Chapitre XIX
— Eurêka… Je crois avoir trouvé…
Douglas Haston, Lil et Ballantine levèrent les yeux de dessus leurs assiettes d’aluminium et fixèrent Morane avec curiosité.
— Vous croyez avoir trouvé quoi, commandant ? interrogea Bill.
— Le moyen de quitter ces lieux sans trop de risques, tout simplement, répondit Bob. Comme si je pouvais penser à autre chose !
Les trois hommes et la jeune fille étaient assis, ce midi-là, au sommet de l’escalier du temple, dans l’ombre du porche, et dégustaient un repas préparé par Lil et composé mi-partie de provisions de l’expédition et mi-partie de victuailles apportées par les Yaupis.
— Comment croyez-vous que nous puissions nous échapper malgré l’opposition des Jivaros ? interrogea Haston.
— Avant de vous répondre, colonel, fit Morane, je voudrais à mon tour vous poser une question. Chaque fois que vous avez voulu fuir, comment les Yaupis s’y sont-ils pris pour vous retenir ?
— Ils se plaçaient à travers le torrent, à vingt ou trente, parfois davantage, et me barraient le passage, tout simplement.
— Est-ce que, à aucun moment, ils n’ont fait mine de se servir de leurs armes ?
L’explorateur secoua la tête.
— Jamais, répondit-il.
— Est-ce que, interrogea encore Morane, ils ont parfois tenté de porter la main sur vous pour vous repousser ?
Nouveau signe de tête négatif de la part de Haston.
— Jamais non plus. Ils se contentaient de se mettre au travers de mon chemin, et j’étais obligé de revenir sur mes pas…
— Jamais, vous n’avez essayé de passer outre ?
Un sourire apparut sur le visage émacié de Haston.
— J’avais vu mes compagnons massacrés et mutilés par les Yaupis, Bob, et je ne tenais pas à subir le même sort…
— Je vous comprends, colonel, je vous comprends… Pourtant, vous avez eu tort de ne pas tenter de franchir la ligne des Jivaros. Vous auriez peut-être eu une agréable surprise.
— Que voulez-vous dire ?
— Laissez-moi m’expliquer, colonel. En touchant l’Idole verte celle-ci nous a, pour les Yaupis, rendu tabous, c’est-à-dire communiqué une part de sa divinité. Mais il est probable que, toujours dans l’esprit des Yaupis, elle nous ait également communiqué un autre de ses dons, celui de tuer quiconque nous toucherait…
— Donc, enchaîna Ballantine, les Yaupis ne peuvent nous tuer parce qu’après avoir touché l’idole nous sommes devenus sacrés pour eux mais, en outre, ils ne peuvent davantage nous toucher de peur d’être aussitôt foudroyés. Ce qui signifierait qu’ils se trouvent totalement impuissants de nous retenir.
— C’est cela tout juste, Bill. C’est cela tout juste…
Sur ces paroles, il y eut un long moment de silence, comme si la supposition de Morane jetait ses compagnons dans le désarroi le plus total. Le premier, Ballantine quitta son mutisme.
— Nous devons tenter le coup ! s’exclama-t-il. Nous devons tenter le coup !
Mais le colonel Haston eut un geste apaisant.
— Là, là, ne nous emballons pas, fit-il d’une voix neutre. Que se passerait-il si votre supposition, Bob, se révélait inexacte ?
— Dans ce cas, les Yaupis nous repousseraient tout simplement, sans nous faire de mal, puisque nous sommes tabous et qu’ils croient ne pouvoir nous tuer. Le seul risque que nous courons, c’est de devoir rebrousser chemin.
Durant un moment, Douglas Haston demeura songeur.
— Cela me paraît sensé, dit-il enfin. Peut-être pourrions-nous tenter le coup, comme dit Bill.
L’explorateur se tourna vers Lil.
— Qu’en pense ma petite fille ? interrogea-t-il.
— Depuis notre départ d’Iquitos je considère Bob comme notre chef, fit Lil avec une sorte de ferveur dans la voix.
Douglas Haston parut soudain soulagé.
— Et bien, à présent, il ne nous reste plus qu’à emballer l’Idole verte et à tenter définitivement notre chance avec les Yaupis.
Mais Morane ne paraissait pas de cet avis en ce qui concernait l’idole.
— Je propose de la laisser ici, dit-il. C’est un objet sacré, comme elle nous l’a prouvé déjà, comme elle nous le prouvera peut-être encore en nous permettant, par sa légende, de regagner la civilisation. Ce serait un sacrilège d’en faire une pièce de musée, de permettre à des badauds incrédules et grossiers de la contempler à travers des glaces épaisses, sous la protection de toute une série de signaux avertisseurs. L’Idole verte a été faite pour dormir dans la crypte. Qu’elle y reste !
Il y eut un nouveau silence. Visiblement, Lil et Ballantine se trouvaient prêts à acquiescer à tout ce que proposait Morane. Pour Douglas Haston cependant, il en allait tout autrement, car l’Idole verte représentait pour lui cinq années d’attente, de souffrances à la fois physiques et morales. Pourtant, il finit par se ranger à l’avis du Français.
— Soit, fit-il, l’Idole verte demeurera dans la crypte, comme l’a voulu le grand prêtre Uaray.
L’explorateur saisit son quart d’aluminium rempli d’eau.
— À présent, dit-il encore, il ne nous reste plus qu’à boire à notre liberté future…
*
* *
Ce fut le lendemain que Morane et ses compagnons mirent leur projet à exécution. Dès les premières lueurs du jour, portant chacun un gros sac attaché à leurs épaules, comme lors de leur première tentative de faute, ils se mirent en marche à travers la clairière et atteignirent sans encombre le lit du torrent, dans lequel ils s’engagèrent.
Tout en marchant, Morane songeait :
« Pourvu que cela réussisse ! Pourvu que cela réussisse !… »
Il savait que c’était, pour le moment du moins, leur seule chance d’échapper à cette liberté surveillée à laquelle les Yaupis les soumettaient. Si leur tentative échouait, ce serait peut-être de longues semaines d’attente, des mois, voire des années. Il y aurait les fièvres et d’autres maladies tropicales plus redoutables encore, puis le désespoir…
À peine les quatre fuyards avaient-ils couvert quelques centaines de mètres dans le lit du torrent, que le premier Yaupi se manifesta. Mais, à peine eut-il aperçu les trois hommes et la jeune fille, qu’il disparut dans la forêt.
— Il va prévenir ses compagnons, dit Haston. Avant longtemps, nous les aurons tous sur le dos…
L’explorateur ne se trompait pas. Dix minutes plus tard, les tunduhis se mettaient à battre, tout proches.
— À chacune de mes tentatives de fuite, expliqua encore le colonel, cela s’est passé de cette façon. Tout d’abord, deux ou trois Jivaros, promus sans doute à ma surveillance, apparaissaient, pour disparaître presque aussitôt. Ensuite, les tambours appelaient les autres, qui se précipitaient en masse pour me barrer le passage…
Tout eu lieu comme venait de le prédire Haston. Vingt minutes plus tard, à quelques centaines de mètres en avant des fuyards, des Yaupis apparurent, de chaque côté du torrent qu’ils envahirent jusqu’à former une sorte de barrage humain. Un barrage de corps bruns, de faces tendues, d’yeux braqués, d’armes qui, à tout moment, pouvaient percer les chairs, donner la mort.
Morane marchait en tête de la petite troupe. Il se tourna vers ses compagnons.
— Surtout, recommanda-t-il, pas un seul geste hostile. Pas un geste de frayeur non plus. Nous sommes des demi-dieux, ne l’oubliez pas. Comportons-nous comme tels…
Il continua à avancer d’un pas franc vers les Yaupis.
— Pourvu que ça marche !… murmurait-il entre les dents. Pourvu que ça marche !…
Rien cependant, dans l’attitude des Yaupis ne marquait l’hostilité. Ils étaient là trente, quarante peut-être, ou même davantage, et ils auraient pu sans peine massacrer les fuyards. Cependant, pas un seul d’entre eux ne s’avisa de brandir une arme.
Déjà, Morane n’était plus qu’à quelques pas des Indiens. Il avança encore, jusqu’à ce que sa poitrine touchât presque celle du premier Jivaro. Alors, comme il continuait à avancer, l’Indien s’écarta avec une expression de crainte sur le visage. Encore un pas… Un encore… Au fur et à mesure, la masse des Yaupis s’ouvrait devant Morane, qui se rendait compte que chaque Indien évitait avec soin de le toucher. Derrière lui, jouissant de la même immunité, Lil, le colonel Haston et Ballantine suivaient.
Bientôt, ils furent tous passés. Ils marchèrent encore pendant une cinquantaine de mètres, puis la voix de Bill retentit.
— Comme sur du velours, commandant, que ça a marché. Comme sur du velours !
— Surtout ne vous retournez pas, recommanda Bob. Continuons à nous comporter avec l’insouciance de demi-dieux…
Il savait que, derrière eux, les Yaupis les suivaient des yeux, regardant fuir ces êtres sacrés sur la protection desquels ils comptaient peut-être pour réaliser quelque vieille ambition de bonheur ou de puissance. Alors, Morane se sentit heureux d’avoir laissé l’Idole verte dans la crypte, car il savait que, toujours, les hommes ont eu besoin de dieux pour se libérer de leur peur en face de l’incompréhensible univers, pour se consoler de leur propre faiblesse.