ai jamais eu de véritables nausées. Je n’ai pas encore grossi, si ce n’est de la poitrine qui me paraît énorme et qui est assez douloureuse.
Je fais naturellement très attention. Aucun sport, de l’ambulance tous les 36 du mois quand il n’y a personne d’autre. Je suis tellement fatiguée que je me couche très tôt et me lève très, très tard.
C’est uniquement pour cela, comprenez-vous, que je n’ai pas osé aller à Malagar. J’avais peur du voyage. Si vous saviez pourtant combien j’en avais envie. C’est aussi pour cela que j’ai choisi la fin du mois pour aller à Paris, car il me semble que ce sera le moment de voir un médecin.
Ceci dit, cela m’étonne de ne pas avoir davantage mal au cœur et peut-être l’enfant n’est que dans mon imagination.
Je ne sais pas encore moi-même si je serai très contente. Pour le moment, je suis désespérée d’avoir un corps sans réaction devant la vie : plus envie de courir, plus envie de m’amuser. Mon corps ne sent plus la vie, sa vie propre, je ne le reconnais plus et j’ai l’impression qu’il est mort, dévoré par quelque chose d’inconnu qui, que je le veuille ou non, me prend tout. Et pour le moment, je suis jalouse de ce rien du tout qui va me déformer et je déteste à l’avance ces neuf mois où je me serai perdue pour peut-être ne jamais me retrouver.
Et puis brusquement, je vois un gosse et je suis folle de joie. Au fond, je manque d’imagination. Je ne peux pas donner une figure et une âme à ce que j’éprouve en ce moment.
Et puis, où le mettre, cet enfant ? Où serons-nous dans neuf mois ? Si j’avais une maison à moi, je la préparerais avec amour. Dans trois, quatre mois, lorsque je me traînerai tel un monstre, il me sera alors impossible de rester ici. Je ne me vois pas circulant dans les escaliers du 96 en uniforme et en gros ventre. Peut-être aurai-je moins de pudeur à cette époque, mais en ce moment l’idée seule manque de me faire faire une fausse couche. Où aller ?
Je ne pourrais pas non plus vous envahir avec toujours ce gros ventre devant moi, et puis surtout, il me faut un endroit où poser ce gros ventre quand il n’en pourra plus d’être gros. Alors, alors, il me faut à moi aussi un appartement. Je n’ai aucune idée des prix. J’aimerais tellement avoir un endroit à moi où l’attendre et où le mettre.
Fini pour ce soir. Je vous embrasse de toutes mes forces. Serez-vous contente d’avoir un petit-fils ?
Embrassez très fort pour moi, papa, Claude, Jean et Luce.
À très bientôt ma maman.
P.-S. Je ne suis pas encore habituée à mon nouveau nom. Où est mon si adorable nom de Mauriac... »