Chapitre XV
Lorsque la voix avait retenti, Morane et ses compagnons s’étaient immobilisés, comme si soudain ils avaient été pétrifiés. Là où ils s’attendaient à être attaqués par les Yaupis, c’étaient des civilisés – la voix et les carabines le prouvaient – qui les menaçaient.
À nouveau, l’invisible personnage parla.
— Lâchez vos armes et tournez-vous lentement de ce côté…
Peu soucieux d’être privé de son revolver, Morane se contenta de le glisser dans son étui, et ses compagnons l’imitèrent. Le mystérieux agresseur ne sembla rien trouver à redire à cette légère entorse à ses ordres, car il se contenta de répéter :
— Maintenant, tournez-vous lentement de ce côté…
Les trois hommes et la jeune fille obéirent et pivotèrent sur eux-mêmes, pour faire face au bouquet de plantes épineuses de derrière lequel retentissait la voix.
— Levez les bras en l’air, dit encore l’invisible personnage.
Tous quatre laissèrent tomber leurs boucliers et obéirent. Alors, de derrière le bouquet d’arbustes, deux hommes apparurent, braquant chacun une carabine. Deux hommes bruns, vêtus de toile kaki et portant des chapeaux de paille et que ni Morane, ni Lil, ni Ballantine ne connaissaient. Le plus grand des deux hommes s’était mis à rire, découvrant des dents blanches qui brillèrent telle une tache de lumière dans son visage basané.
— Surpris de nous trouver là, n’est-ce pas, señorita et señores ? Là où vous ne vous attendiez qu’à rencontrer des Yaupis, vous tombez sur deux charmants caballeros qui…
— Nous voudrions savoir qui vous êtes et ce que vous nous voulez, interrompit Morane d’une voix sèche.
— Qui nous sommes et ce que nous voulons ? fit l’autre sans cesser de sourire. Moi c’est Manoel et voilà Joao. Quant à ce que nous voulons, c’est l’Idole verte, je crois vous l’avoir déjà laissé entendre.
Bob ne parut pas avoir entendu ces dernières paroles.
— Comment avez-vous fait pour parvenir jusqu’ici ? demanda-t-il encore.
— Facile, señor, facile… À l’origine, nous étions trois. Le troisième, c’était Miguel. Un satané bougre d’ivrogne ce Miguel. Un soir, il était attablé au restaurant de l’hôtel « Amazonas », à Iquitos, à demi ivre comme d’habitude, quand il surprit une conversation échangée à la table voisine de la sienne, entre deux hommes et une femme, et où il était question de l’Idole verte. Miguel était peut-être à moitié ivre, mais il n’en était pas sourd pour autant. Il écouta jusqu’au bout et vint nous rapporter ladite conversation. Tous trois étions des huaqueros3 et en avions assez de chercher des vieilles tombes pour y trouver seulement quelques bijoux d’or et d’argent de peu de valeur. Bien entendu, nous avions entendu parler de l’Idole verte et, comme les renseignements que la señorita possédait nous paraissaient fort précis, nous décidâmes de tenter notre chance en vous suivant. Nous avons guetté votre départ d’Iquitos et avons navigué à bonne distance derrière vous. Ensuite, nous avons suivi votre piste à travers la forêt et les marais, en espérant que vous alliez nous conduire à l’idole. Malheureusement, les Yaupis nous ont un peu retardés et ce pauvre Miguel, qui s’était séparé de nous pour effectuer une reconnaissance, a été leur victime…
À présent, Morane savait où il avait déjà rencontré l’homme qu’il avait en vain tenter de secourir la veille. Il l’avait vu, sans y prêter attention, assis à la table voisine de celle où, dans le restaurant de l’hôtel « Amazonas », à Iquitos, il se trouvait lui-même attablé en compagnie de Lil et de Ballantine, ce soir-là où son compagnon et lui avaient rencontré la jeune fille.
— Étaient-ce vous ces hommes que nous avons hélé un soir, sur le rio Pastaza, peu après le poste frontière d’Alcantara ? interrogea encore Bob.
Le dénommé Manoel, sans cesser de sourire, eut un signe de tête affirmatif.
— C’est cela tout juste, señor. Vous vous étiez arrêtés pour camper derrière une boucle du fleuve et, comme nous vous suivions de plus près que de coutume ce soir-là, nous avons été surpris. Aussi avons-nous préféré continuer vers l’amont sans répondre à vos appels. Plus loin, nous nous sommes arrêtés à notre tour pour vous laisser prendre de l’avance.
Ainsi, plusieurs faits qui, jusqu’alors, étaient demeurés mystérieux pour Bob et ses compagnons, s’éclairaient enfin.
— Donc, fit Morane, c’est pour vous approprier l’Idole verte que vous avez ainsi couru le risque de vous faire tuer par les Jivaros ? Et bien, vous en êtes pour vos frais, car nous n’avons pas le bibelot en question.
Le sourire s’éteignit soudain sur le visage de Manoel.
— Vous mentez, jeta-t-il. Le temple existe. L’idole doit exister elle aussi. Je suis même certain que vous l’avez dans vos bagages. Vous n’auriez pas accompli un voyage aussi dangereux pour vous en retourner les mains vides…
Manuel se tourna vers son complice.
— Fouillez leurs sacs, Joao, dit-il.
L’interpellé obéit mais, bien entendu, il ne trouva pas ce qu’il cherchait. Pendant un moment, Manoel parut décontenancé. Pourtant, il sembla reprendre vite confiance.
— Non, non, fit-il, le colonel Haston, que je reconnais pour avoir vu sa photo dans la presse, n’est pas demeuré durant cinq années ici sans découvrir l’idole ou quelque autre trésor, et nous n’allons pas tarder à en avoir le cœur net.
— Comment allez-vous faire pour y parvenir ? demanda Morane.
Un ricanement échappa à l’aventurier.
— Je connais différents moyens pour faire parler les moins bavards. On peut leur faire chauffer les pieds à un feu doux et enduire ensuite leurs brûlures de poivre rouge. On peut aus…
Il y avait eu un léger sifflement, et le forban, s’étant arrêté de parler, demeura la bouche ouverte, comme sous le coup d’une intense surprise. Une sagaie à manche courte était plongée dans sa gorge. Et, soudain, il tomba en arrière, d’une pièce, comme un arbre auquel le bûcheron vient de donner le dernier coup de cognée.
La stupeur avait cloué sur place les spectateurs de ce drame rapide. Et, soudain, Morane cria :
— Les Yaupis ! Aux boucliers, vite !…
Sans plus se soucier du second huaquero, Bob, Lil, Haston et Ballantine récupérèrent leurs boucliers pour s’abriter derrière. Bien leur en prit car, de la forêt proche, une grêle de traits s’abattit sur eux. Seul, le colonel Haston semblait devoir être épargné, car aucune fléchette, aucune sagaie ne se planta dans son bouclier, comme si les Yaupis évitaient avec soin de le blesser. Par contre, un javelot avait atteint en pleine poitrine le second huaquero qui s’écroula en poussant un cri d’agonie. De la forêt proche, une vingtaine de Yaupis émergèrent soudain.
— Reculons vers le temple, dit Morane. Nous y serons relativement en sécurité.
Les Yaupis se rapprochaient dangereusement, leurs lances brandies. Sans doute s’étaient-ils rendus compte de l’inefficacité de leurs flèches et de leurs sagaies et se préparaient-ils à livrer combat corps à corps. Par trois fois, le revolver de Morane tonna, puis celui de Ballantine, et cinq des assaillants roulèrent dans la poussière. Les autres reculèrent prudemment à l’abri des arbres.
Bob et ses compagnons continuaient à se diriger à reculons vers le temple quand, soudain, Lil qui s’était retournée, poussa un cri d’alerte.
— Là-bas, dit-elle en tendant le bras en direction du sanctuaire en ruines. Regardez…
Une trentaine de Jivaros avaient contourné le temple et se dressaient maintenant entre celui-ci et les quatre Blancs, auxquels ils barraient la retraite.
Pendant un moment, l’hésitation immobilisa Bob et ses amis. Puis, le Français songea à cette tour en ruines, visitée le jour précédent et qui se trouvait à proximité de l’endroit où ils se trouvaient.
— À la tour ! hurla-t-il.
Ses compagnons avaient compris aussitôt et, tout en continuant à se protéger de leur mieux derrière les boucliers, ils coururent vers l’ancien fortin inca. Malgré la grêle de traits s’abattant autour d’eux, ils y parvinrent tous quatre sans le moindre mal et, aussitôt à l’intérieur de l’enceinte de pierres, ils organisèrent leur défense. En montant sur les énormes moellons, restes de la muraille en grande partie éboulée, ils pouvaient atteindre le faîte de la muraille. Ce faîte, découpé de façon irrégulière, leur offrait des sortes de meurtrières et, en disposant leurs boucliers horizontalement, ils se réservaient des auvents qui les mettraient individuellement à l’abri des traits venus d’en haut.
— Surtout, recommanda Morane, ne faites feu, qu’à coup sûr. Nous devons économiser nos munitions…
Personne ne répondit. Tous les yeux étaient fixés sur la ligne des arbres, d’où les Yaupis devaient sortir pour se lancer à l’assaut de la tour.