Chapitre X
Immobilisés en haut des marches du temple, Morane et ses compagnons scrutaient le rideau des arbres, là-bas au bout de la clairière. Les détonations avaient attiré l’attention des Moronas qui, abandonnant leur préparation, s’étaient dressés eux aussi, marquant des signes d’inquiétude.
— Qui donc a bien pu tirer ces coups de feu ! fit Bob. D’après ce que j’ai entendu dire, les Yaupis ne possèdent pas de carabines. Ils les dédaignent, comme tout ce qui vient des civilisés. D’ailleurs, ils auraient trop de peine, refusant tout contact avec ces civilisés, de s’approvisionner en munitions.
— Les Moronas, eux, ont des Winchester, ne l’oubliez pas, fit-il. Peut-être Ti et ses guerriers nous ont-ils suivis.
— J’en doute fort. Pourquoi l’auraient-ils fait sans nous prévenir ?
— Pourquoi ne pas demander à nos Moronas ce qu’ils en pensent ? dit Bill à son tour.
Bob se dirigea vers le groupe des Jivaros et parlementa un moment avec eux. Quand il revint, son visage paraissait marqué par une nouvelle préoccupation.
— Nos hommes sont formels, fit-il, les Yaupis ne possèdent pas d’armes à feu. Selon eux, il ne peut s’agir non plus de Ti et de ses guerriers.
Il y eut un moment de silence, puis Lil Haston demanda :
— À votre avis, Bob, qui cela peut-il être ? D’autres civilisés ?
Le Français eut un geste vague.
— Il me serait difficile de vous répondre de façon précise. Naturellement, ces coups de feu ont été tirés par quelqu’un. Mais par qui ? Je me demande quels seraient, à part nous, les civilisés assez fous pour s’aventurer dans ce maudit coin…
— Quoi qu’il en soit, fit remarquer Ballantine, cela n’arrange pas les affaires. Souvenez-vous que, quand les trois détonations ont retenti, les tambours s’étaient déjà arrêtés de battre. Les Yaupis ont donc dû être alertés et, avant longtemps, nous aurons toute la tribu sur le dos.
— Tu as raison, Bill, reconnut Morane. Pourtant, nous sommes dans le bain jusqu’au cou. Impossible de revenir en arrière. Le mieux que nous ayons à faire, à mon avis, c’est de nous retrancher ici, dans le temple, pour attendre les événements. Nous possédons des vivres et des munitions et, si les Yaupis se présentent, nous pourrons leur tenir tête…
Comme cette décision était la plus sage, elle fut aussitôt mise à exécution. Le matériel de l’expédition fut amené dans le temple et, avec l’aide des Moronas, des blocs de pierre furent roulés sous le porche de façon à former une sorte de barricade derrière laquelle on pourrait s’embusquer et surveiller l’étendue de la clairière. Les murs cyclopéens de l’édifice formaient une protection suffisante pour que l’on n’ait pas à craindre d’être assaillis par derrière.
Durant tout le temps que dura ce travail de fortification, les Jivaros ne devaient cesser de marquer de la nervosité et, visiblement, ils ne pénétraient qu’avec répugnance à l’intérieur du temple lui-même où, affirmaient-ils, régnait l’esprit des ancêtres.
Grâce à la force colossale de Ballantine, unie à celle des autres membres de l’expédition, la barrière de moellons avait pu être édifiée en moins d’une demi-heure. Aussitôt, carabine au poing, Morane et ses compagnons s’embusquèrent, surveillant la clairière. Leur attente ne fut pas longue. Au but de quelques minutes à peine, Bill poussa Morane du coude, en murmurant :
— Là-bas, commandant… Quelque chose bouge dans les feuillages…
Regardant dans la direction indiquée, Morane ne discerna rien tout d’abord, puis il vit effectivement le feuillage bouger à proximité de l’endroit où débouchait le torrent à sec. Nulle brise ne soufflait et, ailleurs, tout demeurait immobile. Alors, homme ou animal ? Les branchages remuèrent davantage, puis les feuilles s’écartèrent et un homme parut. Ce n’était pas un Indien, mais un civilisé, car il portait des vêtements de toile kaki et des bottes lacées. Sur sa hanche battait un revolver.
L’inconnu devait être blessé, car il se traînait plus qu’il ne marchait. À chaque pas, il s’immobilisait, comme si l’effort qu’il avait dû fournir était trop violent. Ensuite, il avançait à nouveau l’autre pied, tel un robot. Et, soudain, il se mit à courir à la façon d’un dératé en poussant des cris sans suite. Arrivé au centre de la clairière, il plongea brusquement en avant, roula sur lui-même et demeura immobile, la face contre terre.
*
* *
Un long moment de stupeur avait succédé à la chute de l’inconnu. Le premier, Morane réagit. Il se dressa et s’élança par-dessus le rempart de moellons.
— Prenez garde, commandant, cria Ballantine. Peut-être est-ce un piège…
Mais Bob ne l’écoutait pas et courait vers l’homme. Arrivé près de lui, il se baissa et le retourna sur le dos. C’était un métis et, aussitôt, Morane eut l’impression de l’avoir déjà rencontré quelque part. Il n’eut cependant pas le loisir de s’interroger à ce sujet, car l’homme avait ouvert les yeux. Des yeux qui, déjà, ne regardaient plus tout à fait dans ce monde.
— Où êtes-vous blessé ? interrogea Bob.
— À la jambe, répondit le métis. Curare…
Bob se tourna vers Lil Haston qui, en compagnie de Ballantine, était venue le rejoindre.
— Vite, Lil, jeta-t-il, apportez le sel…
C’était à la cuisse gauche que l’homme avait été touché par une fléchette semblable à celle qui, tout à l’heure, avait frappé Morane. La blessure en elle-même n’était qu’une éraflure, mais c’était par elle cependant que le terrible poison végétal avait pénétré dans l’organisme du malheureux.
Déjà, Bob avait fendu la jambe du pantalon et, tandis que Ballantine, à l’aide de la ceinture du blessé, confectionnait un garrot, il incisa rapidement la plaie. Quand la lame avait mordu sa chair, l’homme s’était redressé. Son regard déjà se voilait.
— Trop tard, murmura-t-il. Prenez garde… Yaupis…
Son corps se cabra soudain, comme sous l’effet d’une violente décharge électrique, pour retomber en arrière et ne plus bouger. Morane souleva une des paupières de l’homme, puis il se tourna vers Lil, qui arrivait avec la boîte de sel.
— Inutile, petite fille. Ce n’est pas avec du sel que l’on pourra réveiller un mort. Il aurait fallu intervenir plus tôt…
Du menton, Ballantine désigna le défunt.
— À votre avis, commandant, qui cela peut-il bien être ?…
Sans répondre, Morane se mit à fouiller les poches du mort, mais sans rien y découvrir de propre à le renseigner sur son identité. Pendant un moment, Bob considéra le visage clos.
— Peut-être me trompé-je, dit-il, mais j’ai l’impression d’avoir déjà vu cette tête quelque part.
— Sans doute n’est-ce qu’une impression, fit Ballantine. Ce que je voudrais bien savoir, c’est comment il est venu se perdre dans ces parages. La sierra Esmeralda n’a rien d’un boulevard…
Bob eut un geste vague.
— Je n’en sais pas plus que toi à ce sujet, Bill. Sans doute a-t-il été attaqué non loin d’ici par les Yaupis et est-ce lui qui a tiré les coups de feu entendus tout à l’heure. Probablement aura-t-il réussi à abattre ses agresseurs, mais lui-même aura été blessé et il se sera traîné jusqu’ici… Une chose est certaine, c’est qu’il y a des Yaupis dans les environs et qu’il vaut mieux nous mettre à l’abri. D’après ma propre expérience, le sel, à condition d’être employé immédiatement, paraît efficace contre le curare. Ce n’est cependant pas une raison pour s’exposer inutilement aux flèches des Yaupis…
Lil désigna le corps du métis.
— Qu’allons-nous faire de lui ?
Morane haussa les épaules. Son visage s’était durci, ferme.
— Que voulez-vous que nous en fassions ? Rien ne pourrait plus le toucher… L’enterrer peut-être… Il faudrait élever par-dessus sa tombe un tumulus de pierre, sinon les bêtes viendraient le déterrer au cours de la nuit, et nous n’avons pas le loisir de jouer les entrepreneurs de pompes funèbres avec les Yaupis qui rôdent autour de nous.
En silence, les trois Blancs regagnèrent le temple, suivis des Moronas, et allèrent s’embusquer à nouveau derrière le rempart de moellons. Le reste de la journée s’écoula sans incidents. Pourtant, à la tombée du soir, les auxiliaires jivaros commencèrent à donner des signes d’inquiétude. Interrogés par Morane, ils déclarèrent qu’ils appréhendaient de devoir passer la nuit dans le temple dans la crainte des mauvais esprits. Il fut donc décidé que les Indiens camperaient au-dehors, tandis que Morane, Lil et Ballantine demeureraient dans le sanctuaire.
Bob avait suffisamment entendu parler de la superstition des Jivaros pour supposer que les Yaupis n’attaqueraient pas la nuit. En général, passé le crépuscule, ils se terrent, car ils redoutent par-dessus tout les fantômes nocturnes.
— Malgré cela, fit Bob, nous allons instituer un tour de garde. Bill veillera le premier, puis ce sera mon tour. Vous, Lil, vous dormirez. Les événements de ces derniers jours ont dû vous éprouver, et vous avez besoin de repos.
La jeune Américaine se cabra.
— Pourquoi dormirais-je alors que vous veillez ? Vous avez accepté de risquer vos vies à seule fin de me protéger, et je vous abandonnerais toutes les charges de l’entreprise ?
Longuement, Morane contempla le beau visage à la peau lisse, aux yeux lumineux, sur lequel cependant on remarquait à présent des traces de lassitude : ce pli vertical au front, cette marque bleuâtre sous les paupières. Bob savait cependant qu’il ne faut jamais repousser les efforts de quelqu’un sous peine de le décevoir. De toute façon, dès que Lil serait endormie, il dépendrait de Bill et de lui de la réveiller ou non.
— Ce sera comme vous voudrez, petite fille, dit-il. Bill prendra le premier quart, moi le second et vous le troisième, je doute que les Yaupis attaquent cette nuit, mais nous dormirons malgré tout les armes à portée de la main.
Les Moronas avaient déjà quitté le temple pour aller s’installer au sommet d’une petite butte, au centre de la clairière. Bill et Morane accrochèrent de leur mieux les hamacs aux murs du sanctuaire, puis on confectionna le repas du soir sur un feu allumé à même les dalles, l’ouverture du plafond effondré servant à l’évacuation de la fumée.
Une fois leur frugal dîner avalé, les deux hommes et la jeune fille vérifièrent leurs armes. La nuit était tombée et, aussi, la lassitude sur chacun. Lil et Bob allèrent s’étendre dans leurs hamacs, tandis que Ballantine allait s’installer, la carabine sous le bras, derrière la barricade de moellons. Cinq minutes plus tard, au souffle régulier de Morane et de la jeune fille, l’Écossais comprit qu’il demeurait seul éveillé et que c’était de lui que dépendait momentanément la sauvegarde de ses compagnons.