Chapitre V

Durant une nouvelle journée, l’expédition avait remonté le rio Pastaza, au-delà de la frontière brésilo-équatorienne. L’interprète jivaro se tenait toujours dans le canot de tête, en compagnie de Bob et de Lil Haston.

Cette journée, comme les précédentes, s’était écoulée dans une mortelle monotonie sur ce fleuve aux eaux rendues éblouissantes par le soleil éclatant ; dont la chaleur torride cuisait les hommes exposés sans cesse à ses rayons. Les caïmans eux-mêmes, allongés sur les bancs de sable bordant les rives, semblaient incapables du moindre mouvement. Pourtant, Morane savait par expérience qu’à la chute du moindre corps dans l’eau, ils se précipiteraient aussitôt à la curée.

Le soir seulement, à l’heure du bivouac, les voyageurs trouvaient un peu de quiétude avec les ombres de la nuit, mais cette quiétude se révélait fort brève, car des myriades de moustiques porteurs de fièvres se rabattaient vers les feux, et il fallait se réfugier sous les moustiquaires pour échapper à leurs dangereuses piqûres.

Ce fut au matin du troisième jour après le départ d’Alcantara – le camp avait été levé depuis trois heures à peine – que le Jivaro, qui se tenait à l’avant de la première pirogue, tendit le bras vers une plage située juste avant un coude de la rivière.

— Nous aborder là-bas, dit-il.

Comme les canots se dirigeaient vers la rive, une grande clameur retentit et trois grandes pirogues, chargées d’Indiens à demi-nus, aux visages et aux torses peints en guerre, apparurent au tournant du rio, venant de l’amont. Ils agitaient leurs armes, pour la plupart de vieilles carabines Winchester, et clamaient un chant de triomphe.

Instinctivement, Lil Haston avait porté la main à sa carabine, mais l’interprète Jivaro l’avait rassurée du geste.

— Pas peur, señorita. Eux Moronas. Amis…

Les pirogues montées par les civilisés atteignirent la plage les premières. Les embarcations indiennes accostèrent à leur tour et les guerriers entourèrent l’interprète en poussant de grands cris de joie. Certains portaient de petits paniers grossièrement façonnés à l’aide de roseaux et qu’ils brandissaient en poussant des clameurs stridentes.

Pendant tout ce temps, les Moronas avaient fait comme si Morane, Lil Haston, Ballantine et les pagayeurs n’avaient pas existé. Finalement, un guerrier plus grand que les autres, qui étaient tous de petite taille et trapus, s’approcha des Blancs et, les désignant à l’interprète, lui posa une question en langage jivaro. Aussitôt, l’interpellé se lança dans de longues explications en la même langue. Quand il eut terminé, le grand guerrier vint se porter devant Morane et le considéra longuement, comme s’il voulait le juger. De son côté, Bob pouvait à son aise étudier l’Indien. C’était un homme en pleine force de l’âge, d’un mètre soixante-dix environ, à la poitrine puissante et aux bras d’athlète. Son visage arrondi, au nez légèrement épaté, était barré par de larges raies jaunes verticales et des marques rouges, faisant songer à du sang mais qui devaient être produites par le suc de quelque baie, marbraient son torse. Ses longs cheveux noirs retombaient raides sur ses épaules et dans son dos, et un morceau de tissu bariolé le drapait de la taille aux genoux. Dans la main droite, il tenait une Winchester à répétition d’un modèle plus récent que celles de ses compagnons et, dans la gauche, l’anse d’un panier en osier tressé.

Finalement, le Jivaro parla, en mauvais espagnol.

— Toi vouloir aller chez les Yaupis ? demanda-t-il à l’adresse de Morane.

Le Français eut un signe de tête affirmatif. Le Jivaro se détourna et cracha par trois fois sur le sol.

— Yaupis mauvais, dit-il encore. Les Moronas les tuent…

Il posa l’index sur sa propre poitrine et continua :

— Moi Ti, chef des Moronas, je viens de conduire mes guerriers à la guerre. Nous tuer beaucoup de Yaupis et couper leurs têtes…

Posant sa carabine sur le sol, Ti fouilla dans le panier et en tira une tête humaine, qu’il brandit devant lui en la tenant par ses longs cheveux noirs. Il jeta un commandement et, aussitôt, des autres paniers, d’autres têtes coupées jaillirent. Il y avait là une quinzaine de ces trophées barbares, une quinzaine de têtes coupées, aux paupières closes, aux bouches béantes, qui étaient comme autant de menaces de mort.

Morane avait cependant assisté à trop d’horrifiants spectacles pour se laisser troubler par celui-ci.

— Ti et ses guerriers sont braves, dit-il, et je suis certain qu’ils nous aideront à gagner la sierra Esmeralda.

Le bras qui tenait la tête coupée retomba et une expression de curiosité mêlée d’inquiétude se marqua sur le visage peinturluré de Ti.

— Le sierra Esmeralda, dit-il. Mauvais… Mauvais… Les Yaupis en défendent l’accès. C’est là que réside le Dieu Vert. Jadis, voilà de nombreuses lunes, un gringo aux cheveux blonds est venu pour aller là-bas. Jamais on ne l’a revu, ni lui ni ses hommes…

Comprenant que le Jivaro parlait du colonel Haston, Morane désigna Lil.

— Voilà la fille du gringo aux cheveux blonds, expliqua-t-il. Elle est venue pour retrouver son père…

Longuement, Ti considéra la jeune fille, puis il déclara :

— La señorita ressemble à son père, et elle a aussi son courage, mais jamais personne n’est revenu de la sierra Esmeralda. Le Dieu Vert des Yaupis en interdit l’accès.

— Nous sommes venus pour vaincre ce Dieu Vert, dit Morane. Sans lui, les Yaupis seront à la merci des Moronas mais, pour cela, il faut que Ti et ses hommes nous aident. Tout ce que nous demandons, c’est une dizaine de porteurs.

Le chef jivaro se balança d’un pied sur l’autre, en signe d’hésitation.

— Peut-être, peut-être, fit-il. Ti ne peut répondre maintenant. Les Moronas ont coupé des têtes, et ils doivent préparer la fête de la tzanza. Si tes amis et toi venir à la Jivaria, pour assister à la fête. Ensuite, nous reparlerons de ton projet…

Les regards de Morane, de Lil Haston et de Ballantine se croisèrent. Ils savaient que leurs pagayeurs n’accepteraient pas de les accompagner plus loin et qu’ils regagneraient le Brésil avec les pirogues, suivant les conventions. Il fallait donc trouver d’urgence de nouvelles embarcations et de nouveaux pagayeurs pouvant se transformer éventuellement en porteurs, et seuls les Moronas pouvaient remplir cet office. S’ils refusaient, l’expédition se trouverait définitivement arrêtée. Pendant un moment, Morane se demandait s’il n’en serait pas mieux ainsi, mais il savait d’autre part que Lil Haston n’abandonnerait pas aussi aisément son projet de retrouver son père et il était souhaitable que son voyage s’accomplisse dans les meilleures conditions possibles.

— Nous t’accompagnerons à la jivaria, dit Bob à l’adresse de Ti. Tous, nous serons heureux d’assister à la fête de la tzanza.

Il n’ignorait pas que cette fête, qui exigeait une préparation de plusieurs jours, les retarderait mais, pour obtenir l’aide des Moronas, tout ce qu’il y avait à faire c’était s’armer de patience.

*
* *

Quiconque eût voulu parvenir sans guide à la jivaria des Moronas eût été bien embarrassé. Nulle route n’était tracée, car les Jivaros, afin de dissimuler à l’ennemi le chemin de leurs villages, évitent soigneusement de frayer des voies d’accès. Seuls, des points de repère, invisibles pour les non initiés, permettent de se diriger à travers la forêt en direction de la jivaria, et encore faut-il éviter les nombreux pièges dressés un peu partout : arcs soigneusement dissimulés, lançant des flèches aux pointes enduites de curare et que le seul contact d’une liane suffit à actionner, fosses couvertes de broussailles et au fond tapissé de dards également empoisonnés, herses de pieux s’abattant d’un seul coup lorsque l’on tranche une branche d’apparence inoffensive… Sans Ti et ses guerriers, qui se mouvaient dans la forêt avec la même aisance qu’un boulevardier sur la place de l’Opéra, Morane, Lil et Ballantine n’auraient certes jamais réussi à atteindre le village de ceux qui, ils l’espéraient, n’allaient pas tarder à devenir pour eux de précieux alliés.

Avant de quitter les bords du rio, on avait donné congé aux pagayeurs brésiliens qui s’en étaient retournés à bord des pirogues. Il avait alors fallu obtenir des Jivaros qu’ils se chargent des colis de l’expédition, ce à quoi, dans l’euphorie de leur victoire, ils ne s’étaient résolus qu’avec mauvaise grâce.

Au bout de plusieurs heures de marche, on avait finalement atteint le village, composé d’une demi-douzaine de vastes cases abritant chacune plusieurs familles. Plusieurs autres jivarias semblables se trouvaient établis aux alentours.

Les trois voyageurs avaient vite compris l’inutilité d’entreprendre, pour l’instant du moins, de nouveaux pourparlers avec leurs hôtes. Les Moronas avaient, avant tout, à consacrer leur victoire par la réduction des têtes conquises. Cette opération rituelle a pour but d’annihiler l’esprit du mort qui, sans cela, viendrait sans cesse tourmenter son vainqueur. Pour réduire une tête, les Jivaros ouvrent celle-ci par derrière, depuis le sommet du crâne jusqu’à la nuque, et les os sont ainsi enlevés sans qu’aucune incision ne vienne abîmer le visage. La chair est alors bouillie dans un chaudron contenant des herbes aux propriétés astringentes. Ensuite, elle est séchée au soleil, bourrée de sable brûlant, lissée à l’aide de pierres chaudes, bouillie encore avec de nouvelles herbes, retraitée avec du sable chaud et des pierres brûlantes, cela jusqu’à ce qu’elle soit réduite à la grosseur d’une orange. L’arrière du trophée est alors soigneusement recousu et les lèvres fermées par des liens garnis de longues franges. L’opération a été menée avec un tel soin, une telle précision que pas un cheveu, pas un poil, pas un cil n’a été arraché. En outre, les traits du visage ont été respectés, au point que l’on peut reconnaître la victime telle qu’elle était de son vivant. La tzanza achevée, il ne reste plus qu’à l’exorciser au cours d’une cérémonie collective où, comme dans toutes les fêtes indiennes, il est consommé beaucoup d’alcool de maïs fermenté. Cette cérémonie terminée, l’esprit du mort est devenu impuissant ; la tzanza a alors perdu toute valeur rituelle et est accrochée au toit de la case ; elle n’est plus qu’un trophée qui, le plus souvent, est vendu à quelque civilisé, pour finir par être placé dans quelque vitrine à curiosité à Paris, à New York, à Londres…

Il avait donc fallu plus de deux semaines à Bob et à ses compagnons pour que de nouveaux pourparlers puissent être entrepris avec Ti. À l’issue de la fête de la tzanza, Bob, Lil et Ballantine étaient retournés voir le chef dans sa case et avaient réussi à le fléchir par la promesse de nombreux cadeaux, dont une carabine Winchester du dernier modèle avec de nombreuses cartouches. Après avoir longuement tourné et retourné entre ses mains l’arme que ses hôtes venaient de lui offrir, Ti la posa devant lui et demanda à l’adresse de Bob :

— De combien d’homme as-tu besoin ?

— Douze hommes, répondit Morane. Douze hommes jeunes, forts et courageux. Nous les paierons largement, mais ils devront m’obéir comme ils t’obéissent à toi-même…

— Si vous devez combattre les Yaupis, pourront-ils emporter les têtes de leurs ennemis morts ?

Morane s’attendait à cette question. Au cours de ses pérégrinations à travers forêts et déserts, aux quatre coins du monde, il avait pris l’habitude de respecter les mœurs des peuplades rencontrées, car c’était là la seule façon de gagner leur amitié. En plus, chaque peuple possédait sa vérité, et il savait que, si les Jivaros tranchent et réduisent les têtes de leurs ennemis morts, ce n’est pas par cruauté, mais pour se libérer de la peur inspirée par l’esprit du défunt. Fallait-il traiter pour cela les Jivaros de barbares ? Guère plus que les civilisés qui achètent ces mêmes tzanza pour en faire des garnitures de cheminée, ou ceux-là qui n’osent passer sous une échelle ou s’asseoir à treize à table. De toute façon, Bob savait qu’il est aussi difficile d’empêcher un Jivaro de couper la tête d’un ennemi tué au combat que de forcer un ivrogne à se servir de whisky pour décaper les métaux. D’ailleurs, Bob n’ignorait pas qu’un refus de sa part à la question du chef morona aurait automatiquement entraîné l’échec des négociations.

— Tes hommes pourront emporter les têtes de leurs ennemis, dit-il. J’insiste cependant sur le fait que nous ne combattrons que si nous sommes attaqués. Mes amis et moi ne sommes pas venus ici pour faire la guerre, mais seulement pour tenter de retrouver la trace du gringo aux cheveux blonds.

Un large sourire éclaira le visage sombre du chef jivaro.

— Vous ne chercherez peut-être pas le combat, mais les Yaupis le chercheront, eux. Jamais encore ils n’ont laissé personne s’approcher impunément de la sierra Esmeralda. Si vous leur volez le Dieu Vert, ils seront comme un corps sans âme.

Lil Haston qui, tout comme Bill Ballantine, ne s’était pas jusqu’alors mêlée à la conversation, demanda :

— Ce Dieu Vert, à quoi les Yaupis le font-ils ressembler ?

Ti dodelina lentement de la tête.

— Ils disent que c’est l’esprit de l’Ancêtre. Un jour, il y a très longtemps, il est venu sur le rio, d’au-delà la forêt. Aujourd’hui, il est enfermé dans une grande jivaria de pierre, au cœur de la sierra Esmeralda, et quiconque le touche est aussitôt frappé de mort…

Bob, Lil et Ballantine échangèrent un regard dans lequel passait un peu d’effarement.

— Tout semble concorder, dit Morane. L’ancêtre qui est venu sur le rio, d’au-delà de la forêt, cela peut être Uaray. Quant à la jivaria de pierre, il doit s’agir du temple où selon le manuscrit du moine, serait enfermée l’Idole verte, effigie du prêtre…

— Si les Jivaros ont raconté des histoires de ce genre au colonel Haston, fit Ballantine, cela ne m’étonne plus qu’il soit parti à la recherche de l’Idole…

Une soudaine fébrilité semblait s’être emparée de Lil.

— Avez-vous parlé de tout cela à mon père ? interrogea-t-elle à l’adresse du Jivaro.

— À l’époque, je n’étais pas encore chef des Moronas, répondit Ti, et je n’avais pas droit de parole. Mais mon père, qui dirigeait alors les destinées de la tribu s’est entretenu longtemps avec le vôtre, je m’en souviens. Sans doute lui aura-t-il parlé du Dieu Vert des Yaupis et de sa grande jivaria de pierre.

L’impatience s’était maintenant emparée de Morane également. Jusqu’alors il n’avait accepté d’accompagner la jeune Américaine que parce qu’elle avait besoin d’aide. À présent, à la suite des révélations de Ti, il se sentait lui-même intrigué. Certes, il pouvait s’agir là de racontars colportés de bouche à oreille et grossis au cours des générations, mais Bob savait également que, selon le vieil adage, il n’y a jamais de fumée sans feu.

— Quand penses-tu que tes hommes seront prêts à nous accompagner ? demanda-t-il au Jivaro.

— Dès que je leur en donnerai l’ordre…

— Il nous faudra aussi deux grandes pirogues.

— Tu les auras. Nous en avons plusieurs coulées dans le rio. Il suffira de les tirer sur la berge et de les remettre en état de naviguer. Cela prendra quelques heures à peine…

Tout en parlant, Ti tournait et retournait entre ses mains la Winchester flambant neuve que Morane venait de lui offrir. Il en actionna à plusieurs reprises le levier d’armement.

— Ti accompagnerait bien la señorita aux cheveux couleur de soleil et les deux gringos jusqu’à la sierra Esmeralda, fit-il, mais voilà peu de temps les Moronas ont attaqué les Yaupis par surprise et coupé des têtes. Avant longtemps il y aura des représailles. Ti doit demeurer ici pour défendre la jivaria.

Ni Bob, ni Ballantine, ni la jeune fille ne répondirent. La guerre régnait sur le haut rio Pastaza et ils savaient que sur les territoires à travers lesquels ils allaient s’enfoncer, seule la folie de la destruction et de la mort régnait.