Chapitre XIV

Bob Morane était revenu lentement en direction du temple. À son allure, ses compagnons comprirent que quelque chose de grave s’était produit.

— Que se passe-t-il ? interrogea Lil.

— Les Moronas, répondit Bob d’une voix sourde. Ils ont été massacrés par les Yaupis au cours de la nuit, et décapités ensuite.

Une expression de tristesse horrifiée se peignit sur le visage de la jeune fille.

— Pauvres diables, murmura-t-elle. Et c’est un peu à cause de nous qu’ils sont morts…

— Ils nous ont accompagnés dans l’espoir de couper des têtes, petite fille, ne l’oubliez pas, fit Morane doucement. Et n’est-il pas écrit que celui qui se sert de l’épée périra par l’épée ?

Mais, au fond de lui-même, Morane ne faisait pas montre de la même indifférence. Il se sentait saisi d’une grande pitié pour ces hommes primitifs qui, sans cesse au cours du voyage, s’étaient montrés des auxiliaires dévoués.

— Si je comprends bien, fit le colonel Haston, notre seul espoir d’envoyer un émissaire au chef des Moronas s’est envolé…

Bob eut un signe de tête affirmatif.

— Oui, colonel, notre seul espoir…

Un rugissement, échappé à Ballantine, retentit.

— Il ne vous reste plus qu’à vous rallier à mon avis : foncer en direction du rio en mitraillant tout ce qui se dressera sur notre chemin…

Un long moment, les prisonniers du temple perdu demeurèrent silencieux. Finalement, le colonel Haston parla.

— Je crois en effet qu’il nous faudra nous résigner à faire comme dit votre ami, fit-il à l’adresse de Morane. Autant risquer de périr les armes à la main que demeurer ici, dans une attente pire que la mort…

Les regards de Bob se portèrent en direction de Lil. S’il n’y avait pas eu la jeune fille, il n’aurait pas hésité un seul instant, mais il se sentait au bord de la panique à la seule pensée qu’elle pouvait tomber sous les coups des réducteurs de têtes. Bob savait qu’Haston éprouvait des sentiments pareils aux siens, mais qu’il les dissimulait pour ne penser qu’au salut commun.

Lil avait surpris le regard de Morane. Elle posa la main sur son bras.

— Soyez tranquille, Bob, je saurai me défendre. Je n’ai pas peur, sinon je ne serais pas digne de mon père.

La décision du Français fut soudain prise.

— Nous allons risquer le coup, dit-il, mais non sans mettre toutes les chances de notre côté. À l’aide d’herbes sèches et de branches, nous allons confectionner quatre grands boucliers qui nous serviront à nous protéger contre les fléchettes empoisonnées au curare. Je marcherai en avant et Lil très près derrière moi. Toi, Bill, tu te placeras à la gauche de Lil et vous, colonel, à sa droite, de façon à l’encadrer complètement. Nous disposerons nos boucliers de manière à laisser le moins d’espace possible entre eux.

— Tant que nous suivrons le cours du torrent ou traverserons les marais, cela pourra aller, fit remarquer Ballantine. Mais, ensuite, dans la forêt, ce sera la croix et la bannière pour avancer avec cet attirail.

— Je le sais, reconnut Morane, mais nous n’avons pas le choix, et comme nous ne disposons pas d’un char d’assaut de soixante-dix tonnes, il nous faudra nous contenter de ces boucliers primitifs.

— Et l’Idole verte ? interrogea le colonel Haston.

— Je crains qu’il ne nous faille l’abandonner, colonel.

Ballantine sembla littéralement exploser.

— L’abandonner ?… Mais vous ne vous rendez pas compte, commandant ! Après tout ce que nous avons souffert ? Cette fichue idole est là, à notre portée, et nous la laisserions ?…

Haston se joignit au géant pour marquer sa désapprobation à la décision de Morane.

— Pendant cinq années, dit-il, j’ai souffert ici, à attendre l’occasion de pouvoir regagner la civilisation. Toutes ces souffrances, je les dois à l’Idole verte, et je l’abandonnerais à présent. Jamais, vous m’entendez, commandant Morane… Jamais…

Sans perdre son calme, Morane s’efforça de convaincre ses interlocuteurs. Il n’ignorait pas qu’en ce qui concernait Ballantine, il n’aurait aucune peine de ce côté. Avec le colonel Haston il en irait peut-être différemment. Aussi fût-ce à l’explorateur qu’il s’adressa.

— Laissez-moi faire appel à votre bon sens, colonel. Je sais que vous avez souffert pendant des années. Pourtant, il ne s’agit plus à présent de l’Idole verte, mais de sauver nos vies. Nous sommes quatre et, pour réussir dans notre entreprise, il nous faudra emporter des munitions et des vivres. Même Lil devra traîner son fardeau. Si l’un de nous se chargeait de l’idole, il devrait renoncer à porter autant de kilos de munitions et de vivres. Ce manque pourrait tôt ou tard causer notre perte à tous…

— Bob a raison, père, intervint Lil. Cette maudite Idole verte est la cause de tous nos ennuis. Si nous devons l’abandonner pour nous sauver, il n’y a pas à hésiter…

— D’autant plus, dit encore Morane, que l’idole demeurera en sécurité dans la crypte. Maintenant que vous savez de façon précise où elle se trouve, vous pourrez revenir la chercher plus tard. Avec un hélicoptère et quelques compagnons bien armés, vous n’aurez aucune peine à y parvenir sans risques, ou presque…

Ce dernier argument parut convaincre Haston.

— Soit, commandant Morane, je n’insisterai pas. Tout compte fait, votre décision me paraît raisonnable et, puisque notre salut dépend de son application…

Une brusque fébrilité s’empara de Morane. Maintenant que le moment de l’action était venu, il ne tenait plus en place.

— Tout ce qui nous reste à faire à présent, dit-il, c’est préparer nos boucliers. Ensuite, en avant pour la grande aventure !…

*
* *

Les herbes et les branchages abondaient aux abords du temple, et il ne fallut guère plus d’une heure pour confectionner quatre grands boucliers et répartir les charges.

La matinée n’était pas encore trop avancée quand les trois hommes et la jeune fille quittèrent le temple après que la crypte eût été refermée. Comme il avait été prévu, Morane marchait en tête, avec Lil directement sur ses talons, tandis que Ballantine et Haston s’étaient placés respectivement à la gauche et à la droite de la jeune fille. De la main gauche, Bob tenait le bouclier, heureusement fort léger, devant lui et, dans son poing droit il serrait la crosse de son revolver, tandis que sa carabine, difficilement maniable d’une seule main, était passée en bandoulière. Tels quels, les membres de la petite troupe faisaient songer à ces combattants du moyen âge qui s’avançaient à l’assaut des murs d’une citadelle protégés par leurs grands boucliers quadrangulaires.

En passant à proximité de la butte au sommet de laquelle les Moronas avaient été massacrés, les fuyards se rendirent compte du sort final qui les attendaient s’ils tombaient sous les coups des Yaupis, en voyant le grouillement des urubus acharnés sur les dépouilles des malheureuses victimes.

Tout en avançant, Morane serrait les poings sur la poignée du bouclier et sur la crosse de son revolver. Il savait que la protection qu’il avait imaginée n’aurait qu’une efficacité relative face aux attaques des Indiens. Elle préserverait sans doute contre les fléchettes empoisonnées mais, si les Yaupis attaquaient en masse, il faudrait alors se défendre à coups de revolver.

Coupant en droite ligne à travers la clairière, les fuyards se dirigeaient vers le lit du torrent à sec. À part les claquements secs des ailes des vautours se disputant leur pâture, aucun bruit ne retentissait.

— Les Yaupis auraient-ils décidé de nous laisser en paix ? interrogea Ballantine.

— Mieux vaut ne pas compter là-dessus, Bill, fit Morane. Quand ils ont été alertés par les coups de feu tirés par cet inconnu, ils se préparaient, excités par le battement des tunduhis, à attaquer les Moronas. Cela m’étonnerait fort que leur ardeur guerrière se soit émoussée aussi rapidement.

Ils étaient parvenus au bord du torrent et s’arrêtèrent pour scruter les environs. Ni à la lisière de la forêt, ni dans le lit du torrent lui-même, la moindre présence humaine ne se manifestait.

— Je crois que nous pouvons y aller, jeta Morane d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme. Et n’oubliez pas, à la moindre alerte, nous formons le carré pour, protégés derrière nos boucliers, repousser l’agresseur à coups de revolver.

C’est alors que, de derrière un proche bouquet de plantes épineuses, une voix retentit.

— Cette précaution me paraît inutile, señores. Nous vous tenons sous la menace de nos carabines et, au moindre geste suspect de votre part, nous n’hésiterons pas à vous abattre tous les quatre. En ce qui nous concerne, vos vies ne pèsent pas lourd comparées à l’Idole verte…