Chapitre XIII
Le premier tronçon d’escalier emprunté par Morane et ses compagnons s’était arrêté au bout d’une dizaine de mètres, pour déboucher sur un palier d’où partait un nouvel escalier, plus large celui-là et le long duquel, sur chaque paroi, des niches étaient pratiquées, contenant chacune une momie fixée à la muraille à l’aide de chaînes d’or.
— Comme vous le voyez, fit le colonel Haston en riant, j’ai passé ces cinq années en bonne compagnie…
Personne cependant ne sembla partager la bonne humeur de l’explorateur, habitué à cette atmosphère sinistre, à ce spectacle granguignolesque. Morane songeait au sort atroce de ces hommes qui avaient été enchaînés là vivants, pour y mourir de faim et d’épouvante. Par la suite, l’air pur du souterrain avait provoqué la momification naturelle des corps.
Au bout d’une centaine de marches, l’escalier aboutit à une assez vaste rotonde d’où partaient trois galeries étroites. Haston désigna celle de droite.
— Ce couloir-là, dit-il, n’aboutit nulle part, car il n’a jamais été terminé. Celui de gauche monte vers une étroite salle voûtée, située presque au niveau du sol. J’ai trouvé cette salle vide et en ai fait mon refuge. J’y ai découvert une cheminée d’aération que j’ai déblayée et par laquelle je reçois l’air et la lumière… Mais cela ne vous intéresse pas. Prenons plutôt le couloir du milieu…
Le couloir en question menait à une salle ronde, d’une dizaine de mètres de diamètre et sur le pourtour de laquelle des momies se trouvaient enchaînées, comme dans l’escalier. Au fond, dans une sorte de grande auge de pierre, des objets d’or, enrichis d’émeraudes pour la plupart, se trouvaient amoncelés. L’auge renfermait également une grande quantité d’émeraudes non serties.
Le colonel Haston s’était avancé vers l’auge. Il y plongea la main et, prenant les pierres précieuses à pleines poignées, les fit ruisseler entre ses doigts.
— Voilà le trésor d’Uaray. Tel quel, au poids de l’or et des pierres, il vaut des millions de dollars. Pourtant, comme le gouvernement de l’Équateur exige quatre-vingt-dix pour cent de la valeur de tout objet d’or découvert sur son territoire, cela en diminue l’intérêt. Naturellement, on pourrait agir comme font en général les chercheurs de trésors. Ils fondent l’or et le vendent en lingots au marché parallèle. Pourtant, en ce qui nous concerne, ce serait là un sacrilège. Bien sûr, il nous serait relativement aisé de passer quelques émeraudes au nez et à la barbe des douaniers… Mais laissez-moi vous montrer autre chose…
Derrière l’auge s’ouvrait une petite porte basse. Suivi de ses compagnons, Haston s’y engagea, et ils débouchèrent dans une nouvelle salle ronde, aussi vaste que la précédente et dont les murs étaient, jusqu’à mi-hauteur recouverts de plaques d’or et d’argent alternées. Au centre de la salle, sur un trône de pierre également recouvert de plaques d’or, une momie était assise, portant une couronne et des bijoux d’or enrichis de pierres précieuses.
Pourtant, ce qui attira surtout l’attention de Morane, de Lil et de Ballantine, ce fut l’Idole verte, posée sur un socle de pierre, juste en face de la momie. Haute d’une cinquantaine de centimètres, c’était la représentation sommaire d’un homme assis en tailleur et coiffé d’une tiare. Au premier regard, ou l’eût dite taillée dans une seule émeraude gigantesque mais, quand on s’approchait, on se rendait compte qu’il s’agissait en réalité de milliers de pierres soigneusement polies et ajustées à la façon des pièces d’un puzzle.
Saisissant l’idole à pleines mains, Bob la souleva. Comme l’avait affirmé le colonel Haston, elle devait être creuse, car elle pesait relativement peu. Une quinzaine de kilos peut-être. Bien que l’intérieur ne fût pas en or massif, elle devait néanmoins, rien que par la beauté des pierres qui la recouvraient, posséder une valeur quasi inestimable. Quant à sa valeur archéologique, elle était plus inestimable encore et, assurément, les plus grands musées du monde se seraient disputés pour la posséder.
Bob posa la statuette sur son socle et se mit à rire.
— Je l’ai touchée également, colonel, dit-il, et je ne suis pas mort, moi non plus. Croyez-vous que les Yaupis savaient où se trouvait cette idole, avant que vous ne l’ayez découverte par hasard ?
Haston eut un signe de tête négatif.
— Je ne le pense pas, répondit-il. Après l’épidémie qui décima la petite colonie inca, et sans doute aussi pas mal de Jivaros, le secret de la crypte dut être perdu. Avant mon arrivée, les Yaupis connaissaient l’existence de l’Idole verte par la seule tradition, mais sans savoir où elle se trouvait exactement.
L’explorateur désigna un trou, rebouché tant bien que mal, pratiqué dans le plafond de la salle.
— Au cours des siècles, expliqua-t-il, les eaux de ruissellement ont creusé une sorte de puits oblique. Une des pierres de la voûte s’est effondrée. Seule, à la surface, une mince couche de terre et de végétaux agglomérés demeurait intacte. Quand elle s’est effondrée sous mon poids et que j’ai roulé jusqu’ici, j’ai en même temps révélé l’Idole verte aux Jivaros.
— Cela ne m’étonne pas qu’ils vous considèrent un peu comme un dieu, père, fit remarquer Lil.
— À mon avis, ce n’est pas tellement pour cette raison, ma petite fille, mais parce que j’ai manié l’idole sous leurs yeux et que, contrairement à ce que veut la tradition, je n’en suis pas mort.
— Le commandant l’a touchée lui aussi, fit remarquer Ballantine en riant, et il n’est pas mort non plus. La malédiction ne me paraît donc pas très efficace…
Le géant tendit la main et toucha l’idole à son tour, puis Lil fit de même.
— À présent, remarqua la jeune fille, nous ne courons plus de risques en ce qui concerne les Yaupis…
— Pourquoi donc ? interrogea l’Écossais.
— Puisque nous avons, nous aussi, touché l’idole et demeurons en vie, ne sommes-nous pas également des dieux, comme père ?
— Bien sûr, bien sûr, dit Morane, mais pour cela, il ne suffit pas d’avoir touché l’idole, il faudrait surtout que les Yaupis le sachent. Or, à ma connaissance, aucun d’entre eux ne se trouve embusqué dans un coin de cette crypte…
Quand Morane, Lil, Ballantine et le colonel Haston se retrouvèrent en haut, dans le temple, le jour pointait à l’horizon. Les trois hommes et la jeune fille se rendaient compte qu’il leur fallait trouver un moyen de quitter ces lieux, mais ils ne savaient quel parti prendre. Provisoirement, ils avaient laissé l’Idole verte dans la crypte, se proposant de retourner la chercher quand ils auraient pris une quelconque décision.
Un bref conseil les réunit au pied de l’autel. Ballantine, lui, était partisan de la manière forte et proposait de foncer, en se servant des armes s’il le fallait, pour tenter d’atteindre le rio, où l’on récupérerait les canots. Pourtant, Morane ne paraissait guère de cet avis.
— Non, Bill, dit-il, en agissant ainsi, nous risquerions de ne pas arriver tous. Il est même certain que l’un ou l’autre, voire plusieurs d’entre nous, resteraient en route. Or, ce que je veux, c’est que tous nous réussissions à regagner la civilisation…
— Avez-vous un plan quelconque, Bob ? interrogea Lil.
— Un plan ? répondit Morane. Le mot est un peu fort. Disons que j’ai une idée. Elle vaudra ce qu’elle vaudra, mais tant pis…
— Dites toujours, fit le colonel Haston.
— Voilà… Où un civilisé ne posséderait aucune chance de passer, un Jivaro, qui connaît parfaitement la forêt et, également, les habitudes des Yaupis, réussirait, lui. Nous allons promettre à l’un de nos Moronas une grosse récompense s’il parvient à joindre la jivaria de Ti et à décider celui-ci à venir à notre secours.
— Et si Ti refuse ?
— Il ne refusera pas. Quand nous séjournions à la jivaria, Bill, qui est un grand chasseur devant l’éternel, lui a montré sa carabine de chasse, un splendide spécimen de l’armurerie britannique de grand luxe. Une 300 Magnum à cinq coups avec télescope de grande précision. Elle a coûté une petite fortune à ce vieux Bill et Ti, qui est un grand connaisseur d’armes, a manqué de trépasser d’envie quand il l’a vue. À cause du télescope, il l’appelait : la carabine qui-voit-loin. Il nous suffira de dire au Morona qui nous servira de courrier d’avertir son chef que, s’il se lance à notre secours, la carabine-qui-voit-loin lui sera offerte, avec assez de munitions pour qu’il puisse en user jusqu’à la fin de ses jours. Pour avoir cette arme, Ti n’hésiterait pas à se mesurer en combat singulier avec tous les Yaupis de la terre. Qu’en penses-tu, Bill ?
Le géant fit la grimace, ce qui fit ressembler son visage au mufle d’un gorille mécontent.
— Naturellement, dit-il, cette arme plaisait beaucoup à Ti. Mais il se fait qu’elle me plaît beaucoup à moi aussi, et cela complique les choses.
— Nous t’offrirons une autre carabine, toute semblable, dès que nous serons de retour à la civilisation, dit Morane.
Et sans laisser le temps à son ami de discuter pour la forme, il enchaîna aussitôt :
— Voilà donc une affaire conclue. Tout ce qui compte à présent, c’est que notre émissaire réussisse à joindre Ti… À ce propos, je m’étonne que nos Moronas ne se soient pas encore montrés. En général, les Indiens se lèvent dès l’aube…
Morane se dirigea vers la porte du temple et regarda en direction de la butte au sommet de laquelle les auxiliaires moronas s’étaient installés pour la nuit. Pourtant, malgré la clarté déjà vive du jour naissant, il ne distingua rien, pas la moindre forme humaine.
Alors, Bob lança un appel, mais sans obtenir de réponse. Un second appel se révéla également vain.
— Que se passe-t-il ? interrogea Lil qui était venue le rejoindre en compagnie de son père et de Ballantine.
— Les Moronas ne donnent pas signe de vie, expliqua Bob, et je doute qu’ils aient le sommeil aussi lourd. De toute façon, ils ne doivent pas s’être endormis sans avoir posté une sentinelle… Je vais aller me rendre compte sur place…
— Je vous accompagne, commandant, dit Ballantine.
Morane secoua la tête.
— Non, Bill. Il est inutile de s’exposer à plusieurs s’il y a du danger. Contentez-vous de me couvrir à l’aide des carabines. Si le moindre ennemi se montre, n’hésitez pas à ouvrir le feu…
Déjà, le Français s’était élancé dans la clairière, en direction du tertre. Pour être libre dans ses mouvements, il avait laissé sa Winchester dans le temple et tiré son revolver de son étui, prêt à faire feu à la moindre alerte.
Rien ne se passa cependant et il atteignit le tertre sans encombre. Pourtant, quand il fut parvenu au sommet, un horrible spectacle s’offrit à ses regards. Dans un creux large de quelques mètres et entouré de hautes herbes, douze corps gisaient. Les douze corps décapités des auxiliaires moronas. Au cours de la nuit, ils avaient été assaillis par les Yaupis, massacrés silencieusement à coups de lances puis mutilés.
Bob serra les poings.
— Peut-être cela s’est-il passé pendant que nous nous trouvions en bas, dans la crypte, murmura-t-il entre ses dents serrées. Peut-être que, si nous nous étions trouvés dans le temple nous aurions pu intervenir et sauver ces malheureux…
Mais, au fond de lui-même, il savait que personne ne pouvait lire dans l’avenir et que, seule, la superstition des Moronas, qui avaient refusé de passer la nuit dans les ruines, était la cause de leur mort. C’était d’ailleurs à cette superstition, qui s’étendait aux Yaupis que Morane, Lil, le colonel Haston et Ballantine, devaient sans doute d’être encore en vie. Avec les auxiliaires moronas cependant, disparaissait pour Bob et ses compagnons l’unique chance de communiquer avec Ti, qui, seul semblait-il, pouvait encore les sauver.