Chapitre XVIII

 Croyez-vous que cela va marcher, commandant ?

— Je le pense, Bill, répondit Morane.

— C’est que ces lascars sont nombreux dans la clairière à présent. S’ils me lardent de leurs sagaies et de leurs flèches, je ne tarderai pas à ressembler à une pelote d’épingles.

Ballantine, immobile à l’entrée de la tour, serrait entre ses bras l’Idole verte comme s’il s’était agi d’une bouée de sauvetage. C’était à son tour de subir l’épreuve du tabou et, visiblement, devant la présence des Jivaros, qui s’étaient approchés en masse, il hésitait à quitter l’abri des vieilles murailles.

— J’ai couru le même risque que toi, Bill, dit encore Morane, et comme tu le vois je suis ici bien vivant. D’ailleurs, Lil, le colonel et moi te couvrirons de nos carabines et, au moindre geste hostile de la part des Yaupis, nous ouvrirons aussitôt le feu.

— Soyez sans crainte, Bill, dit à son tour Lil Haston, vous pouvez compter sur nous.

Le géant haussa les épaules d’un air fataliste, et son visage prit soudain l’expression qui se lit sur les traits d’un apprenti parachutiste au moment du premier saut.

— Tant pis, puisqu’il faut le faire, allons-y…

Il sortit de la tour et fit quelques pas dans la clairière, en direction des Indiens, tout en élevant l’idole à deux mains au-dessus de sa tête. Il se trouvait à présent à portée de flèches et de sagaies des Yaupis. Ceux-ci étaient plusieurs centaines groupés devant la tour, et ils auraient pu aisément cribler l’Écossais de leurs traits. Pourtant, pas un seul d’entre eux n’ébaucha un geste hostile.

Durant une dizaine de secondes, Bill demeura ainsi face aux réducteurs de têtes. Puis, comme rien ne se passait, il revint vers la tour et y pénétra.

— On dirait que ça marche, dit-il d’une voix réjouie, en posant l’idole sur le sol. Je répète que vous avez eu là une riche idée, commandant…

Douglas Haston se mit à rire.

— Vous voilà maintenant l’égal de Bob et le mien, Bill, remarqua-t-il. Avec votre taille et votre carrure, je ne vois pas très bien comment vous pouvez faire un demi-dieu…

— Maintenant, à votre tour, Lil, fit Morane.

La jeune Américaine alla vers l’Idole verte, se baissa et la souleva péniblement à pleins bras, car si la statue d’émeraude était relativement légère pour des hommes de la force de Morane et de Ballantine, elle devait peser bien davantage pour une femme.

Avant de quitter la tour, la jeune fille tourna un regard chargé d’appréhension vers ses amis. Bob l’encouragea d’un signe de tête.

— Du courage, petite fille, dit-il. C’est un mauvais moment à passer…

— Il le faut, Lil, fit à son tour le colonel Haston. C’est le seul moyen de trouver la sécurité. Montre-toi digne des Haston…

— Mais allez-y donc, éclata Ballantine en riant. Ça marche comme sur des roulettes. Un petit pas de danse devant les Yaupis et vous en revenez pareille à une déesse sur l’Olympe…

Se décidant soudain, Lil sortit au-dehors et avança elle aussi de quelques pas, juste assez pour se trouver à portée de flèches des Jivaros. Avec émotion, le doigt sur la détente de sa Winchester, Morane surveillait la silhouette frêle de la jeune fille. Depuis leur départ d’Iquitos, il avait appris à apprécier sa grâce, sa gentillesse, et aussi son courage, et il envisageait avec angoisse qu’il pût lui arriver malheur. Rien ne se passa cependant, et ce fut saine et sauve que Lil regagna la tour. Bob laissa le colonel Haston se précipiter pour prendre l’idole des mains de sa fille et la poser sur le sol.

— L’expérience me paraît concluante, fit Morane. Tous quatre, nous avons manié l’idole et, en ne nous voyant pas tomber morts aussitôt, les Yaupis nous ont considérés comme tabous, sacrés…

— En effet, l’expérience me paraît concluante, fit Haston en écho. Cependant, elle ne hâte guère notre libération. Hier, j’étais seul prisonnier du temple perdu. Aujourd’hui, nous sommes quatre.

Bob haussa les épaules.

— Naturellement, colonel, cette solution n’est qu’un pis aller. Mais ce qui compte, c’est que, pour votre fille, Bill et moi, la menace des Yaupis n’existe plus à présent. Nous allons pouvoir vivre ici sans courir de risques… en attendant de trouver définitivement le moyen de fuir, bien sûr… À présent, il ne nous reste plus qu’à regagner le temple. Le reste des bagages de l’expédition se trouve là-bas, et nous y serons plus confortablement installés que dans cette forteresse en ruines…

Quand les trois hommes et la jeune fille quittèrent leur refuge pour se diriger vers le temple, pas un seul Yaupi ne tenta de leur barrer le passage.

*
* *

Pendant cinq jours, les explorateurs étaient demeurés dans le temple. Présageant que leur captivité relative serait longue, ils s’étaient installés de leur mieux. Chaque soir, les Jivaros leur apportaient de la nourriture, sans cependant les approcher de trop près et en leur marquant un respect craintif. Lil, le colonel Haston et Ballantine, se servant du matériel photographique faisant partie à l’origine des bagages de la jeune fille, avaient photographié, à l’aide de flashes, l’intérieur du temple et de la crypte avec ses momies et ses trésors. Inutile de dire que l’Idole verte, replacée sur son socle, avait été la vedette de ces différents travaux et avait été mitraillée, tant en couleur qu’en noir et blanc, sous tous les angles possibles.

Morane cependant, malgré l’engouement qu’il montrait d’habitude pour les prouesses photographiques, demeurait à l’écart de ses amis, plongé sans cesse dans ses pensées.

Ce soir-là, comme ses amis s’étaient déjà étendus pour la nuit dans leurs hamacs, Bob était demeuré seul à la porte du temple. Assis sur un bloc de pierre, les regards perdus dans les ténèbres comme s’il avait voulu en percer l’épaisseur, il murmurait sans cesse :

— Il doit pourtant bien y avoir un moyen !… Il doit pourtant bien y avoir un moyen !…

Un léger bruit le fit tressaillir. Il leva la tête et aperçut Lil qui, ayant quitté son hamac, s’approchait de lui. La jeune fille s’assit sur un moellon, face à Morane.

— Qu’est-ce qui vous tourmente, Bob ? interrogea-t-elle.

Comme il ne répondait pas, elle se courba en avant et lui prit la main, pour demander encore :

— Qu’est-ce qui vous tourmente ?

La lune venait de se lever, pour éclairer le sourire un peu cynique de Morane.

— Vous osez me demander ce qui me tourmente, petite fille ? fit-il. Je cherche tout simplement le moyen de nous faire quitter ces lieux.

Lil sourit à son tour et dit d’une voix douce :

— Ne sommes-nous pas bien ici, Bob ? Grâce à VOUS nous ne courons plus le moindre danger maintenant. Nous avons des munitions pour chasser pendant un bon bout de temps. En outre, ce temple nous est un refuge assez sûr que nous pouvons rendre plus confortable. Les Yaupis nous apportent des vivres. Que voulons-nous de plus ?

— Le retour à la nature, hein ? ricana Morane. Cela serait parfait dans un climat tempéré. Mais nous sommes sous l’équateur ici, en pleine forêt vierge, avec les fièvres, l’anémie et la maladie qui nous guettent. Pour Bill et moi cela pourrait passer encore. Nous en avons tant vu. Nous sommes cuits et recuits. Et puis, ce genre de vie primitive convient assez bien à mon tempérament. Mais vous ? Avant quelques mois d’ici, vous aurez perdu votre teint frais. Votre peau se ternira, vos yeux et vos cheveux perdront leur éclat. Et puis il y aura les fièvres, votre foie qui vous jouera de vilains tours. Regardez votre père ; il a à peine cinquante ans et, en cinq années, il a vieilli du triple. D’ailleurs, songez un peu à lui. Pour vous, cette existence est nouvelle ; pour lui, elle est devenue depuis longtemps un enfer…

La jeune Américaine baissa la tête, pour dire dans un souffle :

— Vous avez raison, Bob. Mais alors, que pouvons-nous faire ? Vous savez bien que mon père a déjà voulu fuir et que les Yaupis l’en ont empêché…

Lil s’interrompit durant un instant, puis elle répéta :

— Que pouvons-nous faire ?

Morane ne répondit pas, et ils demeurèrent tous deux immobiles et silencieux, à contempler l’immensité de la nuit.