ÉPILOGUE
L’ŒIL-D’ABEL
Frédric Alexandre n’a jamais livré le secret de sa victoire lors des Jeux de 2212. Y a-t-il un secret finalement ? On se souvient de la petite phrase prononcée par le challengeur français lorsque Hal Garbett vint le féliciter à l’issue de sa victoire : « J’ai eu de la chance ! » La chance, voilà peut-être la véritable explication du triomphe de Frédric Alexandre face à un homme qui avait remporté les neuf défis précédents. La chance, et un jeune Sino-Russe du nom de Wang…
Jacquin Legrand, Total Sens
Les voitures découvertes avançaient au ralenti sur l’avenue pavoisée. De chaque côté des Champs-Élysées, des milliers de Parisiens acclamaient leurs héros, le stratège Frédric Alexandre et Wang, son capitaine de champ, qui se tenaient debout sur la plateforme d’une voiture électrique pilotée par un chauffeur sanglé dans une tenue d’apparat. Un soleil radieux brillait au-dessus de l’Arc de triomphe. Les confettis lancés par des mains enthousiastes tombaient en pluie multicolore sur le cortège ouvert par la garde souveraine et la voiture présidentielle. Les véhicules suivants transportaient les conseillers du gouvernement, les membres du bureau du défi français, les parents de Frédric. Delphane avait pris place à bord de l’antique Renault à essence habituellement réservée aux chefs d’État étrangers, aux hôtes de marque.
Juste avant les célébrations, Frédric avait emménagé dans un luxueux triplex du Marais, l’un des quartiers les plus anciens et les plus chers de la capitale française. Il l’avait acheté avec les dix millions d’ox que lui avait remis le COJU pour prix de sa victoire et s’y était installé en compagnie de Delphane, au grand désespoir de sa mère qui vivait mal la séparation avec son fils unique. Il avait prévu une chambre pour Wang et, à la requête de ce dernier, il avait logé ses trois amis, Kamtay Phoumapang, Timûr Bansadri et Belkacem L. Abdallah, dans un quatre-pièces de la place des Vosges appartenant au bureau français du défi.
Il avait maintenant constitué le noyau dur de son équipe, son capitaine de champ et ses trois seconds. Les survivants des Jeux, installés dans un camp près de la région parisienne, fourniraient l’encadrement de ses futures troupes. Il disposait de surcroît de deux années entières pour sélectionner et entraîner de nouvelles recrues. Les prochains Jeux s’annonçaient sous les meilleurs auspices. Il choisirait le thème du défi en fonction des qualités que les morphopsychos décèleraient chez ses soldats. Même si le peuple français et ses gouvernants lui attribuaient le mérite de ce triomphe (difficile pour des Occidentaux de s’identifier à un immigré…), il savait ce qu’il devait à Wang, l’élu du hasard sur le champ de bataille, l’homme providentiel. Il essaierait de lui rendre la vie plus douce dans son exil occidental.
Il n’était pas encore passé à l’acte avec Delphane, mais il comptait bientôt lui prouver physiquement son amour, puisqu’elle en avait exprimé le désir. S’ils ne parlaient pas encore de mariage, l’idée mûrissait lentement dans leur esprit.
L’accueil du président Freux avait été aussi fastueux que chaleureux. Il l’avait étreint avec ferveur, lui avait épinglé une médaille au revers de son pourpoint et lui avait assuré qu’il avait fait davantage pour le prestige de la France que dix mille conseillers réunis. Il avait constaté que son succès ne réjouissait pas certains proches du président. Il avait revu Aliz, la morphopsycho, qui lui avait demandé des nouvelles de Wang. Il lui avait promis de l’inviter à la fête qu’il donnerait bientôt à son appartement, où elle pourrait rencontrer son jeune protégé. Les yeux bleus de la jeune femme avaient brillé d’un vif éclat.
Wang contemplait les façades élégantes des Champs-Elysées. Zhao aurait aimé ces lignes harmonieuses, ces proportions parfaites, cette large avenue qui se déployait comme une ample respiration dans cette ville chargée d’histoire. Le Chinois de Bratislava était mort avant d’avoir pu concrétiser son rêve mais il continuait de vivre dans l’esprit de son compatriote.
À son retour de l’île des Jeux, Wang avait demandé à Frédric si on pouvait lancer des recherches afin de retrouver une jeune Tibétaine du nom de Lhassa qui avait franchi la porte de Most en même temps que lui.
« Je ne te promets rien, avait répondu Frédric. Le bureau de l’immigration de l’ONO n’est pas facile à bouger. Mais je vais essayer… »
Wang n’avait pas été invité à la réception officielle, car les immigrés n’étaient pas autorisés à pénétrer dans l’enceinte du palais de l’Elysée, mais il avait reçu, en remerciement, un mot personnel du président Freux ainsi qu’une copie d’un casque berru authentique du musée de l’Histoire de France.
Les couturiers avaient immédiatement réagi à la victoire du challengeur français, et les vêtements gaulois commençaient à s’affirmer dans les rues, robes longues, tuniques à manches longues et larges, vestes fermées par une ceinture appelées caracallæ, bardoculles, braies… On compensait la pauvreté des lignes par la richesse des étoffes.
Le cortège tourna autour de l’obélisque de la Concorde et remonta les Champs-Elysées en direction de l’Arc de triomphe, derrière lequel s’abîmait le disque rouge orangé du soleil.
Tout en saluant la foule de la main, Frédric Alexandre se tourna vers Wang et s’écria :
« Si le hasard continue de se montrer favorable, nous ferons ensemble de grandes choses ! »
Frédric entra dans la chambre de Wang, allongé sur son lit. Un large sourire éclairait son visage.
« Tu peux utiliser mon sensor ! »
Le Chinois se redressa, interloqué. Il avait formulé cette requête sans trop y croire. Le sensorage était en effet strictement prohibé pour les immigrés, dont les voyants s’éteignaient immédiatement sitôt qu’ils avaient la mauvaise idée d’entrebâiller la porte d’un appareil.
Les régulateurs domotiques dispensaient une agréable fraîcheur dans la pièce entièrement blanche.
« Le bureau de l’immigration a donné son accord », reprit Frédric devant l’air ahuri de son interlocuteur.
Le Français saisit Wang par le poignet et l’entraîna dans le salon du sensor. Ils croisèrent Delphane au passage, vêtue d’une tunique gauloise qui ne dissimulait pas grand-chose de son corps. Dans le regard furtif qu’elle lui jeta, Wang décela de la curiosité et de l’attirance. Il eut l’impression, pendant une fraction de seconde, qu’il n’avait plus de secret pour elle.
Troublé, il ne prêta qu’une attention distraite aux explications de Frédric. Installé sur le siège du sensor, une sorte de grande caisse noire pourvue d’un tableau de bord et de capteurs, il comprit toutefois qu’il fallait sélectionner les canaux sur des touches qui ressemblaient aux antiques claviers des carcasses d’ordinateurs de la RPSR et que différentes sensations le traverseraient selon les programmes qu’il choisirait d’explorer.
« Le concept du sens total, ajouta Frédric. Amuse-toi, mais fais attention à l’abus sensoriel. Certains ne s’en sont jamais remis, comme la mère de Delphane… »
Il lui glissa un capteur sous sa tunique, puis il se redressa et referma doucement la porte. Wang pressa des touches au hasard et se retrouva sur un canal où il éprouva les sensations d’un animal qui courait dans la steppe. Une voix s’éleva à l’intérieur de son crâne et lui précisa le nom de l’animal, un loup de Sibérie. Ce murmure lui en rappela un autre, celui qu’il avait perçu dans la forêt de l’île des Jeux. Il eut alors la certitude qu’il n’avait pas reçu la visite de grand-maman Li, des ancêtres ou des dieux, mais que des êtres avaient utilisé un système comparable à celui des sensors pour communiquer avec lui. Il lui faudrait maintenant apprendre qui étaient ces mystérieux correspondants et les raisons qui les poussaient à le protéger. Ils n’étaient probablement pas étrangers aux résultats de l’analyse cellulaire, à cette modification miraculeuse de son âge qui lui avait permis de participer aux Jeux.
L’écran de contrôle du sensor lui proposa l’option : surveillance satellite des pays extérieurs. Il valida d’une pression sur un bouton lumineux. Les sigles GNI, RPSR, AmSud s’affichèrent sur l’écran. Il appuya sur la touche 1 et une carte apparut, à l’intérieur de laquelle clignotait un point lumineux. Choix par défaut, La Mecque… Il vit alors, comme si la scène se déroulait devant ses yeux, des hommes vêtus de blanc tourner autour d’une pierre noire. Il les entendit psalmodier, il huma des odeurs de transpiration et de parfums capiteux, une grande fatigue l’envahit, la soif dessécha sa gorge… Il resta un moment en compagnie des pèlerins, puis la sensation d’étouffement l’entraîna à changer de programme.
Pression de l’index sur la touche retour, la carte de l’Arabie Saoudite, l’atlas de la GNI.
Quelle province de la GNI ? Pour le Moyen-Orient, touche 1 ; pour l’Afrique, touche 2… Choix d’une province africaine : Afrique du Nord, touche 1 ; Afrique noire, touche 2… Choix d’un pays dans la province de l’Afrique noire : Sénégal, touche 1 ; Côte d’Ivoire, touche 2 ; Ghana, touche 3 ; Nigeria, touche 4 ; Cameroun, touche 5 ; Gabon, touche 6… Choix d’une ville au Gabon : Libreville, capitale, touche 1 ; Port-Gentil, touche 2…
Des bâtiments ocres, des palmiers, des buissons aux fleurs éclatantes… La chaleur, omniprésente, écrasante, des milliers de mouches bourdonnantes. Des femmes voilées marchent dans les rues poussiéreuses, portant des paniers remplis de fruits et de légumes en équilibre sur leur tête. Continuer la visite, touche 1 ; préciser un détail, touche 2… Des senteurs océaniques, des parfums sucrés, des odeurs de caoutchouc et d’huile surchauffée. Un fleuve : l’Ogooué, précise une voix. Continuer la visite de la ville, touche 1 ; remonter le fleuve, touche 2… Des enfants nus se baignent dans l’eau boueuse de l’Ogooué. Leurs cris lui transpercent les tympans.
Plus loin, une femme lave du linge. Elle a retiré sa robe et son voile, qu’elle a étalés sur un récipient d’osier. Elle s’est avancée dans l’eau jusqu’à la taille. Sa peau noire et luisante accroche des reflets de soleil. Ses seins tressautent à chacun de ses gestes. Tout en frottant le tissu avec une pierre ponce, elle fredonne un chant d’une tristesse infinie. Wang ne comprend pas les paroles mais il devine qu’elle pleure un être aimé, un enfant, un mari… La femme de Kareem J. Abdull, peut-être.
Une émotion intense étreignit Wang lorsqu’il réussit à diriger l’objectif du satellite sur Grand-Wroclaw. Se servant du cours apaisé de la Nysa comme de point de repère, il s’approcha peu à peu de la maison de grand-maman Li. Il reconnut le misérable tas de planches et de tôle qui avait abrité son enfance. Les rayons d’un soleil timide n’avaient pas encore dispersé le manteau neigeux. Des odeurs familières ranimèrent des souvenirs enfouis au plus profond de lui. Son cœur se serra lorsqu’il vit la porte et les volets clos. Il se reprocha amèrement d’avoir laissé la vieille femme seule face au parrain mongol et à ses tueurs. Il aperçut la silhouette d’une jeune fille qui se dirigeait vers le fleuve. Une impulsion lui commanda de la suivre. Une passerelle avait été jetée sur la Nysa, comme si les résidents du quartier ne craignaient plus désormais de fouler le terrain vague qui s’étendait sur l’autre rive. Il entrevit le scintillement bleuté du REM dans le lointain, comme un pan effondré de ciel pâle. Après avoir parcouru trois cents mètres, la jeune fille se dirigea vers une silhouette assise sur une chaise à bascule. Elle se pencha pour déposer une offrande au pied du siège, de la nourriture sans doute, puis elle se prosterna aux pieds de la vieille femme.
Car c’était une vieille femme, emmitouflée dans un manteau beaucoup trop grand pour elle. La blancheur de sa chevelure donnait l’impression qu’elle avait été oubliée là par l’hiver. Non loin gisaient les éléments démontés d’un abri.
Des larmes vinrent aux yeux de Wang.
Grand-maman Li s’était installée en face du REM pour attendre son retour. Ses lèvres bleuies par le froid ne remuaient pas, mais elle lui adressait une supplique muette : elle ne bougerait pas d’ici, elle ne mourrait pas tant qu’il n’aurait pas abattu cette muraille qui divisait l’humanité.