Chapitre XVI

Accoudé à sa meurtrière improvisée, son bouclier, calé entre deux moellons et étendu, légèrement incliné vers l’avant, au-dessus de sa tête tel un immense et épais chapeau de paille, Bob Morane inspectait la ligne des arbres d’où, à chaque instant, il s’attendait à voir jaillir les Jivaros. Rien ne se passait cependant et il ne pouvait empêcher son esprit de vagabonder. Il songeait à l’étrange chemin qu’avait suivi l’aventure, depuis leur départ d’Iquitos jusqu’à présent, en passant par le remontée du Pastaza et du rio des Piranhas, la découverte du temple et la rencontre avec le colonel Haston, puis la visite de la crypte avec ses trésors et l’Idole verte, le massacre des Moronas et, finalement, la tentative de fuite et l’intervention de ces Blancs qui devaient être tués eux aussi par les Yaupis.

« Quand donc notre tour viendra-t-il ? » se demandait Morane.

Bien que, jamais il ne perdait l’espoir, il ne voyait pas très bien comment, entourés comme ils l’étaient par les Yaupis, ses compagnons et lui allaient pouvoir se tirer d’affaire.

« Le colonel Haston ne court pas grand risque, sauf peut-être de recevoir une flèche égarée, pensa-t-il encore. Les Yaupis savent qu’il a touché l’Idole verte et qu’il n’en est pas mort. Il est devenu tabou pour eux. Presque un dieu. Pour Lil, Bill et moi-même, au contraire, si nous tombons aux mains des Yaupis, notre sort sera clair. Nous serons massacrés et, ensuite, nos têtes seront réduites en tzanzas. Pourtant, tous trois avons également manié l’idole. Mais voilà, les Yaupis l’ignorent… »

Et, soudain, Bob sursauta, et un sourire éclaira son visage bronzé et tanné par le vent de toutes les mers, le soleil de tous les déserts du monde.

« Je crois avoir trouvé le moyen de nous en sortir, songea-t-il. Je crois avoir trouvé… »

À ce moment, la voix de Ballantine retentit.

— Avez-vous déjà vu des buissons qui marchent, commandant ? Regardez là-bas, entre la lisière de la forêt et nous…

La clairière était parsemée de buissons épineux et Bob, en prêtant bien attention, remarqua en effet qu’un certain nombre d’entre eux avançaient peu à peu en direction de la tour.

— Je les vois bouger, dit Lil.

— Moi également, fit Haston.

Morane eut un petit rire grinçant.

— Les Yaupis connaissent les vieilles ruses de guerre. Derrière chacun de ces buissons, il y a un guerrier. Quand ils seront arrivés à bonne distance, ils laisseront tomber les bouquets de feuillage qu’ils poussent devant eux et se lanceront à l’assaut. À ce moment, notre salut dépendra uniquement de la rapidité de notre tir…

D’une progression lente mais régulière avec, de temps à autre, un bref arrêt, les buissons postiches continuaient à se rapprocher de la redoute.

— Combien croyez-vous qu’ils soient, Bob ? interrogea Lil.

— Ce serait difficile à dire, répondit l’interpellé. Une quarantaine peut-être. De toute façon, ils doivent être assez nombreux pour nous faire courir un risque réel…

Chacun des assiégés avait posé son revolver à portée de la main, sur le faîte du mur, ainsi que des cartouches de réserve, et ils tenaient leurs Winchester braquées en direction des buissons qui se rapprochaient sans cesse. Bientôt, ils ne furent plus qu’à quarante mètres, trente… Et, soudain, les Yaupis jaillirent à découvert. Peints en guerre, leurs lances brandies, ils couraient vers la tour en poussant de grandes clameurs. Quand ils ne furent plus qu’à vingt mètres, Morane commanda :

— Feu !

Les quatre Winchester crépitèrent, fauchant une douzaine de guerriers. Les autres s’arrêtèrent et, tournant brusquement les talons, se mirent à fuir en direction de la forêt où ils disparurent.

— Pas très courageux nos adversaires, remarqua Ballantine. À peine ont-ils entendu parler la poudre qu’ils se changèrent en champions de Marathon.

— Ne nous faisons pas trop d’illusions, dit le colonel Haston. Les Yaupis ont le temps pour eux. Ils fuient à présent, mais ils savent qu’ils nous auront par l’usure, que…

— Attention ! cria Ballantine.

Quatre des Yaupis qui étaient tombés et faisaient sans doute le mort s’étaient dressés soudain, pour se mettre à courir, lances brandies, vers la tour. Avant même que les assiégés aient eu le temps d’ouvrir le feu, ils avaient atteint la base des murs et se précipitaient, en hurlant leurs cris de guerre, à l’intérieur de la redoute. Le premier qui se présenta fut abattu par Morane, qui manqua le second. Celui-ci se précipita sur le colonel, qui ne s’était pas encore mis sur la défensive. Cependant, au moment où l’Indien allait percer l’explorateur de sa lance, il s’arrêta brusquement, comme si quelque chose l’empêchait soudain de frapper. Morane en profita pour tirer à nouveau et, cette fois, il ne manqua pas sa cible. Les deux autres Jivaros s’étaient heurtés, dès leur entrée dans la tour, à Bill Ballantine. Se servant de sa carabine à la façon d’une massue, le géant avait balayé les lances tendues vers lui puis, de deux coups solidement appliqués, il avait brisé les crânes des assaillants.

*
* *

Les corps des Jivaros morts avaient été jetés par-dessus la muraille par Ballantine et, à présent, les quatre assiégés pouvaient faire le bilan de leur victoire. Ils avaient mis hors de combat une douzaine d’adversaires, mais il y en avait encore sans doute plusieurs centaines cachés dans la forêt et, tôt ou tard, ils devraient succomber sous le nombre.

— Reste à savoir si les Yaupis ne se décourageront pas, fit Lil. Nous venons de leur infliger une sanglante défaite et sans doute contribuera-t-elle à leur imposer le respect…

— Nous ne devons pas compter là-dessus, ma petite fille, répondit le colonel. Comme je le disais tout à l’heure, au moment où ces quatre fanatiques se sont précipités sur nous, les Yaupis ont le temps pour eux. Ils savent que tôt ou tard nous viendrons à manquer de munitions, d’eau et de vivres et qu’alors ils n’auront plus qu’à venir nous cueillir.

— Voire… dit Morane.

Trois visages se tournèrent en direction du Français. Celui-ci enleva son feutre et passa par trois fois les doigts de sa main droite ouverte dans la brosse de ses cheveux.

— Voire, répéta-t-il en se recoiffant. Je crois qu’il y a un moyen de désarmer les Yaupis.

— Comment cela ? interrogea le colonel Haston.

— Tout simplement en nous changeant en demi-dieux, votre fille, Bill et moi-même.

— En demi-dieux ?… Que voulez-vous dire ?

— Vous allez me comprendre, colonel. Tout à l’heure, j’ai remarqué qu’aucune flèche, aucune sagaie n’avait été tirée sur vous. Et, il y a quelques minutes à peine, quand ce Jivaro était sur le point de vous transpercer de sa lance, il s’est retenu soudain…

— Je vous ai dit déjà, commandant Morane, que les Yaupis me considéraient comme tabou…

— Justement, colonel. Et pourquoi êtes-vous tabou ?

— Parce que j’ai touché l’Idole verte en présence de plusieurs Indiens et que, contrairement à ce que veut la légende, je n’ai pas été foudroyé sur le coup…

Doucement, Morane se mit à rire. Un petit rire satisfait qui faisait songer au ronronnement d’un chat comblé de bienfaits.

— Donc, continua Bob, les Yaupis vous considèrent en quelque sorte comme un demi-dieu.

L’explorateur hocha la tête affirmativement.

— Exactement, fit-il. Comme un demi-dieu… j’en ai eu la preuve à différentes reprises…

— Or, enchaîna Morane, Lil, Bill et moi-même avons également, cette nuit, dans la crypte, touché l’Idole verte, mais les Yaupis ne nous considèrent pas cependant comme tabous. Cela tout simplement parce qu’ils NE NOUS ONT PAS VU LÀ TOUCHER… Croyez-vous, colonel que, s’ils nous avaient vus, ils nous marqueraient le même respect que celui qu’ils vous marquent ?

Haston hésita un instant avant de répondre, puis il se décida.

— Je le crois, oui, fit-il.

À nouveau, un ronronnement de chat satisfait monta de la gorge de Morane.

— Voilà où je voulais en venir, lança-t-il d’une voix triomphante. Nous allons faire en sorte que les Yaupis nous voient, Lil, Bill et moi-même, manier l’Idole verte. De cette façon nous deviendrons tabous et ils nous considéreront nous aussi comme des demi-dieux.