Chapitre IX
Le bruit des tunduhis s’était emparé de toute la forêt, roulant à la façon du tonnerre. Pour Morane et ses compagnons qui savaient qu’il portait des menaces de mort, il n’avait rien de rassurant et ils demeuraient, immobiles, jetant autour d’eux des regards inquiets. Cependant, l’attitude relâchée des Moronas finit par rassurer Bob.
— Puisque ce n’est pas à nous que les Yaupis en veulent, dit-il, continuons notre chemin. De toute façon, nous sommes trop avancés maintenant pour pouvoir reculer…
La petite troupe reprit sa marche le long du torrent et, au bout d’une nouvelle demi-heure de marche, ils atteignirent les abords d’une large clairière au fond de laquelle on apercevait deux constructions en ruines. La première était petite et ronde, en forme de tour tronquée et sans doute avait-elle servi jadis de forteresse. Le second bâtiment, lui, était plus important. Situé directement au bas du Saurien Couché et en grande partie caché par la végétation, il formait un assez vaste quadrilatère surmonté d’un dôme à présent effondré. Les deux constructions étaient bâties à la mode inca, à l’aide de gros blocs soigneusement polis et ajustés sans le moindre ciment.
— Le temple perdu ! s’était exclamée Lil Haston en tendant la main vers le second bâtiment.
— Perdu et retrouvé, corrigea Ballantine.
L’Américaine ne parut pas avoir entendu la remarque un peu saugrenue du colosse.
— Il est là, dit-elle encore, à l’endroit précis où mon père le supposait.
Elle voulut s’élancer, mais Morane la retint.
— Soyons prudents, dit-il. Nous ne savons pas quel danger peut nous attendre derrière ces murailles…
Tandis que les tambours continuaient à battre, les trois Blancs et les Jivaros, quittant le lit du torrent, s’avancèrent à travers la clairière, en direction des ruines. Morane marchait en tête, la carabine au poing. Il allait à pas comptés, à la façon d’un soldat s’engageant dans un village désert mais où, derrière chaque fenêtre, peut se cacher un tireur ennemi.
La tour fut atteinte la première. Jadis, en effet, elle devait avoir servi de forteresse, mais il n’en restait plus que la base, formant une salle ronde, sans plafond, d’un diamètre de six mètres environ. Les murs, hauts de trois mètres environ et épais d’un mètre, auraient défié un bulldozer avec leurs énormes moellons devant peser chacun une tonne, sinon davantage.
Continuant leur avance, les explorateurs atteignirent le temple lui-même. Jadis, isolé ainsi en pleine forêt, il devait faire impression. Aujourd’hui, avec ses murs sapés par les racines s’insinuant entre les pierres, son escalier monumental en partie effondré, sa façade envahie par les plantes parasites, il offrait un aspect de délabrement total. Il y avait quelque quatre cents ans, des hommes, fuyant les envahisseurs espagnols, étaient venus là, emportant avec eux les restes d’une civilisation ancestrale et, arrachant pierre après pierre aux sierras, avaient, au prix d’un long labour, élevé cette construction où ils avaient abrité leurs dieux. Puis, pour une raison ou pour une autre, ils étaient morts l’un après l’autre, laissant leur œuvre exposée aux injures du temps. Aujourd’hui, du temple édifié avec amour par le prêtre Uaray et ses compagnons, il ne restait plus que ruines.
Morane s’était avancé vers l’escalier quand, soudain, Ballantine lui lança un avertissement :
— Attention, à gauche…
De derrière un bouquet d’arbre, deux Indiens étaient apparus. Nus, à part un étroit pagne, ils avaient tout le corps peint en rouge. Visiblement, il ne pouvait s’agir là que de Yaupis. Tous deux avaient déjà embouché leurs sarbacanes pour les braquer en direction de Bob. Celui-ci n’avait pas eu le loisir de se mettre sur la défensive. C’est alors que deux coups de feu claquèrent, tirés par Ballantine. Touchés à mort, les deux Yaupis s’écroulèrent, mais l’un d’entre eux avait pu se servir de son arme et une fléchette, longue d’une vingtaine de centimètres et terminée par une boule d’étoupe formant bourre, était venue se planter dans le bras gauche de Bob. Ce dernier poussa un petit cri de douleur et, sans se soucier de ses amis qui se précipitaient vers lui, il arracha le trait et déchira la manche de sa chemise pour la nouer en toute hâte et en faire un garrot qu’il serra au-dessus de la plaie. Alors, il se tourna vers Lil et Ballantine et lança quelques ordres brefs :
— Vous, Lil, apportez du sel. Beaucoup de sel. Vite… Toi, Bill, incise la plaie en croix. Dépêche-toi, avant que le curare ne fasse son effet…
Le Français s’était assis et le géant, tirant son couteau, se mit en devoir de tracer une large croix sanglante dans la chair du bras de son compagnon. Celui-ci l’encourageait de la voix.
— Vas-y, Bill, débride la blessure largement. Plus fort… C’est ça, maintenant presse tout autour pour faire saigner. Vas-y… N’aie pas peur de me faire mal…
Lil avait tiré la boîte de sel des bagages. Bob y prit une poignée qu’il écrasa sur la plaie et y frotta vigoureusement pour qu’elle pénétrât bien. Ensuite, pendant que Bill posait un pansement sur la blessure, il prit une nouvelle poignée de sel et mangea celui-ci. Une seconde poignée, puis une troisième furent avalées de la même façon…
Alors, Morane, qui s’était assis sur la première marche menant au temple, se renversa en arrière, le coude gauche appuyé à la marche suivante.
— Comment vous sentez-vous, commandant ? interrogea timidement Ballantine.
— Comme on se sent quand on s’est bourré de sel, répondit Bob avec un léger sourire. À ma connaissance, c’est le seul antidote pouvant contrecarrer l’effet du curare.
— Êtes-vous certain que cela soit réellement efficace ? demanda à son tour Lil Haston.
Le Français eut un nouveau sourire.
— Seule l’expérience peut nous donner des certitudes, fit-il. Si, d’ici une heure, je suis toujours en vie, c’est que la médication aura fait son effet. Il n’y a qu’à attendre…
Pendant que se déroulait cette scène, les Jivaros s’étaient approchés des deux Yaupis tués. Deux d’entre eux tirèrent leurs machettes, dans l’intention évidente de trancher les têtes des victimes.
— Il faut les en empêcher ! s’exclama Lil.
— Laissez faire, petite fille, intervint Bob. Les Jivaros coupent des têtes depuis toujours et il nous serait bien difficile d’y changer quelque chose.
Lil se tourna vers le Français et le considéra longuement.
— Comment pouvez-vous approuver une telle pratique, Bob ?
— Je n’approuve rien du tout. Je voudrais vous faire remarquer simplement que les Jivaros n’ont pas été élevés dans une belle maison près de New York, avec domestiques et tout le saint-frusquin, qu’ils ne sont pas allés au collège, puis à l’université. Si vous, Lil, vous vous mettiez à couper des têtes, cela pourrait devenir inquiétant, mais les Jivaros, eux, sont des hommes de la jungle hostile et cruelle, et ils se comportent comme tels…
En lui-même il songeait : « Où je ne suis plus d’accord, c’est quand ils me lardent de fléchettes enduites de curare. Espérons que le sel fera son effet !… Espérons… »
*
* *
— J’ai l’impression que ce ne sera pas encore cette fois-ci que la camarde m’emportera, fit Morane avec insouciance.
Une heure s’était écoulée depuis qu’il avait été blessé et, à part une légère douleur au bras gauche, à l’endroit de sa blessure, il ne ressentait pas le moindre malaise. Il se releva et frappa du pied droit, puis du gauche, comme s’il voulait chasser son engourdissement.
— Le sel est une belle invention, dit-il. Et dire qu’il y a des médecins qui en déconseillent l’usage…
Il se tourna vers le temple, pour dire encore :
— À présent, il ne nous reste plus qu’à jeter un petit coup d’œil à l’intérieur…
Les Moronas et Ballantine avaient battu les environs, mais sans découvrir traces d’autres guerriers Yaupis. En outre, les deux coups de feu n’avaient pu être entendus, couverts qu’ils avaient été par le bruit des tunduhis.
— Êtes-vous sûr de ne rien ressentir, Bob ? interrogea Lil Haston.
Ballantine s’éclaircit la gorge et se mit à rire.
— Lui ressentir quelque chose ? Vous ne connaissez pas le commandant Morane, Lil. Il faudrait bien autre chose qu’une toute petite fléchette de rien du tout pour l’inquiéter…
Mais Bob n’ignorait pas que la désinvolture de son ami était feinte ; que, tout au long de cette heure, il n’avait cessé de l’observer avec angoisse et que c’était seulement maintenant, quand il le savait hors de danger, qu’il se détendait et tournait la chose à la plaisanterie.
Les Jivaros semblaient se désintéresser des événements. Ils avaient commencé la préparation des tzanzas et rien ne semblait devoir les arracher de ce travail absorbant. Bob s’était levé.
— Allons jeter un petit coup d’œil à l’intérieur du temple, dit-il à nouveau.
Lil Haston et Bill Ballantine sur les talons, il se mit à gravir les marches, dont beaucoup s’étaient fendues et effondrées sous le travail de sape des racines. Tous trois s’engagèrent sous une sorte de porche carré flanqué de sculptures monolithiques et pénétrèrent dans une large salle dont la voûte, en partie affaissée, laissait passer à la fois la lumière et des grappes de plantes parasites qui se tordaient en de multiples serpents. Au beau milieu de la salle, un arbre avait poussé dans un interstice entre deux dalles et avait grandi, écartant les dalles au fur et à mesure que son tronc grossissait, et poussant son feuillage vers l’ouverture de la voûte.
Au fond, au-dessus d’un autel de pierre, s’élevait une épaisse colonne carrée en forme d’obélisque tronqué et au sommet de laquelle un grand disque était posé sur sa tranche et dépoli par la poussière des ans mais qui devait être du quartz et représenter le soleil. Pourtant, Morane et ses compagnons eurent beau fouiller le temple dans ses moindres recoins, ils n’y découvrirent pas la moindre trace de l’Idole verte.
Un moment, le désarroi s’appesantit sur les deux hommes et la jeune fille.
— Ne perdons pas courage, dit finalement Morane. Ce genre de sanctuaire cache souvent une crypte où sont enfermées les momies des prêtres avec leurs trésors. Ce qu’il faut, c’est chercher cette crypte.
Emportés par un nouvel espoir, tous trois se mirent à nouveau à explorer le temple, sondant les murs, soulevant des dalles, remuant chaque pierre qu’il leur était possible de mouvoir. En vain. Tout ce qu’ils réussirent à faire, c’est de déranger un couple de serpents jaracaras dont l’un faillit mordre Ballantine.
Au bout d’une heure de recherches, ils abandonnèrent. Lil Haston paraissait plus déçue encore que ses deux compagnons, non seulement parce qu’elle n’avait pas trouvé trace de l’Idole verte mais, surtout, parce que son père n’avait pas laissé le moindre indice de son passage.
La jeune fille s’était assise sur un bloc de pierre et avait enfoui la tête entre ses mains.
— Nous sommes venus ici pour rien, murmura-t-elle. Tous nos efforts, toutes nos souffrances auront été inutiles…
Bob posa la main sur l’épaule de la jeune fille.
— Ne vous désolez pas, Lil, dit-il. Les cryptes incas sont souvent bien cachées et s’il en existe une sous ce temple, nous la découvrirons, mais il nous faudra du temps pour cela. Nous allons nous installer ici, dans ce temple, et disposer les Moronas en sentinelles tout autour de la clairière. De cette façon, nous pourrons reprendre nos recherches sans courir le risque d’être surpris. Si l’Idole verte existe, nous finirons bien par la trouver.
Au fond de lui-même, Bob savait cette affirmation toute gratuite, qu’ils avaient autant de chances, sinon davantage, de ne pas découvrir l’Idole que de la découvrir. Il n’ignorait pas d’ailleurs que la recherche de cette idole n’était qu’un but secondaire pour Lil, que ce qu’elle désirait avant tout c’était retrouver son père. Et là, ses chances étaient minimes, voire nulles. Tout ce qu’elle pouvait espérer sans doute c’était de trouver un squelette décapité quelque part dans la forêt, comme il en avait été pour cet infortuné Melvin Stanton, dont ils avaient découvert les restes dans les marécages.
Morane sursauta tout à coup, car il y avait quelque chose de changé dans l’ambiance. Et soudain il comprit.
— Les tambours, murmura-t-il. Ils se sont tus…
C’était vrai. Les tambours s’étaient brusquement arrêtés de battre.
— Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea Lil.
— Peut-être que les Yaupis sont prêts à attaquer les Moronas, dit Bob.
— Ou qu’ils nous ont enfin repérés, supposa Bill.
Morane, Lil Haston et Ballantine étaient sortis du temple. Devant eux, dans la clairière, les auxiliaires jivaros continuaient paisiblement leur travail de préparation des tzanzas. C’est alors que, tout près, une détonation déchira le silence, suivie presque aussitôt par deux autres…