Chapitre VIII

S’avançant entre les ondulations basses, couvertes de forêts, de la sierra Esmeralda, l’expédition avait repris sa route, mais par voie de terre cette fois. Les canots avaient été soigneusement dissimulés à bord du rio, non loin de l’emplacement du dernier campement, et le matériel avait été réparti, par charges plus ou moins égales, entre les douze Jivaros. Morane et Ballantine s’étaient chargés chacun d’un sac ; seule, Lil ne portait rien qu’une petite musette renfermant un sac de couchage et quelques objets de première nécessité. Peu de temps après que le camp eut été levé, on avait commencé à se rendre compte que le pays était réellement habité par les Yaupis. Si Bob, Lil Haston et Ballantine conservaient le moindre doute à ce sujet, il leur fut bientôt enlevé. Un peu partout, les Moronas reconnaissaient les traces d’Indiens, relevaient des repères marquant le chemin d’accès à une jivaria. Ensuite, les pièges apparurent.

Ce fut vers le milieu de la journée que le premier de ces pièges fut découvert. Un Jivaro marchait en avant de la petite colonne et, machette au poing, lui frayant un passage à travers la végétation dense, quand soudain il s’arrêta et fit signe à ses compagnons d’approcher. De la pointe de son sabre, il écarta alors un pan de feuillage et découvrit une sorte de machine de guerre composée de six gros morceaux de bambou creux, longs chacun de deux mètres environ et disposés horizontalement sur un grossier bâti de bois, à la hauteur d’une poitrine humaine. Dans chacun de ces tubes, braqués comme autant de canons, était glissée une longue flèche à la pointe enduite de curare. Le tout était commandé par un grand arc tendu par une corde à laquelle les six flèches se trouvaient encochées. Il suffisait de trancher une liane d’apparence inoffensive pour que les six flèches fussent projetées en avant.

Par la suite, on devait découvrir, toujours à temps heureusement, d’autres de ces pièges. Pourtant, les Yaupis eux-mêmes ne se manifestaient toujours pas. Il fallait néanmoins redoubler de précautions et l’on avança plus lentement que jamais, en ayant soin de garder toujours la direction du sud-ouest. Ce fut à la tombée du soir seulement que l’on atteignit l’orée du grand marécage aperçu par Bob la veille, du haut de la colline. Il ne pouvait naturellement être question de s’y engager pendant la nuit car, dans les dernières lueurs du jour, avec ses eaux sombres, sa végétation pourrie, ce marécage offrait une aspect sinistre.

On décida donc d’attendre là le lendemain. Il ne pouvait bien entendu pas être question d’allumer des feux dont la lueur ne manquerait pas d’éveiller l’attention des Yaupis. On gagna donc une sorte d’îlot couvert de broussailles sous lesquelles on se glissa après avoir institué un tour de garde, précaution qui devait se révéler bientôt inutile car personne ne dormit, tant à cause du peu de confort de ce campement improvisé que de la proximité des Yaupis dont il fallait toujours redouter l’attaque.

L’aube trouva les Blancs exténués. Les Indiens, eux, habitués à la rude vie des forêts paraissaient frais et dispos, et ce fut sans rechigner qu’ils reprirent leurs charges pour s’engager dans les marais. Ceux-ci occupaient le fond d’une large vallée au delà de laquelle s’élevait la crête du Saurien Couché. Formés de courtes savanes en partie immergées et de forêts noyées, ces marécages offraient des aspects divers. Parfois, c’étaient de larges espaces découverts où l’on avançait avec de l’eau jusqu’à la taille parmi une végétation touffue d’herbes aquatiques de toutes sortes ; de temps à autre, un banc de sable émergeait. À d’autres moments, il fallait cheminer sous un véritable fouillis de branchages et de troncs d’arbres morts et tordus, pareils à d’énormes serpents noirâtres. Décor fantasmagorique, démentiel, digne d’un des ces films d’épouvante où les choses et les êtres sont réimaginés par le cinéaste, déformés à plaisir.

Ce fut au passage d’une savane immergée que les explorateurs devaient faire une pénible découverte. Morane marchait en tête de la petite troupe et, comme il avait pris pied sur un îlot sablonneux, il se retourna soudain pour dire, à l’adresse de Lil Haston, qui le suivait à quelques mètres :

— Ne regardez pas, Lil !…

Mais déjà la jeune fille avait vu ce squelette humain gisant sur le sable. Ce squelette encore recouvert de lambeaux de vêtements kaki et dont le crâne manquait. Les lambeaux de vêtements indiquaient qu’il devait s’agir là des restes d’un civilisé. Évidemment, le squelette pouvait être celui de quelque chercheur de trésors anonyme, comme il y en a tant qui sillonnent les territoires perdus de l’Amérique du Sud, mais il était possible également que ce fût celui du colonel Haston, et c’était pour cette raison que Morane avait tenté de détourner l’attention de Lil. De toute façon, l’absence du crâne indiquait clairement que le malheureux avait été massacré puis mutilé par les Yaupis.

Les membres de l’expédition entouraient maintenant les macabres débris. Ni Morane, ni Lil, ni Ballantine ne parlaient. Finalement, Lil demanda, à l’adresse de Morane :

— Croyez-vous, Bob, qu’il nous serait encore possible d’identifier mon père si c’est de lui qu’il s’agit ?

Le Français considéra longuement le squelette, qui était en fort mauvais état et à demi enfoui dans le sable, et il fit la moue.

— L’identifier après cinq ans ? Cela m’étonnerait… Encore heureux qu’une inondation quelconque n’ait pas éparpillé ces restes… Enfin, on peut toujours essayer…

Surmontant sa répugnance, il se baissa et entreprit de fouiller les guenilles recouvrant encore les ossements et qui s’effritèrent sous ses doigts. Tout ce qu’il découvrit fut quelques morceaux de papier attaqués par l’humidité et qui, s’ils avaient jadis été couverts d’une écriture quelconque, n’en portaient plus trace à présent. Bob trouva également un mouchoir qui se réduisit en charpie dès qu’il le toucha. Pourtant, dans un coin, des initiales brodées, M et S, demeuraient visibles.

— Cela vous dit-il quelque chose, Lil ? interrogea Morane à l’adresse de la jeune fille.

Cette dernière demeura un long moment songeuse.

— M et S, murmura-t-elle, comme si elle fouillait dans ses souvenirs. Voilà, j’y suis. Melvin Stanton !… C’était un des compagnons de mon père, disparu en même temps que lui. Je le connaissais bien… Pauvre Melvin !… Mourir ainsi… Lui si bon, si honnête !… Ces Yaupis sont des monstres…

Morane fut sur le point de faire remarquer que, si les Yaupis étaient des monstres, ils n’avaient cependant pas obligé ce Melvin Stanton et ses compagnons d’infortune à pénétrer sur leur territoire, qu’ils défendaient à leur manière. Si lui-même, Lil et Ballantine périssaient de façon semblable sous les coups des Yaupis, personne ne pourrait en rendre ces derniers responsables.

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* *

Les misérables restes humains avaient été ensevelis dans le sable et une croix grossière, faite de deux branches entrecroisées, avait été plantée sur cette tombe rustique. Certes, cette croix pouvait attirer l’attention des Yaupis mais, malgré tout le soin qu’ils prenaient de leur propre sécurité, ni Bob, ni Lil Haston, ni Ballantine n’avaient pu se résoudre à passer outre à ce pieux devoir.

Persuadés plus que jamais qu’ils se trouvaient sur la bonne voie, les trois explorateurs, toujours suivis de leurs auxiliaires indiens, reprirent leur avance à travers les marais.

Vers le milieu de l’après-midi, ils atteignirent enfin la terre ferme et grimpèrent au sommet d’une petite éminence d’où ils pouvaient apercevoir, toute proche, la crête du Saurien Couché et sa corne de rocher blanc. Pour l’atteindre, il fallait remonter le lit d’un torrent à sec en cette saison. Quelque part là-bas, dans le fouillis de la végétation tropicale, devait se trouver le temple, but de tant d’efforts.

Poussée par une impatience bien compréhensible, Lil voulait continuer à avancer le jour même, et il fallut tous les efforts de Morane et de Bill pour la contraindre à demeurer sur place. En effet, la journée était fort avancée déjà et il serait sans doute impossible d’atteindre le temple avant la nuit. Mieux valait donc attendre le lendemain. Une étroite cuvette, en forme de cratère, au sommet de l’éminence où se trouvaient les voyageurs, formerait un lieu de campement idéal.

Après avoir avalé un repas frugal composé de viande séchée et de manioc, le tout arrosé d’eau javellisée, Morane et la jeune fille s’enroulèrent dans leurs sacs de couchage et, tandis que Bill prenait le premier tour de garde avec un guerrier jivaro, ils cherchèrent dans le sommeil le repos dont ils avaient tant besoin.

La nuit se passa une fois encore sans incidents et, dès l’aube, ils purent se remettre en route, longeant cette fois le lit du torrent conduisant à la crête du Saurien Couché. Le fond du torrent en question était fait de pierres rondes et moussues, rendant la marche pénible mais, sur chaque bord, c’était la forêt, et il eût été plus pénible encore de devoir avancer à la machette.

Comme les jours précédents, depuis que l’on avait quitté le village de Ti, le chef des Moronas, un silence total pesait, la nature elle-même semblant vouloir contribuer à accroître encore l’inquiétude des voyageurs. Nulle part, on n’apercevait trace de vie. Seulement, de temps à autre, un ara passait, tel un trait de feu, au-dessus du torrent.

Malgré les difficultés de l’avance, une chose consolait Morane et ses compagnons : la crête du Saurien Couché dont, du torrent, ils n’apercevaient que la tête et la corne de roc, se rapprochait sans cesse.

Morane s’arrêta et, d’un revers de main, essuya la sueur coulant de son front.

— Avant une heure, dit-il, nous aurons atteint notre but. Il ne nous reste donc qu’à nous armer d’un peu de patience.

Bill Ballantine regardait autour de lui avec inquiétude.

— Je serai content quand nous aurons gagné ce maudit temple, fit-il. Ce calme ne me dit rien qui vaille… Je voudrais bien savoir où sont passés ces satanés Yaupis. Bientôt, je finirai par croire qu’ils n’existent pas. Jusqu’à présent, ils auraient dû logiquement nous couper cent fois la tête à chacun. Au lieu de cela, nib2… Les Indiens Nib-Nib, voilà comment on devrait les appeler…

L’Écossais venait à peine de prononcer ces dernières paroles qu’un sourd battement de tambours monta de la forêt, roulant comme le galop d’un cheval emballé.

— Les tunduhis ! fit Morane. Voilà tes Indiens Nib-Nib qui redeviennent des Indiens Quelque Chose, Bill…

Lil, qui s’était assise sur une grosse pierre, se redressa soudain.

— Il nous faut gagner le temple au plus vite, jeta-t-elle. Là, nous pourrons nous retrancher et nous défendre. Nous avons des armes et des munitions et sommes tous trois d’excellents tireurs. Les Yaupis ne nous auront pas aussi facilement.

Morane posa la main sur le bras de la jeune Américaine.

— Là, là, petite fille, dit-il d’une voix calme, ne nous emballons pas et observons plutôt nos amis Moronas. Ils doivent en savoir long au sujet des Yaupis…

Dès qu’avait retenti le bruit des tunduhis, les Indiens avaient prêté l’oreille. Au bout d’un long moment, celui qui connaissait le mieux la langue espagnole se tourna vers Morane.

— Yaupis pas contre nous, déclara-t-il. Eux réunis là-bas, dans grande jivaria de leur chef. Eux préparer la guerre contre les Moronas.