Chapitre XII

Des torches avaient été allumées dans le temple et fixées entre les dalles. Accroupi sur le sol, avec sa fille, Bob Morane et Bill Ballantine assis en demi-cercle devant lui, le colonel Douglas Haston parlait.

— Quand je quittai la civilisation, voilà cinq ans, commença-t-il, tout le monde, jusqu’au poste frontière d’Alcantara, tenta de me détourner de mon projet. Néanmoins, mes compagnons et moi nous persévérâmes dans notre décision de pousser vers la sierra Esmeralda. Au cours de mes nombreuses enquêtes préliminaires, j’avais acquis la certitude de l’existence de ce temple et, si l’Idole verte devait se révéler finalement n’appartenir qu’à la légende, nous comptions ramener de notre expédition de précieuses collections archéologiques, la plupart des œuvres d’art de l’empire inca, en grande partie d’inspiration religieuse, ayant été détruites par les moines accompagnant Pizarre, comme étant l’ouvrage du démon.

« Nous remontâmes donc le rio Pastaza au-delà de la frontière de l’Équateur, et nous nous arrêtâmes chez les Moronas, mais ceux-ci nous refusèrent leur concours et nous conseillèrent, eux aussi, de rebrousser chemin, car l’approche de la sierra Esmeralda était interdite par les Yaupis, qui y adoraient un certain dieu vert, esprit de l’Ancêtre et père des forêts. Comme vous devez bien le penser, cette dernière précision ne fit que nous ancrer davantage encore dans notre résolution de pousser de l’avant.

« Ce fut seulement quand nous fûmes engagés dans l’affluent du rio Pastaza que les ennuis commencèrent. Partout, les Yaupis se manifestaient autour de nous, nous surveillant sans cesse, mais sans marquer pour autant une hostilité ouverte.

« Quand nous eûmes abandonné les canots et que nous fumes engagés assez loin dans les marais, les premières attaques eurent lieu. Les Yaupis nous interdisaient à présent toute retraite et il nous devenait impossible de retourner sur nos pas. Force nous fut donc de continuer à avancer. L’un après l’autre, mes compagnons tombèrent sous les fléchettes empoisonnées des Jivaros. Quand j’atteignis, je ne sais comment, cette clairière, un seul porteur m’accompagnait encore. Il fut tué à son tour et je demeurai seul. Je tentai d’atteindre le temple pour m’y retrancher, mais les Yaupis m’en barrèrent le chemin. Je me mis alors à courir à l’aveuglette pour essayer d’échapper à mon destin, de briser le cercle mouvant qui s’était refermé sur moi. À présent, les Yaupis ne tentaient plus de m’abattre. On eût dit qu’ils voulaient me prendre vivant, pour me réduire en esclavage sans doute. C’est alors que, comme je fuyais devant plusieurs guerriers qui me poursuivaient sur le côté du temple, le sol manqua soudain sous moi et je roulai sur une pente assez raide pour atterrir finalement, sans trop de mal, sur un sol dur. Persuadé que les Yaupis allaient tenter de m’atteindre, je me relevai aussitôt pour m’orienter. Par le trou que j’avais creusé en tombant, la lumière du soleil envahissait une salle basse et longue, encombrée de momies et d’objets de toutes sortes, en or pour la plupart. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut, sur un socle, une statuette, haute d’une cinquantaine de centimètres, et qui paraissait être taillée dans un seul bloc d’émeraude : L’Idole verte ! Aussitôt, j’oubliai mes souffrances passées, les Yaupis, le danger qui planait sur moi, pour me précipiter sur la statuette, la toucher. Elle était creuse, donc assez légère, et je pus la soulever pour l’examiner sur toutes ses faces. C’est alors que, suivant le chemin que j’avais emprunté bien malgré moi en tombant, deux Jivaros firent irruption dans la crypte. Aussitôt, ils marquèrent des signes d’intense frayeur et me témoignèrent un respect terrifié, pour fuir ensuite comme s’ils avaient tous les diables de l’enfer à leurs trousses.

» Plus tard, je devais trouver une explication à cette étrange attitude. La légende disait en effet que quiconque touchait l’Idole verte tombait mort aussitôt. Or, je l’avais touchée, maniée, et je demeurais en vie. Aussitôt, j’acquis un caractère sacré pour les Yaupis. Par la suite, ils évitèrent de s’approcher trop près de moi, de me faire le moindre mal. Ils m’apportaient même régulièrement de la nourriture. Pourtant, dès que je tentai de fuir, avec la statuette bien sûr, pour regagner la civilisation, ils me barrèrent le passage. Je reportai la statuette dans la crypte et voulus m’en retourner les mains vides, mais je fus arrêté de la même façon. Pour les Yaupis, j’étais devenu une sorte de dieu que, comme l’Idole verte, ils tenaient à garder. Pendant cinq ans, je demeurai ainsi prisonnier. J’avais réussi à récupérer, grâce au concours des Yaupis, qui me les apportèrent spontanément, une grande partie des bagages de l’expédition, ce qui me permit de survivre.

« Entre-temps, j’avais eu tout le loisir de percer les secrets du temple et de découvrir le mécanisme secret, composé d’une série de leviers et de pivots d’or, permettant de faire tourner sur elle-même la colonne surplombant l’autel, ce qui démasquait une ouverture mettant le temple directement en communication avec la crypte. En partie par mes découvertes, en partie par les rares paroles que j’échangeai avec les Yaupis, je parvins peu à peu à reconstituer l’histoire du grand prêtre Uaray.

« Comme vous le savez, Uaray et ses hommes avaient bâti ce temple dans le seul but de préserver la civilisation incacique du vandalisme des envahisseurs. Pour cela, il avait réduit les Jivaros en esclavage et, arrachant la pierre aux flancs de la sierra, élevé cette construction dans les souterrains de laquelle furent entreposés les trésors amenés de Cuzco. La vie de la petite colonie s’organisa alors. Pendant combien d’années dura-t-elle ? Il serait difficile de le dire. Uaray avait fait confectionner l’Idole verte, qui était censée le représenter et qui devait reposer dans son caveau, quand il serait mort, aux côtés de sa momie. Que se passa-t-il alors ? Il est probable que l’empire inca était réellement marqué par le destin, que rien ne devait en subsister que de vieilles pierres. D’après ce que j’ai pu en déduire au cours de mes recherches, une épidémie, peut-être la fièvre jaune, vint décimer les membres de la communauté. Désespéré, Uaray se suicida après avoir donné l’ordre d’asseoir sa momie sur un trône d’or, tandis que ses serviteurs survivants étaient enchaînés à la muraille du caveau. Sans doute la maladie emporta-t-elle par la suite ceux qui avaient accompli cette ultime besogne.

« Maintenant, une nouvelle question se pose. Comment l’Idole verte est-elle devenue un dieu pour les Yaupis ? Il est probable que, peu après la mort de Uaray, des Jivaros qui avaient contribué à la construction du temple et connaissaient le secret de la crypte aient pénétré dans celle-ci et touché l’Idole verte, dressée non loin de la momie du grand-prêtre. C’est dans cette crypte qu’ils contractèrent à leur tour la maladie.

Aussitôt, une légende se créa, qui a survécu jusqu’à nos jours. C’était le contact de l’Idole verte qui donnait la mort et elle devint l’esprit de l’Ancêtre, en souvenir d’Uaray, qu’elle était supposée représenter.

« C’est sans doute par des Jivaros qu’à cette époque le moine espagnol Ribera entendit parler du temple perdu et de l’idole… »

*
* *

Un long silence avait succédé aux paroles du colonel Haston, comme si chacun ruminait son extraordinaire histoire. Un silence que Ballantine rompit.

— Tout cela est fort joli, fit-il, mais jusqu’à présent il n’y avait que vous, colonel, qui étiez pris au piège de ce maudit temple. Nous sommes quatre maintenant, et je me demande comment nous allons pouvoir nous en sortir.

Le géant se tourna vers Morane, pour demander :

— Qu’en pensez-vous, commandant ?

Bob haussa les épaules.

— Rien pour le moment, Bill. Rien pour le moment…

Il demeura encore un instant songeur, puis s’adressa à Haston.

— Une chose me chiffonne, colonel. J’aimerais savoir si, à ce jour, d’autres civilisés sont parvenus jusqu’à vous.

L’explorateur secoua la tête négativement.

— Pas le moindre, répondit-il. Vous devinez que, sans cesse, j’ai guetté l’arrivée d’une quelconque expédition de secours, mais ce fut toujours en vain.

— Il y a eu plusieurs expéditions de secours, expliqua Lil, mais elles ont dû toutes rebrousser chemin devant l’hostilité des Yaupis.

Morane demeurait soucieux.

— Ce que je ne parviens pas à comprendre, fit-il, c’est ce que faisait là cet homme, ce civilisé, qui est venu mourir ici tout à l’heure, après avoir été blessé par les Yaupis.

— De quel homme voulez-vous parler ? interrogea le colonel Haston.

Rapidement, Bob mit son interlocuteur au courant de l’étrange événement survenu cet après-midi-là. Haston hocha la tête en signe d’ignorance.

— Je ne suis pas plus renseigné que vous à ce sujet, commandant Morane, dit-il. Je ne connais aucun homme blanc habitant la région. Rien que des Yaupis et encore des Yaupis.

— Que cet inconnu demeure inconnu, glissa Ballantine. Un mort n’a jamais fait de mal à personne. Ce qui est important pour le moment, c’est de savoir comment nous allons réussir à quitter ces lieux avec les Yaupis qui nous guettent…

— Pour l’instant, je ne vois guère de solution, dit Morane. Demeurer ici ne nous avancerait à rien. D’autre part, si nous foncions pour nous frayer un passage jusqu’au rio, nous risquerions de nous faire tuer jusqu’au dernier… Non, décidément, je ne vois pas la moindre solution, du moins pour l’instant… En attendant, je propose de prendre un peu de distraction. Rien de tel, quand on a un problème à résoudre, de s’en désintéresser pendant quelque temps. Ensuite, tout paraît beaucoup plus simple.

— Que pourrions-nous faire en attendant, commandant ? demanda Ballantine. Ah ! si nous avions emporté des cartes, nous pourrions faire une petite partie de poker et…

Bob Morane eut un signe négatif et se mit à rire.

— Rien à faire, Bill. J’ai déjà joué au poker avec toi, et c’est tout juste si je n’y ai pas perdu mon scalp. Autant vouloir jouer aux boules avec Satan que de faire un poker avec un Écossais… Non, je propose un autre passe-temps. Si je ne me trompe, il est question dans toute cette histoire d’une certaine Idole verte. Je voudrais bien savoir à quoi elle ressemble…

Le colonel Haston sursauta légèrement et un sourire éclaira les traits de son visage émacié.

— Où avais-je la tête ? dit-il. Bien sûr, après tout ce que vous avez enduré pour parvenir jusqu’ici vous devez être curieux de voir cette maudite idole, source de tous nos malheurs. Si vous voulez me suivre…

Il prit une des torches fixées entre les dalles et se leva. Morane, Lil et Ballantine saisirent chacun une torche également et suivirent l’explorateur jusqu’à l’autel. La colonne en forme d’obélisque tronqué avait pivoté sur elle-même, découvrant une ouverture carrée d’un mètre de côté environ.

Haston s’était hissé sur l’autel. Il plongea sa torche dans l’ouverture, éclairant un étroit escalier de pierre.

— Si vous voulez me suivre, mes amis, dit-il, je vais vous faire visiter la dernière demeure du grand prêtre Uaray…