Chapitre XVII

Un court silence avait succédé aux dernières paroles de Morane. Puis la voix de Bill Ballantine s’éleva, admirative.

— Commandant, vous êtes un génie !

Le géant se tourna vers le colonel Haston, pour demander :

— Croyez-vous que, si les Yaupis nous voyaient toucher l’idole, votre fille, le commandant et moi, nous deviendrions réellement pareils à des demi-dieux ?

— Pour les Yaupis tout au moins, répondit l’explorateur avec un sourire. Oui, je le crois. Cela s’est passé de cette façon pour moi. Aucune raison pour qu’il en soit autrement en ce qui vous concerne…

Ballantine se tourna à nouveau vers Morane, pour répéter, d’une voix plus admirative encore :

— Commandant, vous êtes un génie !

D’un geste de la main, Bob calma l’enthousiasme de son ami.

— Ne nous emballons pas, Bill. Ne nous emballons pas… Ne prévoyant pas l’usage que nous comptons en faire, nous avons laissé l’Idole verte dans la crypte. Avant de pouvoir mettre notre plan à exécution, il nous faudra donc aller l’y prendre.

— C’est-à-dire, fit Lil, que nous allons devoir traverser la clairière malgré les Yaupis, qui bien entendu feront l’impossible pour nous interdire l’accès du temple.

— J’irai seul, dit Morane, et je ramènerai l’idole…

— Pourquoi vous, commandant ? demanda Ballantine. Je pourrais aussi bien remplir cette mission dangereuse.

— Je n’en doute pas, Bill. Si ta force vaut celle de dix hommes, tu n’es cependant pas aussi rapide à la course que je le suis. Voilà pourquoi il faut que ce soit moi qui tente d’atteindre le temple. Si le colonel veut me dire comment on pénètre dans la crypte…

Haston hésita un instant. Finalement, il parut se décider.

— Il vous suffira de glisser une lame de poignard entre le premier et le second moellon, à l’angle inférieur gauche du socle de l’autel. En poussant fort, vous ferez jouer un levier, qui mettra en branle une série de contrepoids, et la colonne pivotera sur elle-même…

De la main gauche, Morane s’assura que son couteau de chasse se trouvait toujours bien fixé à sa taille. Ensuite, il déposa sa carabine contre la muraille et se tourna vers Ballantine.

— Passe-moi ton revolver, Bill. Je pourrais en avoir besoin…

Il glissa l’arme que lui tendait l’Écossais dans sa ceinture et tira son propre revolver. De la main gauche, il récupéra son bouclier, et se dirigea vers l’ouverture de la redoute, tout en recommandant à ses amis de le couvrir de leurs carabines si cela s’avérait nécessaire.

Aussitôt, il se coula au-dehors et, à demi courbé, se mit à courir en direction du temple. Il avait à peine parcouru une centaine de mètres, quand une vingtaine de Jivaros se dressèrent entre lui et le sanctuaire. Tandis qu’ils venaient en marchant à sa rencontre, Bob, bien protégé par son bouclier, continua à courir vers eux. Ce fut seulement quand il n’en fut plus qu’à une trentaine de mètres que les premiers javelots sifflèrent dans sa direction. Quelques-uns s’enfoncèrent dans l’épaisseur du bouclier et les autres se perdirent. Rapidement, Bob mit un genou en terre et ouvrit le feu avec son revolver. Deux Yaupis tombèrent et les autres se déployèrent en un large arc de cercle pour, aussitôt, se précipiter en poussant des grands cris, vers leur adversaire. Bob abattit encore les deux guerriers du centre. En lui-même il pensait :

« Mais qu’attendent donc les autres pour ouvrir le feu ? »

À ce moment, Ballantine, Lil et le colonel Haston se mirent à tirer, visant eux aussi les guerriers occupant le centre de l’arc. Plusieurs Jivaros tombèrent. Morane en abattit deux autres encore puis, glissant son revolver vide dans son étui et tirant celui de Bill, il bondit dans la brèche ainsi ouverte. Plusieurs flèches et javelots le manquèrent de peu, mais il allait avec la vitesse d’un champion olympique et eut bientôt dépassé la ligne mouvante de ses ennemis. En quelques bonds, il atteignit les premières marches du temple. Alors, il fit face aux Yaupis s’avançant vers lui et se mit à monter les degrés à reculons. Il tira plusieurs coups de feu, mais sans viser cette fois. Tout ce qu’il voulait, c’était tenir ses adversaires en respect, quand il eut atteint l’entrée du temple, il rejeta son bouclier et se précipita à l’intérieur. Une sagaie siffla à son oreille et alla ricocher contre une grande statue de dieu en pierre. Mû par une sorte d’instinct, Morane plongea en avant, roula sur lui-même en une chute avant de judo et se retrouva à demi caché par la statue. Deux Yaupis, plus téméraires sans doute que les autres, avaient pénétré à sa suite dans le sanctuaire. L’un d’eux porta à ses lèvres la longue sarbacane qu’il tenait à la main, mais il n’eut pas le temps d’en faire usage. Une balle, tirée par le Français, le coucha sur les dalles. Le second guerrier, saisi soudain par un accès de terreur superstitieuse, jeta sa lance et, tournant les talons, se précipita hors du temple en hurlant.

Sans attendre, Bob se précipita vers l’autel et, tirant son couteau de chasse, en enfonça la lame verticalement entre le premier et le second moellon, à l’angle inférieur gauche du socle. À trois reprises, il poussa de toute sa force et, finalement, la lame s’enfonça jusqu’à la garde, il y eut un bref déclic, puis un bruit sourd qui semblait produit par la chute d’un objet lourd. Presque aussitôt, comme l’avait dit le colonel Haston, la colonne supportant le disque de quartz pivota lentement sur elle-même. Tirant de sa poche la petite lampe électrique qui ne le quittait jamais, Morane se hissa sur l’autel et s’engagea ensuite dans l’ouverture.

*
* *

Rapidement, balayant les ténèbres du faisceau de sa lampe, Bob dévalait maintenant les degrés menant à la crypte. Malgré lui, il ne pouvait, dans sa solitude, s’empêcher de se sentir saisi par l’atmosphère sinistre des lieux, avec ces momies enchaînées dans leurs niches et qui, quand il passait devant elles, semblaient le fixer de leurs yeux vides. Pourtant Bob s’efforçait de ne pas s’abandonner à cette peur superstitieuse qui l’envahissait malgré lui. Il savait n’avoir personnellement rien à craindre pour l’instant des Yaupis, qui n’oseraient s’engager à sa suite dans le souterrain. Ses amis, eux, au contraire, demeuraient exposés aux attaques des réducteurs de têtes et il lui fallait agir vite. Ce n’était donc pas le moment de s’abandonner à de sottes terreurs. Il lui fallait avant tout s’emparer de l’Idole verte pour s’assurer de son pouvoir.

En quelques minutes à peine, Morane atteignit la salle où se trouvait la momie du grand prêtre Uaray et l’Idole verte toujours dressée sur son socle. Il braqua sa torche sur l’idole qui, aussitôt, étincela de mille feux verts.

— Tu as failli causer notre perte, fit Morane avec un petit ricanement. À toi maintenant de nous sauver…

Par précaution, il rechargea ses deux revolvers. Ensuite, il prit l’idole sous le bras gauche et regagna la salle supérieure du temple. En ayant soin de laisser l’entrée de la crypte ouverte derrière lui afin de pouvoir s’y réfugier en hâte si le besoin s’en faisait sentir, Bob se dirigea alors vers la sortie du temple, serrant l’Idole verte dans son bras gauche replié en forme de berceau devant sa poitrine, comme on tient un enfant. Il laissait pendre le bras droit le long de son corps, de façon à pouvoir dégainer rapidement son revolver si les Jivaros se montraient à nouveau agressifs.

Quand Morane déboucha au haut de l’escalier, il se rendit compte que les Yaupis l’avaient attendu. Ils se trouvaient là une vingtaine, prêts à l’assaillir. Pourtant, à la vue de l’idole ainsi embrassée par leur ennemi, les Indiens reculèrent et, sur leurs visages peints, apparurent les marques d’un respect terrifié.

« J’ai l’air de faire mon petit effet, pensa Morane. Il ne me reste plus maintenant qu’à tenter le grand coup… »

Lentement, il se mit à descendre les degrés et, au fur et à mesure, les Yaupis reculaient.

Une impression d’angoisse serrait le cœur du Français. Il suffisait qu’un des Indiens lève sa lance et le frappe, et c’en serait fait de lui et, en même temps, de ses amis, car la légende de l’Idole verte serait alors détruite.

Ayant atteint le bas de l’escalier, il marcha directement sur les Indiens. Ceux-ci s’écartèrent sur son passage, comme s’ils redoutaient son contact, et il continua à avancer d’un pas qu’il s’efforçait de rendre ferme, en direction de la tour où ses amis l’attendaient. Là-bas, à l’autre bout de la clairière plusieurs centaines de Jivaros étaient apparus, et tous regardaient vers Morane. Derrière lui, il sentait la présence des guerriers qu’il venait de dépasser, pour lesquels, quelques minutes plus tôt encore, il était un ennemi, et à chaque instant il s’attendait à sentir les pointes des lances et des fléchettes empoisonnées s’enfoncer dans son dos. Pourtant, ce fut sans le moindre mal qu’il atteignit la redoute.