CHAPITRE VII
LE TROISIÈME ŒIL
Parfois, les circonstances t’obligent à te faire tout petit. Le Tao de la Survie ne te demande pas de jouer les fiers à bras, comme ces imbéciles qui se croient obligés de prouver leur courage en clamant leur colère à la face de leurs bourreaux, il te recommande d’observer les usages de ceux qui te sont momentanément supérieurs, de tirer le meilleur parti de l’environnement et des circonstances. Garde le sens de l’honneur enfoui dans les profondeurs de ton esprit, revêts-toi d’une armure d’humilité, de lâcheté s’il le faut, et, dans le même temps, rassemble les forces mises à ta disposition par les ancêtres.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Wang s’examina un long moment dans le miroir mural de la salle de douches. Cela faisait maintenant trois jours qu’il était sorti de son anesthésie, recouvert d’un drap de coton, allongé sur un lit superposé, et il commençait tout juste à s’habituer au petit œil rouge et brillant serti au milieu de son front. Les premiers temps, il avait éprouvé une gêne à l’intérieur de son crâne qui l’avait maintenu dans un état nauséeux. De même, son corps avait réagi par des excrétions inhabituelles et violentes, vomissements, diarrhées, saignements.
Il avait d’abord cru qu’il avait contracté le sida-viris avec la petite Luang ou avec Lhassa, puis il avait constaté que les autres présentaient les mêmes symptômes que lui et il en avait déduit que ce dérèglement physiologique était lié à la présence de ce témoin lumineux dans son os frontal. Il n’avait pas reconnu, parmi ses compagnons de captivité, les neuf hommes – huit puisque l’un était mort dans ses bras – qui se trouvaient avec lui au moment où il avait perdu connaissance.
De l’Occident, Wang n’avait vu pour l’instant que les murs et le carrelage blancs des trois pièces, un dortoir, un réfectoire et une salle de douches, où on l’avait enfermé en compagnie de cinq ou six cents émigrants. Jeunes pour la plupart, en bonne santé apparente. Une majorité de Jaunes, quelques Slaves, quelques Nordiques, quelques Balkaniques. Tous dotés du même rubis flamboyant enchâssé un centimètre au-dessus de la barre des sourcils. Qu’ils fussent originaires des provinces de l’Ouest ou du continent asiatique, ils passaient de longs moments à s’observer dans l’un des nombreux miroirs qui ornaient les murs des trois pièces. Ils s’étaient en revanche accoutumés à leur nudité, et c’était sans la moindre pudeur qu’ils se lavaient ou satisfaisaient leurs besoins organiques sur les cuvettes alignées le long d’un mur de la salle de douches. Ils ne cherchaient même plus à dissimuler leurs érections, mécaniques ou provoquées, et certains ne se gênaient pas pour se masturber en public – un exhibitionnisme peut-être révélé ou accentué par l’opération au cerveau qu’ils avaient subie pendant leur sommeil artificiel. La deuxième nuit – la nuit équivalait dans cet endroit à l’extinction des lumières –, trois d’entre eux avaient tenté de coincer Wang contre un mur pour le violer, mais il s’était dégagé à coups de pieds et de poings, fracassant le nez de l’un, brisant les côtes d’un autre, frappant le troisième au bas-ventre. Cette démonstration de force ne lui avait pas seulement ménagé une certaine tranquillité, elle lui avait également valu l’admiration d’une poignée d’adolescents qui s’étaient regroupés autour de lui pour se placer sous sa protection. Ils s’étaient débrouillés pour occuper les lits voisins du sien et s’arrangeaient pour s’installer à sa table au réfectoire.
Les repas étaient servis par des hommes à la peau noire qui ne parlaient pas le frenchy, qui ne répondaient pas aux questions en tout cas, et qui portaient eux-mêmes un œil rouge au milieu du front. Vêtus de vestes et de pantalons bleus, coiffés de toques blanches, ils surgissaient d’une porte coulissante en poussant des chariots couverts de plats, d’assiettes, de verres, de couverts, et regardaient cette multitude dénudée se jeter sur la nourriture avec des lueurs ironiques ou méprisantes dans les yeux. Leurs cheveux crépus, leur nez large, leurs lèvres épaisses et ourlées de rose fascinaient Wang, qui avait entendu parler des Noirs de la Grande Nation de l’Islam mais n’en avait jusqu’alors jamais vu.
La GNI avait fermé ses frontières au début du XXe siècle et, comme elle ne disposait pas d’un rideau protecteur équivalent au REM, elle avait massé ses troupes sur les frontières espagnole, turque, africaine, arabe, azérie, iranienne, afghane et pakistanaise. Constituée à la suite de la grande migration de la Nation des Noirs d’Amérique, en l’année 2049, elle s’était peu à peu recouverte d’un voile de mystère qu’elle ne levait qu’en de très rares occasions. Grand-maman Li prétendait que la loi coranique obligeait les femmes à rester calfeutrées dans leur maison, autorisait les lapidations en cas d’adultère, prohibait l’alcool, le jeu, les images, considérait la technologie occidentale comme une manifestation du diable, ordonnait de trancher la main des voleurs et de séparer les mécréants de leur tête. Elle n’autorisait qu’un seul livre, le Coran, et retirait les enfants à leurs parents à l’âge de sept ans pour les enfermer dans des écoles sacrées. L’Islam avait repris l’Espagne, hormis la Catalogne, à l’Occident, avait conquis tout le continent africain et s’était étendu jusqu’à la frontière des Indes, qui n’avaient dû de conserver leur souveraineté territoriale et religieuse qu’à leur parapluie nucléaire. Il régnait sur une population estimée à plus de six milliards d’individus, car il interdisait toute forme de contraception et favorisait une progression explosive de la démographie. Grand-maman Li soupçonnait le gouvernement religieux de La Mecque, qui avait renversé la famille régnante des Séoud en l’an 2051, d’encourager cette politique nataliste pour lancer des vagues massives de soldats-suicide, les hezbollahs, à l’assaut de l’Occident et de la RPSR.
Wang se demandait si la dizaine de Noirs qui leur apportaient les repas et dont les rires tonitruants éclataient comme des fleurs sonores dans le brouhaha du réfectoire étaient originaires d’Amérique, le pays mythique qui avait dominé le monde au XXesiècle, ou s’ils descendaient des rares rescapés de la population africaine décimée par les virus mutants du sida. L’Occident était d’ailleurs suspecté d’avoir déclaré une guerre virale à l’Afrique pour la vider de ses populations autochtones et s’emparer de ses immenses richesses minérales, mais la grande migration des Noirs d’Amérique d’une part, le déploiement militaire des fanatiques islamistes d’autre part avaient contrecarré ses projets.
Deux Balkaniques avaient jugé bon de profiter de l’ouverture de la porte coulissante pour s’engouffrer dans le couloir et tenter de s’aventurer hors de leur prison, mais leur rubis frontal avait tout à coup cessé de briller, leurs yeux s’étaient révulsés et ils s’étaient affaissés silencieusement sur le carrelage.
Foudroyés.
Wang avait compris que ce témoin lumineux n’était pas seulement un signe extérieur d’appartenance, une manière sophistiquée de marquer les émigrants, mais qu’il était relié à un système de surveillance et permettait d’éliminer à tout moment les insoumis, les fauteurs de troubles. On leur avait greffé une sorte d’interrupteur vital dans le crâne – une mini bombe peut-être –, qu’un invisible gardien actionnait à la moindre incartade. Une servitude autrement plus angoissante que l’appartenance au clan d’Assôl. Les hommes du Mongol gardaient leur liberté en dehors de leurs heures de service, tandis que les émigrants restaient sous le contrôle total et permanent de l’Occident.
Les Noirs avaient hoché la tête d’un air navré avant d’enlever les cadavres. La porte s’était refermée sur eux dans un crissement qui avait retenti comme une complainte funèbre dans le silence pesant. Après coup, Wang avait jugé qu’il avait échappé au pire en se battant avec les trois hommes qui avaient tenté de le violer, et cela même si le déclenchement des hostilités n’avait pas relevé de sa responsabilité. Il s’était promis de se tenir à carreau, de ne rien faire qui pût attirer l’attention sur lui. Il avait prié ses jeunes admirateurs de garder leurs distances, d’éviter les regroupements ostensibles, et ils s’étaient exécutés avec d’autant plus de zèle que sa parole avait à leurs yeux valeur de doctrine.
Ils avaient chargé Tzeu, un Chinois qui n’avait pas encore atteint ses treize ans, de garder le contact et de prendre les ordres. Il s’acquittait de sa tâche avec un sérieux qui divertissait autant qu’il agaçait Wang. Haut comme trois pommes, aussi maigre qu’un chat écorché, entièrement glabre, Tzeu s’approchait de temps à autre de lui sous la douche, au moment des repas, avant l’extinction des feux, et lui demandait à voix basse s’il avait de nouvelles instructions à leur donner.
« Ne vous faites pas remarquer, lui répondait invariablement Wang.
— Et si les autres nous embêtent… » insistait Tzeu.
Son cheveu sur la langue, sa voix aiguë, son visage rond ruinaient les efforts qu’il déployait pour paraître plus vieux que son âge. Il avait triché dans la salle de séparation du REM, échappant à sa mère et à ses sœurs pour suivre ses camarades des faubourgs de Szczecin dans le couloir des hommes. Il avait perdu dans l’affaire sa famille et ses amis, qu’il n’avait pas retrouvés parmi ses compagnons de captivité, mais il s’était rapidement intégré à une nouvelle bande. Une faculté d’adaptation qui dénotait une aptitude certaine à la survie.
« Ils ne vous embêteront pas : ils ont trop peur qu’on éteigne leur troisième œil !
— Ils ont bien essayé de te… de te… »
Il évitait de prononcer les mots qui lui blessaient la bouche. Son témoin lumineux était de la même taille et de la même forme arrondie que les autres, mais il paraissait nettement plus grand au milieu de son front en partie occulté par des mèches rebelles.
« Ils savent maintenant ce qu’ils risquent… »
À la fin de chaque entretien, Tzeu levait des yeux timides sur Wang, le genre de regard qu’un petit garçon porte sur un grand frère, et hésitait quelques secondes avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
« Qu’est-ce qu’ils vont faire de nous ?
— Je n’en sais pas davantage que toi. Nous sommes en vie, c’est l’essentiel…
— Et ma mère ? Et mes sœurs ? Qu’est-ce qu’elles sont devenues ? »
Les paupières de Tzeu, déjà lourdes, s’abaissaient encore un peu plus sur ses yeux larmoyants.
« Si nous sommes en vie, il n’y a aucune raison qu’elles ne le soient pas… »
Wang tentait de se rassurer lui-même en prononçant ces mots. Il éprouvait au sujet de Lhassa la même inquiétude que son jeune compatriote – doublement compatriote puisqu’il était originaire de Chine et venait de la province de Pologne – vis-à-vis des siens.
Il s’était habitué à l’absence physique de grand-maman Li, car la flamme de la vieille femme continuait de brûler à l’intérieur de lui, mais, bien qu’elle n’eût partagé son existence que pendant quatre jours, Lhassa lui manquait à un point tel qu’il lui semblait avoir été amputé d’une partie de lui-même. Comme ces hommes qui viennent de perdre une jambe ou un bras et qui gardent l’impression d’avoir encore l’usage de leur membre sacrifié, il lui arrivait de ressentir la présence de la Tibétaine derrière lui, de se retourner dans l’espoir insensé de la découvrir adossée à un mur ou assise sur l’un des lits superposés du dortoir. Elle l’avait marqué dans sa chair comme les chirurgiens occidentaux l’avaient marqué de ce voyant rouge qu’il garderait probablement jusqu’à la fin de ses jours. Il n’aurait pas de trêve tant qu’il ne l’aurait pas retrouvée. Il ne pouvait pas imaginer que l’Occident l’eût dépecée comme un animal d’abattage pour récupérer ses organes.
« Tu n’as pas de famille ? »
Tzeu n’avait visiblement pas envie de mettre fin à la conversation. Il était resté assis sur le lit de Wang qui, après avoir tiré le drap sur lui, tentait vainement de trouver le sommeil. La température était agréable dans les trois pièces, mais l’extinction des lumières entraînait un refroidissement sensible qui rendait indispensable cette fine couverture de coton. Des dizaines de points rouges criblaient les ténèbres, bougeaient parfois comme des étoiles filantes, se rassemblaient par endroits, disparaissaient et réapparaissaient au gré des mouvements des dormeurs.
« Mes parents sont morts, dit Wang d’une voix enrouée. Ma grand-mère est restée à Grand-Wroclaw.
— Pourquoi est-ce que t’es passé en Occident ?
— Des problèmes avec un Mongol…
— Les Mongols, ils veulent toujours commander ! On n’arrêtait pas de se battre avec la bande de Kubilay à Szczecin. Il affirmait qu’il descendait de Gengis Khan. Moi je dis qu’il n’était même pas capable de descendre de son lit sans se casser la figure ! »
Le rire de Wang domina brièvement les ronflements, les soupirs, les chuchotements, les froissements et les grincements de sommier qui s’élevaient alentour.
« Qu’est-ce qui a poussé ta famille à émigrer, Tzeu ? »
Le petit Chinois observa un long moment de silence avant de répondre.
« Ma mère a préféré passer de l’autre côté du REM plutôt que de vendre ses deux dernières filles aux Coréens.
— Et ton père ? »
Nouvelle pause, plus longue que la précédente.
«II… il s’est pendu avec sa ceinture… Il
avait de plus en plus besoin d’argent pour se fournir en opka. Il a
vendu mes deux sœurs aînées à Chul-Baek, un Coréen. Il a dépensé
l’argent en moins d’un mois. On l’a retrouvé un matin pendu dans la
cuisine. Ma mère ne l’a pas détaché : elle lui a planté un
couteau dans le ventre, elle nous a réveillés, elle a ramassé nos
affaires et on est partis vers la porte de Most.
— Vous avez fait tout le voyage à pied ? » Tzeu
commença à répondre mais, après qu’il eut reniflé à plusieurs
reprises, sa voix aigrelette se brisa en sanglots. Wang se redressa
et lui posa la main sur l’épaule.
« Rien ne t’oblige à me parler de tout ça… » murmura-t-il. Tzeu pleura silencieusement pendant plusieurs minutes, puis il ravala ses larmes et s’efforça de remettre un peu d’ordre dans ses pensées.
« Des camions nous ont emmenés jusqu’en Bohême… Des chauffeurs polonais, hongrois, ukrainiens… Ils s’enfermaient avec maman dans la cabine avant de nous emmener. Maman refusait de monter dans les camions de ceux qui voulaient s’enfermer avec les filles. On a mis six jours pour arriver à Most. Là-bas, maman a trouvé une chambre dans un hôtel tenu par un Laotien. On devait sortir toute la journée pour lui laisser le temps de gagner de l’argent et de payer la nuit suivante. J’ai retrouvé des copains de Szczecin dans les rues, on a volé des cigarettes et des beignets aux étalages. Un soir, je suis revenu trop tôt, je l’ai trouvée dans le lit avec un Blanc. Il s’est levé, il s’est approché de moi, il m’a balancé une claque. Maman a hurlé, alors il l’a frappée à son tour. Le Laotien a voulu nous virer, mais maman lui a promis que ça ne se reproduirait plus. Le lendemain, le REM s’est ouvert et on a marché jusqu’à la porte de l’Occident… »
Tzeu se tut, comme épuisé par sa longue tirade. Il avait vidé d’un seul coup un sac un peu trop lourd à porter pour ses frêles épaules et, comme ces animaux qu’on débâte à l’issue d’une dure journée de labeur, il restait figé, incapable d’esquisser le moindre geste.
« J’ai abandonné ma mère… ajouta-t-il dans un souffle.
— Et moi ma grand-mère, renchérit Wang.
— Et moi je voudrais que vous fermiez vos gueules ! » gronda une voix menaçante à quelques pas de là.
D’une pression de la main sur le bras, Wang invita Tzeu à regagner sa place. Glacé de peur et de désespoir, le petit Chinois se laissa tomber dans l’allée et, les bras tendus devant lui pour déceler les obstacles, se dirigea vers son lit.
♦
«La qualité baisse d’année en année… » soupira l’homme dont les vêtements extravagants le faisaient ressembler à un oiseau au plumage multicolore.
Il s’épongeait régulièrement le front avec un mouchoir de dentelle dont le parfum capiteux se répandait dans l’air confiné du dortoir. Il passait en revue les émigrants alignés devant les lits, s’arrêtait de temps à autre pour examiner l’un d’eux avec attention. Des trois hommes qui l’accompagnaient, l’un portait des vêtements aux formes identiques mais aux couleurs un peu moins vives, les deux autres étaient sanglés dans de stricts costumes bleu marine. Les Noirs de service les suivaient à distance, ponctuant les paroles des visiteurs de gloussements et de commentaires à voix basse.
« Ce ne sont pas les meilleurs éléments de la RPSR qui passent en Occident, mais les miséreux, les parias, le rebut, dit un homme au costume bleu marine. Les autres sont recrutés par les néotriades.
— Espérons que la porte de Saragosse nous livrera des hommes un peu plus… un peu plus robustes que ceux-là ! s’exclama l’homme au plumage extravagant. Nous devons en recruter plus de vingt mille en un mois.
— Vingt mille ? Les défis ne portent que sur des armées de dix mille hommes…
— Nous avons tout crédit pour constituer les meilleures troupes possibles. Hal Garbett possède l’avantage sur Frédric Alexandre d’avoir participé à neuf défis. Il peut compter sur un capitaine de champ et des officiers expérimentés. En outre, les portes de San Antonio et de Phœnix lui fournissent plus d’hommes qu’il ne lui en faut… »
Tout en devisant, ils s’étaient engagés dans l’allée de Wang. Une voix avait surgi dix minutes plus tôt d’un invisible haut-parleur et avait ordonné aux émigrants de se tenir debout, les bras le long du corps, devant leurs lits respectifs. Bien qu’il ne fussent pas voisins, Tzeu s’était placé aux côtés de Wang et n’avait pas voulu réintégrer sa position initiale malgré les gestes et les mimiques de ce dernier.
« Celui-ci est encore un enfant ! »
Les quatre hommes s’étaient arrêtés devant le petit Chinois et l’observaient d’un air à la fois intrigué et amusé. Ils paraissaient coincés entre deux âges. Ils ne présentaient aucune caractéristique des vieux de la RPSR – peau fripée, taches brunes, cheveux blancs, silhouette affaissée – mais Wang eut l’impression qu’ils avaient dissimulé leur sénilité derrière un paravent juvénile, comme ces poussières qu’on glisse sous le tapis pour donner au visiteur une illusion de propreté. De même, les vêtements excentriques que portaient deux d’entre eux semblaient totalement inadaptés à l’environnement. Le panache de leur chapeau plat tremblait à chacun de leurs mouvements. Leurs traits fins, presque féminins, et la forme de leurs yeux ne laissaient planer aucun doute sur leur appartenance à la race blanche, mais leur teint hâlé – cireux aurait été un terme plus approprié – les différenciait assez nettement des Blancs des provinces de l’Ouest de la RPSR.
« Est-ce que ces gens parlent le français ? » s’enquit l’homme au plumage chatoyant.
Ses interlocuteurs aux costumes bleu marine lui décochèrent des regards interdits.
« Vous n’avez jamais eu la curiosité de sensorer les reportages satellite sur le deuxième monde ? demanda l’un d’eux d’un ton cassant.
— J’ai bien d’autres choses à faire qu’à me plonger dans ce genre de programmes ! répliqua l’autre, pincé. Je ne suis pas l’un de ces fanatiques qui réclament le rapprochement entre les peuples et l’abaissement du REM. Je crois encore, Dieu merci, au grand Occident voulu par les fondateurs de la souveraineté chrétienne. Voulu par le grand Charlemagne ! Qu’ont-ils fait d’intéressant, d’ailleurs, les Jaunes, les Noirs, les musulmans, les Slaves, les Sud-Américains, depuis qu’ils ont été privés de contacts avec l’Occident ? Quels ont été leurs progrès technologiques ? Quel a été leur apport au monde ? Vous n’avez toujours pas répondu à ma première question…
— Si vous aviez sensoré un reportage satellite, vous sauriez qu’on parle frenchy sur un vaste territoire qui s’étend de la ligne Oder-Neisse II jusqu’à Moscou et, du nord au sud, des pays baltes jusqu’à la Turquie.
— Le résultat des émissions subliminales, je suppose… Elles n’ont malheureusement pas réussi à convertir les résidents de la GNI au français. Il faut dire que l’arabe est une langue vivace, défendue avec une rare énergie par des fanatiques.
— Je constate avec plaisir que vous avez conservé quelques notions d’histoire… »
L’ironie patente de son interlocuteur exaspéra l’homme vêtu de couleurs éclatantes qui, après avoir cherché en vain un exutoire pour déverser sa fureur, haussa les épaules et se tourna vers Tzeu.
« Quel âge as-tu ? demanda-t-il d’une voix tranchante.
— Treize ans, mentit Tzeu avec aplomb.
— Tu en parais à peine onze…
— Je suis petit pour mon âge !
— Je crois plutôt que tu essaies de m’abuser… »
L’espace de quelques secondes, Wang craignit que le voyant lumineux du petit Chinois ne s’éteigne. Il se rendit compte avec amertume que leurs geôliers occidentaux – car l’Occident n’était ni un refuge ni un pays d’accueil, mais bel et bien une enceinte carcérale – avaient parfaitement mené leur affaire en leur greffant cet œil supplémentaire. Un œil qui ne voyait pas mais qui luisait comme une menace permanente, comme une épée de Damoclès dont le fil risquait de se rompre à tout instant. Les Noirs de service étaient la preuve vivante qu’on pouvait s’habituer à cette contrainte, mais à quel prix ? On perdait probablement, à vivre en permanence sous le regard de ses maîtres, toute combativité, toute estime de soi-même. Le travail d’exécuteur pour le clan d’Assôl l’aurait certes obligé à commettre des crimes abominables, mais il aurait bénéficié à chaque moment de son libre arbitre, et la liberté, même illusoire, était son bien le plus précieux. Pourquoi grand-maman Li avait-elle insisté pour l’expédier de l’autre côté du REM ? Avait-elle donc perdu sa clairvoyance ?
Tzeu lui adressa un bref regard, comme pour puiser un peu de courage dans ses yeux. La peau du petit Chinois était aussi hérissée que celle d’une poule.
« J’aurais trop peur de mourir si je mentais, monsieur… »
La remarque arracha un sourire à son interlocuteur empanaché.
« Je vois que tu as parfaitement assimilé le rôle de ton VF.
— Mon… VF ?
— Ton voyant frontal, la partie visible de l’émetteur récepteur qu’on t’a glissé dans le cerveau. Certains le surnomment le rubis des immigrants, l’œil du diable, l’interrupteur. … On lui donne bien d’autres noms mais ils ne me viennent pas à l’esprit. Il brillera jusqu’à la fin de ton existence, et j’espère pour toi que tu vivras longtemps. L’Occident est accueillant pour ceux qui savent respecter ses lois. »
Tzeu se tortilla sur place, les mains crispées sur son bas-ventre, comme s’il était pris d’un besoin pressant.
« Qu’est-ce que vous allez faire de nous, monsieur ? »
Une question qu’ils avaient tous envie de poser mais que seul un enfant inconscient était en mesure de formuler.
« Vous passerez bientôt des tests d’aptitude à l’issue desquels vous recevrez votre affectation.
— C’est quoi une affect… une affectation ?
— L’Occident vous protégera, vous nourrira, vous soignera en contrepartie de votre travail. Un marché équitable, tu ne crois pas ?
— Et… ma mère ? Et mes sœurs ? »
Des larmes avaient perlé au coin des paupières de Tzeu. Son vis-à-vis l’enveloppa d’un regard froid où ne brillait aucune lueur de bienveillance ou de compassion.
« Nous ne recevons pas les immigrants pour reconstituer leur vie de famille, lâcha-t-il d’un ton sec. L’expérience nous a enseigné que les problèmes surgissaient dès que les clans se reformaient. Nous prônons l’intégration par l’immersion totale. Dans un passé pas si lointain, les immigrants regroupés en ghettos ont failli causer la perte des pays qui les avaient accueillis.
— Est-ce que je pourrai les revoir un jour ? » insista Tzeu. De grosses larmes roulaient maintenant sur ses joues. « Peut-être… si tu as la chance de les croiser au cours de tes éventuels voyages. Cela dépendra des circonstances, de ton travail… de leur travail. Ont-elles seulement survécu à l’implantation de leur VF ? Plus d’un quart des émigrants ont une réaction de rejet qui entraîne une rupture d’anévrisme ou une embolie foudroyante. »
Les cadavres retrouvés en Bohême avec un petit trou au milieu du front, songea Wang.
«Nous conservons la majeure partie des corps dans nos banques d’organes et nous renvoyons l’excédent de l’autre côté du REM. Si j’en crois les rapports de l’OOS, l’Organisation occidentale de la santé, les néotriades se chargent d’acheminer les cadavres jusqu’à Moscou, où les organes coùtent de véritables fortunes… »
Ces paroles semaient des graines d’épouvante dans l’esprit des émigrants. La plupart d’entre eux avaient abandonné des êtres chers au moment du passage et ils prenaient conscience qu’ils ne les reverraient peut-être jamais. Ils garderaient certes l’espoir d’être un jour réunis aux leurs, mais, pour peu que le hasard – ou les ancêtres, ou le karma, ou la Vierge Marie – se montre défavorable, ils seraient rongés par une terrible incertitude jusqu’à la fin de leurs jours.
Le carrelage parut tout à coup glacé à Wang, qui serra les dents pour ne pas se laisser tomber sur son lit. Passés les premiers instants de découragement, il se promit de mettre tout en œuvre, de fouiller chaque recoin de l’Occident si nécessaire, pour retrouver Lhassa.
Les Occidentaux se détournèrent de Tzeu et l’examinèrent avec une attention soutenue. Il eut l’impression d’être une vache ou un porc exposé sur le marché aux bestiaux de Grand-Wroclaw. Ils l’observaient avec l’œil du maquignon, et il s’attendait à ce qu’ils lui soulèvent les bourses comme des paysans polonais palpant les testicules d’un taureau ou d’un verrat. Leur regard l’offensait, mais la légère vibration de son front lui rappelait que le rapport des forces n’était pas en sa faveur, qu’il devait faire preuve de la même faculté d’adaptation que l’eau se glissant dans un nouveau lit.
Ce fut l’un des deux hommes au costume bleu marine qui rompit le silence. « Celui-ci fera une bonne recrue : il m’a l’air assez vigoureux. »
Ses dernières syllabes, exagérément accentuées, hachaient ses phrases et donnaient à son frenchy, une langue pourtant musicale, une tournure martiale. L’homme aux vêtements excentriques glissa les doigts de sa main gauche dans l’échancrure carrée et dentelée qui bordait le col de son pourpoint.
« Un sur vingt mille ! soupira-t-il. Nous ne sommes pas au bout de nos peines…
— J’en vois d’autres ici qui sont incorporables, monsieur. Et puis ce camp est le premier que nous visitons ! La patience ne semble pas être la principale de vos qualités…
— Le président Freux en personne m’a chargé d’établir un premier rapport. Nous n’avons que trois mois pour préparer le défi, nous n’avons pas de temps à perdre.
— Vous, les Français, vous êtes toujours pressés. Un bon organisateur sait prendre son temps.
— Si nous avions pris notre temps entre 2080 et 2088, l’Occident ploierait aujourd’hui sous le joug sino-russe ! Et l’Allemagne aurait été la première occupée ! »
La colère enflamma les joues et le front de l’homme au costume bleu marine.
« Les nations occidentales ont payé un lourd tribut à l’invention du REM, gronda-t-il. En sacrifiant leur langue, elles ont perdu leur âme.
— Aucune loi ne vous interdit de parler l’allemand…
— En privé seulement. La première langue étudiée à l’école est le français, les communications officielles se font en français, les principaux télésens émettent en français. Or le rapport Kinshall…
— Ne revêt aucune valeur ! Notre propre commission d’experts a démontré que l’anglais ou l’allemand ne sont pas supérieurs au français dans la structuration cérébrale. La victoire de Frédric Alexandre en finale des challengeurs montre mieux que toute analyse que l’intelligence stratégique n’est pas l’apanage des Anglo-Saxons.
— Les adversaires n’étaient pas d’un excellent niveau… L’Anglais a cru trop tôt sa victoire arrivée. J’étais connecté au Channel A et j’ai sensoré sa perte de concentration bien avant la contre-attaque des colonnes d’Alexandre.
— C’est un effet de rhétorique vieux comme le monde que de contester la qualité des adversaires pour diminuer les mérites du vainqueur.
— Peut-être, mais votre Alexandre n’a aucune chance contre Hal Garbett.
— Votre sens de la solidarité européenne me va droit au cœur, mais il est encore un peu tôt pour présumer de la défaite de notre challengeur. Et puis ce n’est ni le lieu ni le moment d’en débattre : nous donnons une piètre image de l’Occident à nos hôtes. Pour l’heure, nous devons nous préoccuper du recrutement.
— Les fiches sensor de ces messieurs vous attendent dans la salle de contrôle. Elles seront plus fiables que vos impressions visuelles.
— Il existe encore des critères que ne peuvent estimer les analyses sensorielles, monsieur… »
Ayant prononcé ces mots, l’homme retira son chapeau, tourna les talons et, d’une allure dandinante qui le faisait ressembler à un paon, se dirigea vers l’entrée du réfectoire.
♦
Les tests de sélection commencèrent le lendemain. Des hommes vêtus d’uniformes bleu marine vinrent chercher les immigrants par groupes de trente. L’Occident était tellement confiant dans sa technologie qu’il n’avait pas éprouvé le besoin d’armer ses gardiens.
On ne revoyait plus ceux qui quittaient le camp – les immigrants avaient retenu des paroles des Occidentaux que ces trois grandes pièces fermées s’appelaient un camp. Comme les départs s’effectuaient environ toutes les deux heures et que le lit de Wang était placé parmi les derniers, il se passa trois jours avant que son tour ne vienne de quitter les lieux. Trois jours pendant lesquels Tzeu ne le lâcha pas d’une semelle, craignant visiblement d’être séparé de celui qu’il avait adopté comme son grand frère.
L’incertitude engendra une inquiétude, une tension, une agressivité qui dégénérèrent en altercations, en rixes. Wang se tint autant que possible à l’écart des mêlées. Il s’allongeait sur son lit dès que se manifestaient les premiers signes de nervosité et attendait tranquillement que les choses se tassent avant de se risquer dans les allées. Il avait recommandé à Tzeu de calquer son attitude sur la sienne et le petit Chinois poussait le mimétisme jusqu’à se rendre en même temps que lui dans la salle de douches pour se laver ou satisfaire ses besoins organiques.
Les voyants frontaux de deux hommes s’éteignirent à l’issue de ces bagarres. Un Lituanien et un Tchétchène, deux hommes massifs qui semblaient correspondre aux critères de sélection des Occidentaux. Peut-être fallait-il voir dans leur élimination une conséquence prévisible de leur agressivité, dirigée souvent contre leurs compagnons de captivité les plus faibles. Les Occidentaux avaient évoqué un recrutement militaire pourtant, et l’agressivité était une qualité très recherchée chez un soldat.
Wang avait cru deviner qu’ils ne parlaient pas d’une véritable guerre – protégé par l’infranchissable REM, l’Occident ne craignait pas les agressions extérieures – mais d’une compétition mettant aux prises deux stratèges, une sorte de gigantesque partie d’échecs où les pions étaient des hommes et l’échiquier un champ de bataille.
Des hurlements provenant de la salle de douches déchirèrent le silence. Une nouvelle bagarre. Moins les immigrants étaient nombreux et plus ils se montraient irritables, une réaction d’exaspération provoquée par l’inactivité, par la promiscuité, par l’attente.
En un réflexe, Wang chercha Tzeu du regard. Il ne le vit pas sur son lit, ni sur un autre, ni dans l’allée. Inquiet, il se redressa et tenta de repérer la silhouette du garçon parmi les adolescents regroupés dans le passage qui séparait le dortoir de la salle de douches. D’autres immigrants sautèrent de leur lit et remontèrent au pas de course vers la source du vacarme. Wang hésita avant de leur emboîter le pas, tiraillé entre son désir de conserver l’anonymat et la peur qu’il soit arrivé quelque chose à Tzeu. Il guetta pendant quelques secondes l’apparition du petit Chinois, mais il dut se résoudre au pire, d’autant que les adolescents, affolés, se tournaient vers lui pour lui adresser de grands signes. Le Tao de la Survie n’obligeait pas ses adeptes à voler au secours des plus faibles, que la loi de l’évolution condamnait à disparaître tôt ou tard, mais Tzeu lui avait fait confiance en lui relatant l’histoire de sa famille, en se plaçant sous son aile protectrice. Wang n’avait rien demandé à personne et le sens de l’honneur, de l’amitié, étaient des concepts illusoires qui conduisaient le plus souvent les hommes à leur perte. Tzeu s’était fourré dans les ennuis parce qu’il avait transgressé les lois élémentaires de la survie et il n’y avait aucune raison que d’autres pâtissent de son imprévoyance.
Des éclats de voix se mêlaient maintenant aux glapissements stridents qui faisaient vibrer les montants métalliques des lits superposés.
Le visage bouleversé du petit Chinois traversa l’esprit de Wang. Il se dit alors que la survie passait peut-être aussi par l’estime de soi-même, repoussa le drap d’un geste sec, sauta dans l’allée et bondit vers la salle de douches. Il fendit énergiquement les grappes des immigrants agglutinés dans l’entrée et vit quatre hommes s’acharner sur un Thaïlandais d’une trentaine d’années, recroquevillé entre deux cuvettes. Leurs vociférations couvraient ses cris aigus qui s’achevaient en râles prolongés.
Wang chercha Tzeu des yeux, l’aperçut de l’autre côté entre deux Nordiques, minuscule îlot de terre brûlée coincé entre deux icebergs. Des gouttes d’eau parsemaient sa peau, accrochaient des éclats de lumière. Probablement était-il en train de se laver lorsque la bagarre avait éclaté. Adossé au mur, immobile, il attendait que le calme revienne pour traverser la pièce et regagner le dortoir. Lorsque leurs regards se croisèrent, Wang lut à la fois de l’étonnement, de la complicité et de la gratitude dans les yeux du petit Chinois. Soulagé, il prit conscience qu’il n’avait pas à se faire de souci pour Tzeu, dont les ressources semblaient inépuisables.
Il ne commit pas l’erreur de séparer les antagonistes. D’une part parce que l’issue de cette bagarre n’avait aucune influence sur l’estime qu’il se portait à lui-même, d’autre-part, et c’était la raison principale de sa neutralité, parce que l’homme allongé sur le sol avait cessé de vivre.
« Oû est-ce qu’on va ? demanda Tzeu.
— Garde ton énergie au lieu de poser des questions idiotes », répondit Wang à voix basse.
Ils s’étaient engagés dans le couloir sur les talons des cinq hommes en uniforme bleu marine qui leur donnaient des ordres en frenchy mais parlaient entre eux une langue rude et gutturale similaire au polak. Ils avaient laissé sur leur gauche les cuisines. Les Noirs, regroupés devant la porte, leur avaient adressé des sourires amicaux qui traduisaient une certaine solidarité entre immigrés. Une vingtaine d’unités seulement constituaient leur groupe, le dernier à quitter le camp. Des quatre hommes qui avaient massacré le Thaïlandais dans les douches, deux avaient été éteints sur-le-champ, l’un avait trouvé mystérieusement la mort au cours de la nuit suivante et deux gardiens étaient venus chercher le quatrième quelques heures plus tôt.
Ils marchèrent en silence dans le couloir gris. Des appliques rondes serties dans les murs dispensaient une lumière sale. Les voyants frontaux rougeoyaient comme des braises dans la pénombre.
À l’extrémité du corridor, une porte coulissante s’ouvrit sur une courette inondée de soleil. Eblouis, ils eurent besoin de quelques minutes pour accoutumer leurs yeux à la clarté du jour. Il régnait à l’extérieur une température agréable qui rappela à Wang l’été silésien. Une douce chaleur se dégageait du sol de béton, montait dans ses jambes, et l’air tiède s’enroulait en écharpes bienfaisantes autour de son corps.
Un grésillement familier l’entraîna à tourner la tête. Il aperçut, par-dessus les murs et les toits des bâtiments, le rempart bleuté du REM dont la partie supérieure se confondait avec l’azur du ciel. Il se souvint qu’il avait quitté la Bohême sous le froid et la neige, et il se demanda si son anesthésie n’avait pas duré plusieurs mois. Grand-maman Li disait des Occidentaux qu’ils se croyaient autorisés à modifier les saisons et prolonger la vie au-delà du raisonnable. « Ils sont tellement imbus de leur science qu’ils se prennent pour des dieux, mais les dieux respectent les lois de la création… »
« Alignez-vous au centre de la cour ! » aboya un gardien.
Devant eux se dressait un ensemble de bâtiments carrés, massifs, qui paraissaient indestructibles. Les portes elles-mêmes, métalliques, dépourvues de vitres, donnaient une impression de solidité à toute épreuve.
« On dirait les bunkers de la ligne Oder-Neisse ! » s’exclama Tzeu.
La remarque du garçon amusa les gardes.
« Ce sont nos ancêtres allemands qui ont construit les bunkers de la frontière polonaise ! déclara l’un d’eux. Cette ligne fortifiée était conçue pour arrêter les blindés de la RPSR mais elle n’a jamais servi.
— Pourquoi est-ce qu’il fait chaud ici alors qu’il fait froid de l’autre côté ? »
Le garde s’approcha de Tzeu et le fixa pendant quelques secondes d’un regard dédaigneux. Wang trouva insupportables cette suffisance, cette arrogance, cette façon qu’avait l’Allemand d’exploiter la supériorité de l’adulte sur l’enfant, la supériorité du Blanc sur le Jaune, la supériorité du vêtu sur le dénudé.
« Faut retourner là-bas si tu préfères vivre huit mois de l’année dans la neige ! ricana le garde.
— Vous savez bien que je ne peux plus revenir dans mon pays avec ça dans la tête », soupira Tzeu en désignant son voyant frontal.
L’Allemand éclata de rire et se retourna vers ses confrères, eux-mêmes hilares. Wang avait l’impression très nette qu’ils prolongeaient cette halte dans la cour dans le seul dessein de jouir pendant quelques instants de l’ivresse que leur procurait le pouvoir. Ils n’avaient pas besoin d’inspecter les immigrants alignés puisque ces derniers étaient nus, ils voulaient seulement éprouver ce sentiment exaltant de tenir la vie d’autres êtres humains dans le creux de leur main. Les exécuteurs des clans ressentaient certainement la même griserie – en plus fort, parce qu’ils allaient jusqu’au bout de leurs intentions – lorsqu’ils couchaient leurs victimes en joue. Grand-maman Li avait raison sur ce point : les Occidentaux n’étaient pas des dieux, pas davantage que les hommes de main des parrains, car les dieux ne connaissent pas le mépris.
On les introduisit dans le bâtiment par l’une des portes blindées après les avoir fait patienter pendant une quinzaine de minutes. Là, les gardiens les conduisirent dans une salle d’attente et leur ordonnèrent de s’asseoir sur des bancs scellés dans le sol.
Une lumière crue tombait des néons, éclaboussait les murs de béton brut, hérissés de pointes de fer d’une longueur de cinquante centimètres. Les odeurs corporelles, exaltées par la transpiration, s’immisçaient dans les relents d’oxydation et de poussière.
Les gardiens vinrent chercher les membres du groupe un à un et disparurent avec eux par une deuxième porte métallique. Tzeu pressentit que l’heure de la séparation était arrivée et se serra contre Wang jusqu’à le toucher, jusqu’à lui transmettre sa chaleur par sa hanche et sa cuisse gauches.
« J’sais pas où ils vont nous expédier, chuchota-t-il. J’espère qu’on se reverra un jour… »
Wang lui ébouriffa les cheveux.
« N’oublie jamais que la vie est ton seul bien, Tzeu.
— J’aurais du mal à l’oublier ! J’ai plus de famille, plus de maison, plus de vêtements. Tout ce qui me reste, c’est ce drôle de truc au milieu du front.
— Tu auras bientôt des vêtements, une maison. Et si la chance est avec toi, tu retrouveras peut-être ta mère et tes sœurs… »
Le petit Chinois posa la tête sur le flanc de Wang. Il ne pleurait pas mais sa détresse exsudait par les pores de sa peau. Il ne regimba pas lorsqu’un garde lui secoua l’épaule et lui intima l’ordre de le suivre. Il ne prononça pas un mot, laissant à son regard le soin de parler pour lui. Il marcha à reculons jusqu’au bout de la travée, les yeux rivés dans les yeux de Wang. Son troisième œil brillait d’un éclat insolite, comme s’il avait déjà appris à se servir de son voyant frontal pour proclamer son espoir dans des jours meilleurs.