Chapitre I

Bob Morane se laissa tomber assis sur l’étroit lit métallique dont le sommier grinça. Par trois fois, il peigna ses cheveux coupés en brosse de sa main droite aux doigts écartés, puis il se mit à délacer posément ses bottes, tout en disant :

— Mon vieux Bill, à celui qui me parlera encore de l’Amazone et de ses dangers, de ses fauves, de ses serpents, je me contenterai de lui rire au nez en le traitant de raconteur d’histoires à dormir debout.

Le géant roux, à la carrure de gorille et au front de taureau, qui se tenait assis sur le lit d’en face, poussa un ricanement ressemblant au cri du lion en chasse.

— Qu’on ne m’en parle plus davantage, commandant. L'Amazone, c’est beaucoup d’eau, de boues, avec des arbres de chaque côté… J’oubliais le soleil. Ma cervelle en est cuite et recuite et, assurément, si on y ajoutait un peu de beurre noir, elle ferait un plat très acceptable…

Bien sûr, les deux hommes savaient que l’Amazone c’était autre chose que cela, que derrière ses rives tapissées de forêts et de savanes se dissimulaient des terres monstrueuses, empire du venin et de la mort. Pourtant, Morane et Ballantine venaient d’accomplir un long voyage jusqu’à Iquitos, où ils se trouvaient pour le moment, en remontant tout l’Amazone depuis Belem à bord d’un vapeur. Quelque trois mille kilomètres d’une navigation monotone, entrecoupée par des escales plus monotones encore où, seul, leur travail les distrayait d’un ennui sans borne. Envoyé en Amérique du Sud par le grand magazine Reflets afin d’y faire une série de reportages et un film sur le plus grand fleuve du monde, Bob Morane s’était tout naturellement adjoint comme aide son vieux compagnon d’aventure, l’Écossais Bill Ballantine. Arrivés à Iquitos depuis une heure à peine, les deux hommes, au terme de ce long et mortel voyage, s’étaient retrouvés avec soulagement dans cette chambre de l’hôtel « Amazonas », où ils comptaient se reposer un peu de leurs fatigues pour, ensuite, repartir, en pirogue cette fois, afin d’accomplir la dernière partie de leur mission sur les rios du haut fleuve, repaires des indiens bravos, des jaguars et des boas géants.

Après s’être copieusement douchés, rasés et avoir endossé des vêtements secs, les deux amis gagnèrent le restaurant, où une grande hélice de bois, mue par un moteur grinçant, tentait de remuer l’air lourd et étouffant. Ils s’assirent un peu à l’écart et commandèrent un repas composé de venaison, de riz, de tomates et de piments frits, le tout arrosé de grandes rasades de Coca-Cola au citron. Ils en étaient aux goyaves confites du dessert, quand une jeune fille pénétra dans la salle à manger. Elle pouvait avoir une vingtaine d’années et, autour de son visage étroit, éclairé par de longs yeux verts, ses cheveux formaient comme une mousse d’or fin. Elle portait avec une élégance digne d’un mannequin de haute couture un complet de toile kaki, pantalon et veste à grandes poches qui, sur toute autre, n’aurait eu la moindre grâce. Selon toute évidence, elle était américaine, et sa présence en ces lieux était aussi incongrue que celle d’un bison furieux dans une salle de bal.

— Que vient faire ici cette charmante enfant ? fit Ballantine. Qu’allons-nous devenir si les jeunes filles de la haute société bostonienne se mettent à fréquenter le Haut-Amazone ?…

L’Écossais s’interrompit un instant, puis il dit avec un haussement d’épaules résigné :

— Après tout, qui sait, peut-être Iquitos est-il en train de devenir un endroit snob et un de ces jours verrons-nous de gracieuses jouvencelles faire du ski nautique sur le fleuve…

Bob Morane laissait son compagnon parler, se contentant de considérer la nouvelle venue dont la présence en ce lieu l’étonnait lui aussi.

L’inconnue s’était approchée du grand comptoir pour échanger quelques mots avec le barman au teint olivâtre aux moustaches de conquistador. Le barman lui désigna du doigt une table à laquelle se tenaient deux hommes, des métis brésiliens vêtus de chemises à carreaux. La jeune fille rejoignit les deux individus, qui se levèrent pour l’accueillir, puis le trio se rassit et se lança dans une conversation animée.

« Sans doute s’agit-il de quelque jeune touriste dorée sur tranche cherchant des guides pour faire une petite promenade sur l’Ucayali ou le Marañon », pensa Morane. Détournant son attention, il s’occupa de nouveau de ses goyaves confites.

Quelques minutes s’écoulèrent, et Bob et l’Écossais venaient d’en terminer avec leur dessert, quand leur attention fut attirée par des éclats de voix venant de la table où se trouvait la jeune fille. Celle-ci s’était levée, le visage rose de colère, tandis que les deux métis, qui étaient demeurés assis, riaient en se moquant visiblement d’elle.

Sous la table, Morane remua les pieds, et il repoussa son assiette. Déjà, la lourde main de Bill s’était posée sur son bras.

— Ne vous en mêlez pas, commandant. Cela ne me paraît pas tellement grave, et nous risquons de nous attirer des ennuis…

Mais Bob ne semblait pas écouter son ami. Emporté par son esprit chevaleresque, il se leva et rejoignit le trio. Il s’inclina légèrement devant la jeune fille.

— Puis-je vous être utile, mademoiselle ?

Il avait parlé anglais, et ce fut dans cette même langue, avec un accent grasseyant et fort approximatif que le plus grand des deux hommes lui répondit :

— Lui être utile, senhor gringo ? Bien sûr que vous pouvez lui être utile… si vous tenez à aller vous faire réduire la tête en sa compagnie chez les Jivaros. Si vous êtes aussi fou qu’elle, à votre guise…

— Il n’est pas question de savoir qui est le plus fou, dit Bob d’une voix un peu brève, mais de savoir si oui ou non vous êtes des malotrus. Il n’est guère poli de se moquer d’une dame…

Le plus grand des deux Brésiliens se leva.

— Nous ne sommes pas ici pour recevoir des leçons de politesse de la part d’un gringo, fit-il d’une voix mauvaise.

— Et si je voulais vous donner malgré tout cette leçon de politesse ? interrogea Bob.

La conversation menaçait de s’envenimer, quand Bill Ballantine vint se ranger auprès de son ami. La présence du géant changea soudain les dispositions belliqueuses des deux métis. Ils s’écartèrent de la table et s’éloignèrent. Avant de quitter la salle, le plus grand se retourna cependant et dit encore en ricanant :

— Si vous voulez à tout prix jouer les chevaliers servants de la demoiselle, senhores, pourquoi ne l’accompagneriez-vous pas sur le rio Pastaza ? Nous aurons bien du plaisir à racheter vos têtes, réduites à la grosseur du poing, quand les Jivaros Yaupis auront décidé d’enterrer la hache de guerre…

Sans se préoccuper des réactions diverses des clients du restaurant, Bob Morane haussa les épaules et se tourna vers la jeune fille.

— Mon nom est Robert Morane, dit-il. Si je puis vous être utile à quelque chose…

La surprise se peignit sur les traits de l’inconnue.

— Seriez-vous par hasard le célèbre commandant Morane ?

Bob sourit avec modestie.

— Célèbre, Miss ! Le mot est de trop… Mais, si vous désirez absolument le savoir, je suis en effet le commandant Morane.

Une expression de joie se marquait à présent sur les traits purs et lisses de la jeune fille. Elle tendit au Français une main aux doigts fuselés que Bob serra.

— Ravie de vous connaître, commandant, fit-elle. J’ai entendu parler de vous, de vos aventures, mais je ne croyais jamais qu’un bienheureux hasard me mettrait sur votre chemin.

— Pourquoi bienheureux, Miss ?

— Vous le saurez bientôt, commandant, si vous voulez bien m’accorder quelques minutes d’entretien, bien sûr. Mais laissez-moi me présenter à mon tour. Je m’appelle Lil Haston et…

Morane sursauta.

— Lil Haston ? interrompit-il. Seriez-vous parente du célèbre colonel Haston ?

La jeune Américaine eut un signe de tête affirmatif.

— Je suis sa fille, dit-elle simplement.

Morane et Bill échangèrent un regard à la fois contrit et inquiet. Ils savaient qu’une fois de plus, avec ce nom de Haston, les ennuis se précipiteraient en rangs serrés à leur rencontre…

*
* *

Lil Haston, Bob Morane et Bill Ballantine se trouvaient assis à présent à la table de ces deux derniers. La jeune fille avait raconté l’histoire de son père, le célèbre explorateur américain Douglas Haston, disparu cinq années plus tôt à la frontière du Brésil et de l’Équateur. Certes, l’ensemble de cette aventure, dont les journaux du monde entier avaient parlé, était connu de Bob et de son compagnon, mais certains détails leur échappaient, et ils avaient écouté Lil sans l’interrompre.

Le colonel Douglas Haston, une dizaine d’années plus tôt, alors qu’il explorait le Haut-Marañon pour le compte d’une société de géographie, avait découvert une vieille tombe contenant les restes, momifiés à la manière indienne, d’un moine espagnol nommé Ribera. Ce moine, qui avait vécu à l’époque de la conquête, s’était fait enterrer avec un étui d’or soigneusement scellé et renfermant un parchemin écrit de sa main. Ayant trouvé cet étui d’or et ce parchemin, Haston avait appris que, s’il fallait en croire Ribera, un prêtre inca du temple de Cuzco avait, lors de l’approche des conquistadores, fui vers l’ouest en emportant ses trésors. Ce prêtre, nommé Uaray, avait ainsi atteint le rio Urubamba qu’il avait descendu avec ses hommes à bord de pirogues. Il avait descendu ensuite l’Ucayali et atteint l’Amazone. Remontant le Marañon, puis le rio Pastaza, il avait gagné une sierra perdue et couverte de forêts vierges, en plein pays des Indiens réducteurs de têtes. Là, en forçant les Jivaros à travailler comme des esclaves, Uaray avait fait édifier un temple dédié au Soleil, mais où était adorée également, dans une crypte secrète, sa propre effigie, haute de cinquante centimètres environ et recouverte complètement d’émeraudes si soigneusement polies et assemblées qu’elle paraissait elle-même avoir été taillée tout entière dans une gigantesque pierre précieuse. C’était par un Inca, compagnon de Uaray, que le moine Ribera avait connu cette histoire. Par la suite, il avait tenté de découvrir le temple perdu, mais il en avait été empêché par l’hostilité des réducteurs de têtes.

Durant plusieurs années, à la suite de la découverte du parchemin, le colonel Haston avait enquêté à travers tout le Haut-Amazone pour tenter d’obtenir des renseignements complémentaires sur le temple et sa précieuse idole verte. Finalement, il acquit la certitude que, si le temple existait, il devait se situer dans des collines interdites portant le nom évocateur de sierra Esmeralda, c’est-à-dire montagnes d’Émeraude. Ces sierras étaient entourées par des tribus hostiles de Jivaros Yaupis qui, pour des raisons mystérieuses, en interdisaient l’approche. Haston avait alors monté une expédition et était parti sur le rio Pastaza, en direction de la sierra Esmeralda. Depuis, on n’avait plus entendu parler de lui et tous les efforts pour le retrouver, lui et ses compagnons, avaient été vains, surtout que, sans cesse, les expéditions de secours avaient dû se heurter à l’hostilité des Yaupis. Finalement, dans la certitude que Haston était mort et que plus rien ne pouvait être tenté, on avait renoncé aux recherches.

Morane et Ballantine avaient écouté silencieusement la jeune fille.

Quand elle eut terminé, Bob releva la tête.

— Si je comprends bien, Miss, vous êtes ici dans le but de partir à la recherche de votre père ?

Lil Haston eut un signe affirmatif.

— Oui, dit-elle. Je viens d’avoir vingt et un ans et ma tante, en mourant voilà deux ans, m’a laissé toute sa fortune, dont je puis à présent user à ma guise. Je n’aurai de cesse avant d’avoir retrouvé mon père, s’il vit encore, ou du moins sa dépouille.

Morane ne répondit pas tout de suite. En lui-même, il ne pouvait s’empêcher d’admirer cette fille, belle et riche, qui, au lieu de s’abandonner aux futilités de la vie mondaine, ne pensait qu’à accomplir un devoir filial.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, dit-il finalement, les deux individus auxquels vous causiez il y a quelques minutes devaient vous servir de guides…

— Ils le devaient, en effet, mais en apprenant qu’il s’agissait de partir à la recherche du colonel Haston, ils m’ont traitée de folle et, comme j’insistais, ils m’ont insultée. Heureusement, vous et votre ami êtes intervenus…

— Ces hommes ont eu tort de vous insulter, bien sûr, fit Bob, mais pourtant, il y avait du vrai dans ce qu’ils disaient. C’est une folie de vouloir pénétrer dans la sierra Esmeralda. J’ai entendu parler des Yaupis. Ce sont les plus redoutables des Jivaros, et ils sont en guerre aussi bien avec les Indiens des tribus voisines qu’avec les Blancs. Tenter de franchir la limite de leur territoire équivaudrait à un suicide, ou presque…

— Je le sais, répondit la jeune fille en secouant avec entêtement sa chevelure couleur de miel, mais je venais d’avoir seize ans quand mon père disparut, me laissant orpheline, et depuis j’ai vécu dans l’espoir de le retrouver un jour. Ma majorité me permet, en me donnant l’indépendance vis-à-vis de toute tutelle, de partir enfin à sa recherche, et rien ne m’arrêtera, même pas la menace de la mort…

Une fois encore, Bob Morane ne put s’empêcher de se sentir saisi d’admiration pour la jeune fille et pour la froide détermination dont elle faisait preuve.

— En admettant que vous partiez réellement à la recherche de votre père, dit-il, comment croyez-vous réussir, à travers la forêt, à retrouver sa trace ? S’il a laissé une piste quelconque, elle doit être effacée au bout de cinq années…

— Avant de partir, expliqua Lil Haston, mon père avait établi sur la carte un itinéraire très précis, avec des points de repère. Je me propose de suivre cet itinéraire jusqu’au point où, selon lui, devaient se trouver les ruines du temple perdu…

Une grimace se marqua sur les traits bronzés de Morane.

— Vous ne doutez pas, j’espère, qu’il s’agira là d’une entreprise hasardeuse. Avant d’atteindre le cœur de la sierra Esmeralda, il vous faudra traverser des territoires occupés par des tribus Jivaros plus ou moins hostiles. Si vous réussissez à passer, il y aura les Yaupis pour couronner le tout et, d’après ce que j’ai entendu dire, ce ne sont pas particulièrement des enfants de chœur…

— Je le sais, commandant Morane, mais je vous ai dit que rien ne m’arrêterait. Pour ce qui est des Yaupis, nous verrons plus tard. Tout ce qui compte pour l’instant, c’est de trouver des compagnons qui accepteraient de partager avec moi les risques de l’aventure…

— Pour aller droit au but, intervint Ballantine, maintenant que les deux Brésiliens ont refusé, vous comptez sans doute sur nous pour vous accompagner ?

La question était brutale, un peu trop au goût de Morane, qui désapprouvait la brusquerie de son ami, mais elle ne devait cependant pas prendre la jeune fille au dépourvu. Elle se tourna vers Bob et dit, d’une voix pleine de confiance :

— Quand vous vous êtes présenté à moi, tout à l’heure, commandant Morane, j’ai compris que tout pouvait encore s’arranger. Je devine en effet que vous n’êtes pas ici, à Iquitos, en simple promenade de santé. Qui mieux en effet que le célèbre commandant Morane, héros de tant d’épopées périlleuses, pourrait m’aider à retrouver mon père ?

Dans les paroles de Lil Haston, il n’y avait pas la moindre intention de flatterie, mais seulement une sorte de confiance naïve mêlée d’allégresse. Certes, cette confiance honorait Morane mais, à son grand regret, il sentait la nécessité de la décevoir. En effet, s’il acceptait d’accompagner la jeune fille, Bill le suivrait et il ne voulait pas, en plus de sa propre existence, engager celle de son ami, d’autant plus qu’il avait la conviction que le colonel Haston était mort, massacré par les coupeurs de têtes. Il décida donc de se montrer dur vis-à-vis de la jeune fille, de ne pas ménager ses paroles.

— Pour que nous puissions retrouver votre père, il faudrait qu’il soit encore vivant et je connais trop bien la forêt vierge pour le croire. Le colonel est mort, tué par les Jivaros, et en vous refusant mon concours, il est certain que je vous empêcherai en même temps de commettre une folie, de courir à un trépas certain…

À peine Bob avait-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Lil s’était cabrée, son visage se durcit et elle dit d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme :

— Je ne puis vous obliger à me suivre, bien sûr, commandant Morane. Mon père est peut-être mort, mais depuis cinq ans, je me suis promise de tenter l’impossible. Vous m’entendez bien : L’IMPOSSIBLE. Si personne ne veut m’accompagner, je partirai seule. Si je dois mourir, je mourrai au moins comme est mort mon père, et en montrant le même courage qu’il a dû montrer…

Des larmes avaient jailli des yeux de la jeune fille. Bob, devant ce brusque désarroi, échangea un long regard avec Ballantine. Ce dernier haussa les épaules avec lassitude, à la façon de quelqu’un qui se rend. Alors, par-dessus la table, Morane tendit la main et saisit celle de Lil Haston.

— Ne pleurez pas, petite fille, dit-il. J’ai toujours détesté voir se rougir de beaux yeux comme les vôtres. Vous avez gagné la partie. Nous vous accompagnerons, Bill et moi. Après tout, voilà bien longtemps que j’ai conçu le projet d’aller me faire réduire la tête par les Jivaros…