CHAPITRE
XIV
L’ÎLE DES JEUX
La guerre se gagne dans la tête. Vigilance, détermination, sang-froid, voilà les clefs. La vigilance te permet de devancer l’intention de l’adversaire, la détermination te donne la force nécessaire au moment de l’affrontement, le sang-froid guide tes gestes lorsqu’il s’agit de frapper. La colère, la peur, l’arrogance, la haine, voilà tes véritables ennemis. La colère t’aveugle, la peur absorbe une grande partie de ton énergie, l’arrogance te pousse à commettre des imprudences et la haine t’entraîne dans la sarabande infinie de l’action/réaction. Si tu es un soldat, un homme programmé pour tuer, tue donc de ton mieux, en remerciant les ancêtres à chaque coup que tu portes, à chaque coup que tu reçois. Ecoute ce conseil précieux du Tao de la Survie : n’aie aucun jugement sur tes actes, car le bien et le mal sont absents des champs de bataille.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Les hommes d’Alexandre avaient reçu leur équipement trois jours plus tôt et ils avaient dû se défaire de leurs vêtements chauds d’hiver pour revêtir leur tenue de combat. Le sagum, le manteau dépourvu d’attaches qu’ils enroulaient autour de leur corps, ne les isolait pas de la bise humide et glaciale qui transperçait leur tunique et leurs braies de coton.
Les gallicæ, les chaussures, s’imbibaient peu à peu d’une boue qui, en séchant, rendait cassant le cuir synthétique et générait des ampoules, des plaies purulentes. Les jambières de bronze, les cnémides, provoquaient quant à elles des contusions au niveau des genoux et des chevilles, et nombreux étaient ceux qui les avaient abandonnées en dépit des consignes, ne voyant pas l’intérêt de porter ces accessoires aussi incommodes qu’inutiles.
Wang faisait partie de ceux qui les avaient gardées, même si les hommes de la section spéciale, où étaient privilégiées l’initiative individuelle, la vitesse de déplacement, étaient entièrement libres de leurs mouvements. Il avait été intégré dans cette centurie au début du mois de janvier et il avait subi un entraînement intensif basé sur les égorgements et les étranglements.
Le 25 janvier, Frédric Alexandre avait rassemblé les membres de la centurie dans le réfectoire du bloc A 1 afin de leur expliquer la spécificité de leur rôle :
« Vous avez été choisis pour constituer cette section spéciale en fonction de votre caractère dont les traits dominants sont, d’après les cellules morphopsycho, l’individualisme forcené et l’instinct de survie, les deux étant étroitement liés. Plutôt que de vous contraindre à accepter une discipline astreignante, je préfère exploiter ces qualités – d’aucuns appelleraient ça des défauts – au sein d’une structure entièrement indépendante. Cela signifie que vous serez livrés à vous-mêmes pendant la bataille : vous serez privés de chef, de tête pensante, vous ne recevrez aucune communication du capitaine de champ, vous devrez trouver vous-mêmes votre place, votre utilité, votre angle d’attaque. Vous prendrez toutes les initiatives que vous jugerez utiles et même, si ça vous chante, celle de vous cacher en attendant que les choses se passent. »
Les cent hommes s’étaient lancé des coups d’œil interdits dans la pénombre du réfectoire. Ils voulaient s’assurer qu’ils avaient bien compris, que les paroles du challengeur français ne dissimulaient pas de chausse-trape.
« Ça risque de faire cent soldats en moins sur le champ de bataille ! » avait lancé un Slave.
Un éclat de rire général avait salué cette remarque. Frédric Alexandre avait lui-même esquissé un sourire.
« Je prends le risque, avait-il déclaré d’un ton calme. Hal Garbett a présenté les Jeux comme une guerre entre l’ordre et le chaos. J’ai décidé de le prendre au mot. Je vous considère donc comme des germes de chaos, comme des éléments incontrôlables dont personne, ni Hal Garbett ni moi, ne peut prévoir les réactions. J’introduis une inconnue dans un environnement ordonné, dans un univers géométrique. Aucun règlement n’interdit l’indiscipline. Peut-être serez-vous l’expression de mon inconscient, de votre inconscient, de l’inconscient collectif… Peut-être précipiterez-vous ma perte ? Peut-être concourrez-vous à mon triomphe ? À vous de décider ce que vous voulez être… »
Étrange langage dans la bouche d’un stratège militaire. À partir de ce jour, la centurie n’avait été astreinte à aucune obligation. Si quelques-uns de ses membres l’utilisaient pour paresser au lit ou pour jouer à des variantes d’osselets avec des cailloux, la plupart d’entre eux se joignaient aux exercices des autres centuries ou effectuaient des entraînements par petits groupes dans la forêt. Les fournisseurs du défi français ayant subi d’importants retards de production, on avait coupé des branches d’arbres pour fabriquer des lances et des épées, on avait confectionné des boucliers, des haches de fortune, et on s’était familiarisé avec le maniement des armes gauloises à l’aide de ces ersatz de bois. Wang s’était entraîné le plus souvent avec Kamtay Phoumapang, un Laotien petit et frêle mais d’une adresse et d’une souplesse étonnantes, et Timûr Bansadri, un Iranien aux allures de colosse, une véritable force de la nature. Les occasions s’étaient faites rares de revoir Zhao, promu officier de sa centurie, Kareem J. Abdull ou Belkacem L. Abdallah avant le départ du défi français pour l’île des Jeux, mais il avait constaté, lors de leurs rares entrevues, que la santé du Chinois de Bratislava se dégradait de manière inquiétante, que le Gabonais se pénétrait de plus en plus de l’importance de son rôle de capitaine et que les rires du Soudanais masquaient mal la mélancolie qui le gagnait.
À force de patience et de ténacité, les deux cents écuyers dépêchés par le gouvernement français avaient réussi à inculquer des notions fondamentales d’équitation aux quatre mille cavaliers choisis parmi les dix mille hommes du camp (l’obligation faite par le COJU de monter à cru déroutait autant les instructeurs que leurs élèves). Les Mongols, les Arabes, les Kazakhs, les Ouzbeks, les Kurdes, tous les ressortissants des provinces ou des pays réputés pour leurs traditions hippiques, avaient d’office été versés dans la cavalerie. Les morphopsychos considéraient qu’ils recouvreraient tôt ou tard leur instinct de cavalier, et cela même s’ils n’étaient jamais montés à cheval de leur existence. À en juger par les résultats, la pratique ne confirmait pas tout à fait la théorie.
Wang n’aurait pas aimé dépendre d’un associé aussi imprévisible qu’un cheval (imprévisible pour celui qui ne savait pas le guider). En moins d’une semaine, les montures avaient provoqué davantage de dégâts parmi la population du camp qu’un mois et demi d’entraînement intensif. Les blessés s’étaient comptés par centaines et il avait fallu puiser largement dans la réserve de mille hommes pour les remplacer. Les chutes étaient même devenues le spectacle favori des fantassins qui se regroupaient après leurs exercices pour contempler leurs collègues cavaliers aux prises avec les lois de l’équilibre. Zhao avait eu raison sur un point : le COJU n’avait pas fait de cadeau à Frédric Alexandre en lui octroyant une cavalerie de quatre mille hommes.
Les armes, les armures, les vêtements arrivèrent le 14 février, soit la veille du départ, à la grande colère des responsables du défi français, qui émirent des doutes sur le soutien des artisans français à leur challengeur. On n’eut pas le temps de les essayer, encore moins de s’y habituer, on entassa le tout dans les cargos supersoniques à destination de l’île des Jeux, située sur le cinquantième parallèle à mi-chemin entre les Etats-Unis et la France.
L’expérience du vol supersonique fut une source d’exaltation et de frayeur pour Wang, Zhao et Belkacem, qui prirent place sur la même banquette dans l’airquebot de la compagnie Air-France Occident, un transporteur de fabrication franco-allemande capable d’accueillir plus de mille cinq cents passagers et de voler à Mach 4, soit plus de quatre mille kilomètres à l’heure. Kareem J. Abdull s’embarqua quant à lui dans un appareil plus petit et plus rapide en compagnie de Frédric Alexandre, des responsables du défi, des assistants et de leurs remplaçants.
« J’aurai au moins connu ça avant de mourir, soupira Zhao après le décollage de l’appareil.
— Tu n’es pas encore refroidi », protesta Belkacem.
Le Chinois de Bratislava lui décocha un regard virulent.
« Je suis déjà froid à l’intérieur, grommela-t-il.
— On pourrait peut-être passer par-dessus le rideau et retourner en Silésie avec ce genre d’engin ! s’exclama Wang, peu rassuré pourtant lorsqu’il vit le sol s’éloigner, les champs, les forêts, les villages, les villes devenir les pièces minuscules et colorées d’une mosaïque infinie.
— Même en admettant que nous puissions survoler le REM, ce qui reste très improbable, nous ne saurions pas où atterrir, précisa Zhao en réprimant une quinte de toux. Au début du XXesiècle, chaque pays, chaque grande ville avait son aéroport et sa flotte aérienne. Dans les années 2050, l’Occident a bombardé tous les aéroports de la RPSR et de la GNI pour interdire à leurs avions d’atterrir et de décoller. À chaque fois qu’une nouvelle piste voyait le jour, même une simple piste en herbe pour l’aéronautique de loisir, les satellites de surveillance la détruisaient à coups de missiles. La Nouvelle Révolution culturelle s’est ensuite chargée de nous enfoncer dans la décadence technologique…
— Même chose avec le jihad islamique décrété contre le diable occidental, ajouta Belkacem. D’immenses cimetières d’avions, de voitures, de camions défigurent les paysages d’Afrique. Il y en a un à côté de chez moi, à Khartoum. Un formidable terrain de jeux pour les gosses. »
Un reportage sur l’île des Jeux, diffusé sur l’écran de leur siège, les absorba jusqu’à l’atterrissage. Moins d’une heure après le départ, le supersonique se posa sur la piste avec une étrange douceur pour un appareil de son gabarit et de son poids. Il s’immobilisa une vingtaine de secondes après que les roues du train d’atterrissage eurent touché le sol dans un crissement bref et strident. Les mille cinq cents passagers se dirigèrent à pied vers le terrain des Jeux, distant d’une dizaine de kilomètres. Un espace de cinq mille hectares, délimité par une barrière électromagnétique de même nature que le REM mais qui ne serait activée qu’à la veille du coup d’envoi des Jeux.
« Ils nous ont même supprimé la possibilité de nous enfuir à la nage, maugréa Zhao. Le seul droit que nous ayons, c’est celui de leur offrir le spectacle de notre mort. »
Ils aperçurent une vingtaine de supersoniques alignés sur le côté de la piste et frappés d’un drapeau étoilé.
« La bannière américaine, souligna Belkacem. Nos adversaires ont eu plus de temps que nous pour reconnaître le champ de bataille. J’ai comme l’impression que l’Occident ne souhaite pas la victoire de Frédric Alexandre… »
Ils suivirent le chemin de terre battue qui serpentait entre les collines. Un kilomètre après l’entrée du champ de bataille, ils longèrent une palissade constituée de pieux taillés en pointe et entourée d’un fossé d’une dizaine de mètres de largeur. Ils distinguèrent, par le portail entrouvert de l’enceinte, des tentes carrées alignées de chaque côté d’une allée. Ils croisèrent plus loin des groupes d’hommes habillés en légionnaires romains.
« Leurs uniformes ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui sont imprimés sur les pages de mon livre d’histoire », murmura Belkacem.
Le premier contact avec leurs futurs adversaires leur donna un avant-goùt des difficultés qui les attendaient sur le champ de bataille : bien qu’ils ne fussent qu’une poignée, les soldats de Hal Garbett les agonirent d’injures dans un mélange d’espagnol, d’anglais et de frenchy et leur adressèrent des gestes obscènes. Les yeux brillants de haine, les immigrés sudams dégainèrent leur glaive, qu’ils portaient tous à droite – de manière assez illogique, car les droitiers dégainaient plus rapidement leur arme lorsqu’elle était placée sur leur gauche – et mimèrent l’affrontement avec une énergie qui en disait long sur leur détermination. Des frémissements agitèrent les soldats d’Alexandre qui, étourdis par leur premier vol supersonique, ne réagirent pas. Avant de s’éloigner dans de grands éclats de rire, les Sudams promirent à ces « puercos sin bolas », à ces « yellow chickens », de leur dévorer le foie. Les JU, dont le spectre les hantait depuis deux mois et demi, venaient subitement de prendre un tour concret. L’ennemi avait désormais un visage, et sa volonté affichée de laminer l’adversaire ne laissait planer aucun doute sur la férocité de l’engagement.
L’île reposait sur une structure flottante et fabriquée dans un matériau imputrescible qui s’enfonçait dans l’Atlantique à une profondeur de mille mètres. Maintenue sur place par des milliers d’ancres antidérive, elle restait insensible aux tempêtes océaniques, lesquelles étaient d’ailleurs programmées par les météorologues de l’ONO pour rééquilibrer les variations climatiques. Bien qu’elle ne fut pas reliée aux fonds marins, elle conservait une stabilité parfaite quelle que fût l’intensité des tourmentes de l’Atlantique. Administrée par un service spécial du COJU, elle changeait de topographie tous les deux ans, entre le moment où le Comité annonçait les modalités du défi et l’ouverture officielle des Jeux. Les cargos supersoniques y déversaient alors des tonnes et des tonnes de terre, de rochers, d’arbres, et des milliers d’immigrés travaillaient d’arrache-pied sous les ordres de paysagistes pour préparer le terrain conformément aux instructions précises et codifiées du Comité. Les difficultés augmentaient avec les exigences des télésens officiels, qui se battaient comme des chiffonniers pour obtenir les meilleurs emplacements, les meilleurs angles de prise de vues. D’âpres négociations s’ensuivaient, qui retardaient l’avancée des travaux et contraignaient les paysagistes à surcharger un emploi du temps déjà bien garni.
« C’est de là que viendront les ordres… »
Zhao désigna les PC des stratèges, des appareils de forme ovale et munis de planchers transparents qui reposaient pour l’instant au milieu de la plaine.
La vue de ces curieux engins volants échoués dans l’herbe ranima dans l’esprit de Wang certaines séquences du documentaire qu’il avait visionné dans le supersonique. Conçus sur le modèle des avions à décollage vertical, les PC se maintenaient à une hauteur permanente de deux cents mètres. Les réservoirs de carburant, placés au-dessus du fuselage comme des crêtes arrondies, leur assuraient une autonomie de trois mois, un temps «qui, en théorie du moins, suffisait aux stratèges pour conclure les Jeux. Ils pouvaient se déplacer d’un endroit à l’autre de l’île sur un plan horizontal pour permettre à leurs occupants de varier les points de vue. Comme un défi sans stratège n’aurait présenté aucun intérêt, un champ de forces répulsives les empêchait de se télescoper. Ils étaient équipés de cartes électroniques où s’affichaient les points lumineux indiquant, grâce aux voyants frontaux des immigrés, les positions respectives des deux armées. Ils servaient également de relais aux divers télésens qui captaient non seulement les émotions, les sensations, les transformations biologiques des stratèges, mais également les réactions des soldats, des officiers, des capitaines de champ, avec lesquels les deux concurrents communiquaient par l’intermédiaire d’un système radio utilisant une fréquence codée.
Si les PC diffusaient leurs masses d’informations vers l’extérieur, ils ne pouvaient en revanche recevoir aucune communication. Les stratèges restaient isolés dans leur bulle tant que duraient les Jeux. Il leur revenait de prévoir leur nourriture, leur eau, l’évacuation de leurs déchets organiques, leurs morphêbloquants et leurs accélérateurs cérébraux. Ils ne portaient aucun vêtement, car les télésens nationaux avaient obtenu la permission de les équiper de capteurs du cou jusqu’aux genoux, un droit obtenu à l’issue d’une longue négociation avec le COJU. Les responsables des télésens avaient allégué la prépondérance de la transmission sensorielle dans le succès grandissant des JU (un milliard de sensoreurs recensés lors du dernier défi, thème : les guerres franco-italiennes de la Renaissance). Un argument décisif : outre l’aspect purement stratégique, la seule légitimité des Jeux était le plaisir de ceux qui les sensoraient.
Les mille cinq cents hommes traversèrent une longue plaine encadrée d’une forêt de chênes et de hêtres, puis aperçurent le rempart de l’oppidum, coincé entre deux collines.
«La muraille est en pierre, mais elle est placée de telle manière qu’elle ne sert à rien », murmura Zhao après s’être arrêté sur le bord du chemin pour contempler les environs.
La pâleur de son teint, les cernes violacés qui soulignaient ses yeux, les difficultés qu’il éprouvait à reprendre son souffle, les tremblements de ses mains dénotaient la dégradation de son état de santé.
« Une muraille de ce genre n’a d’intérêt que si elle se dresse au sommet d’une éminence, poursuivit-il devant l’air interrogateur de Wang. Il suffit aux adversaires de surgir des hauteurs avoisinantes pour nous bombarder de projectiles ou pour, à l’aide de simples troncs, jeter des passerelles entre les flancs des collines et le faîte du rempart. Lorsque le coup d’envoi des JU sera donné, nous ne pourrons plus dormir tranquilles à l’intérieur de ce coupe-gorge ! »
L’enceinte se présentait sous la forme d’un mur de pierres taillées qu’aucun mortier ne liait, pas davantage de terre ou de torchis. Posées les unes sur les autres, elles ne tenaient que par leur propre poids et l’inertie générée par l’ensemble. Une poutre de soutènement servait de bâti dormant à la porte d’entrée, barrée de traverses métalliques et posée sur d’énormes gonds.
À l’intérieur de l’oppidum, les mille maisons aux toits de chaume et aux murs de torchis promises par le COJU s’étaient transformées en des huttes mitoyennes et rudimentaires. Elles présentaient des jours importants par lesquels s’engouffrait allègrement le vent chargé d’effluves salins. Les bottes de glui, mal assemblées, menaçaient de s’envoler à tout moment. Adossées les unes aux autres pour ne pas s’effondrer au premier coup de vent, les habitations avaient été agencées en îlots séparés par des ruelles tellement étroites que deux hommes ne pouvaient y marcher de front. Elles étaient meublées en tout et pour tout de couchettes sommaires et superposées, de simples planches de bois clouées sur des cales et recouvertes d’une paillasse. Les portes étaient dépourvues de serrure, les ouvertures de fenêtres, et l’humidité rendait glissante la terre battue. Pas de couverture, pas de robinets, encore moins de douches ou de lavabos. Les toilettes, aménagées dans un réduit attenant à la carrée, se réduisaient à un trou de vingt centimètres de diamètre creusé dans le sol.
Comme les quatre mille cinq cents soldats des trois vols précédents s’étaient déjà installés, Wang, Zhao et Belkacem visitèrent une trentaine de huttes avant d’en trouver une d’inoccupée. Ils la choisirent en plein cœur de l’oppidum, « comme ça, on aura une chance d’être alertés si les Sudams investissent la place », estima Zhao.
« Le camp des Landes, finalement, c’était le bon temps ! » soupira Belkacem en se laissant choir sur une paillasse.
Des grincements sinistres parcoururent les montants des couchettes superposées.
«Les Occidentaux n’ont décidément aucune estime pour leurs ancêtres, dit Zhao. Ils passent leur temps à dénigrer les siècles passés pour embellir le présent. Les Gaulois n’étaient sûrement pas les êtres barbares et arriérés que veulent illustrer ces taudis. »
Ils plièrent leurs paillasses pour indiquer à d’éventuels visiteurs que l’endroit était occupé, puis ils se rendirent au point-repas, une hutte plus grande que les autres située près du rempart. Chaque défi étant tenu de fournir la nourriture et la boisson à son armée, deux cargos avaient apporté les vivres deux jours plus tôt, ainsi qu’une centaine de cuisiniers et plus de cinq cents serviteurs afghans. Ceux-là étaient logés dans des bâtiments érigés en zone neutre et portaient un badge lumineux qui leur assuraient l’immunité administrative. Le soldat qui avait la mauvaise idée d’agresser un « immun » était éteint sans autre forme de procès.
Ils piétinèrent pendant plus d’une heure dans la boue d’une ruelle avant qu’on leur serve, dans une gamelle en terre cuite – le souci de l’authentique –, le «repas du soldat », un mélange de céréales, de viande et de légumineuses particulièrement roboratif. On leur remit également une gourde de peau synthétique – le souci de l’authentique n’allait pas jusqu’à la violation de la loi Bardot – remplie d’un liquide chaud et « bon pour la vigueur », selon les dires d’un Afghan.
Ils visitèrent ensuite les écuries, qui occupaient plus de la moitié de la superficie de l’oppidum. Ils constatèrent, avec amertume, qu’elles étaient mieux finies, plus confortables que leurs propres huttes, que l’Occident accordait donc plus d’attention aux animaux qu’aux hommes. De même on trouvait de la paille et de l’avoine à profusion dans les box. Les chevaux n’arriveraient que dans deux ou trois jours, mais les conditions de leur séjour sur l’île des Jeux étaient d’ores et déjà nettement préférables à celles des hommes.
Ils se promenèrent dans les collines proches, où ils rencontrèrent des groupes de Sudams, cavaliers ou fantassins, toujours aussi agressifs. Copieusement insultés, ils se continrent pour ne pas répondre à leurs provocations, gardant à l’esprit que leur voyant frontal risquait de s’éteindre à la moindre incartade.
Les manteaux et les tuniques des membres de la section spéciale se reconnaissaient à leurs rayures bleues et rouges. Wang avait reçu, outre ses vêtements et les cnémides, un casque conique appelé le « berru », un bouclier rond métallique, une épée avec son fourreau et une lance (de préférence à la hache, dont il ne savait pas se servir). Le poids de l’épée l’avait surpris au début. Elle pesait entre quatre et cinq kilos et l’avait déséquilibré lorsqu’il s’était exercé à son maniement. Les moulinets, par exemple, généraient une inertie qui déplaçait son centre de gravité et le déportait vers l’avant. Il devait également se méfier des mouvements de son sagum, dans les plis duquel son bras avait tendance à s’empêtrer. Il mit deux jours à surmonter la gêne représentée par son casque.
L’entraînement reprit après la distribution des équipements. Les centuries se répartissaient dans la plaine et exécutaient des mouvements d’ensemble sous les ordres des officiers. Sous les regards goguenards, également, des Romains qui se massaient sur les collines proches pour observer les manœuvres de leurs adversaires. Les cavaliers avaient pratiquement dû repartir de zéro. Ils avaient perdu leurs maigres acquis dès qu’il s’était agi d’accomplir les trois actions simultanées indispensables au moment du combat : guider la monture, frapper avec l’une des deux lances, se protéger avec le bouclier. Les écuyers n’avaient pas eu l’autorisation d’accompagner le défi français sur l’île des Jeux et les hommes se débrouillaient comme ils le pouvaient, à la grande joie des Sudams qui éclataient de rire quand l’un d’eux mordait la poussière.
Zhao avait fière allure dans sa cape pourpre bordée de motifs argentés, sa cuirasse dorée, son casque de bronze aux immenses ailes déployées. Wang le voyait se démener à la tête de sa centurie avec une rare énergie, comme s’il puisait dans son statut d’officier la volonté de repousser le mal qui le rongeait. Ses hommes ne pouvaient à aucun moment soupçonner qu’il livrait un combat secret contre la maladie. Wang décelait sa souffrance au plissement de ses paupières, aux crispations de ses lèvres, aux lueurs sombres qui lui traversaient les yeux.
Belkacem L. Abdallah semblait aussi à l’aise dans sa tenue gauloise qu’un chat tombé dans une bassine d’eau bouillante. Son casque décoré de cornes ne parvenait pas à contenir sa chevelure crépue et ses braies remontaient jusqu’à mi-mollet, découvrant des tibias sur lesquels les cnémides avaient imprimé des stries rougeâtres. Cette impression d’embarras s’accentuait lorsque son officier, un Turc irascible du nom d’Ilgazür, lui commandait de dégainer son épée et de frapper un piquet fiché dans le sol. Il n’avait visiblement aucune affinité avec les armes, pas même avec son bouclier qu’il plaçait en dépit du bon sens. Son sagum flottait derrière lui comme l’aile d’un échassier pataud. Parfois, il se tournait vers Wang pour lui adresser un sourire dont la chaleur contrastait avec le désespoir qui assombrissait ses yeux.
Kareem J. Abdull ne faisait que de très rares apparitions sur le champ de bataille. Il demeurait le plus souvent enfermé Frédric Alexandre dans une hutte réservée aux responsables du défi (et probablement plus confortable que les habitations des soldats, ouvertes au vent et à la pluie). Il en sortait de temps à autre pour effectuer de brèves missions de reconnaissance, habillé comme un simple soldat, seul ou entouré de ses assistants. Il n’adressait la parole à ses anciens compagnons de bloc que pour proférer des banalités, mais il arborait en permanence un air mystérieux et condescendant qui horripilait Zhao.
Les premières nuits, Wang mit du temps à s’endormir sur sa paillasse rêche. Les toux de Zhao, qui se prolongeaient jusqu’à l’aube, et les ronflements incessants de Belkacem se conjuguaient à l’humidité pénétrante et au manque de confort de sa couche pour l’entraîner dans des insomnies désespérantes. Il avait la très nette impression que la mort rôdait dans les ténèbres environnantes, qu’elle le hélait, qu’elle lui donnait rendez-vous sur ce champ fertile où elle entamerait bientôt sa moisson. La perspective de quitter cette terre de misère, de partir pour le monde ténébreux des esprits l’emplissait de frayeur. Il ne voulait pas s’en aller avant d’avoir revu Lhassa, de s’être rassuré sur son sort. Comme grand-maman Li quelques mois plus tôt, elle s’effaçait de sa mémoire et il lui fallait parfois faire un violent effort pour reconstituer ses traits. Elle le visitait souvent pendant ses courtes heures de sommeil. À plusieurs reprises, il se réveilla en sueur, fébrile, persuadé qu’elle dormait à ses côtés. Mais ses illusions se brisaient rapidement sur la dureté de sa paillasse. Pétrifié, il coulait alors dans le sein d’une nuit de plus en plus froide, de plus en plus désespérante.
Le jour, il s’en allait avec Kamtay Phoumapang, le Laotien, et Timûr Bansadri, l’Iranien, épier les manœuvres des légions de Hal Garbett. Réparties en centuries comme l’armée du challengeur français, elles se déplaçaient à une vitesse et dans un ordre remarquables. Il suffisait aux centurions, reconnaissables au plumet de leur casque et au cep de vigne dont ils se servaient comme d’un bâton de commandement, d’aboyer un ordre pour que leurs hommes, y compris les cavaliers, effectuent une brusque volte-face dans un ensemble parfait, lèvent simultanément leur bouclier pour former une muraille unie et mouvante, se ruent dans un même élan vers une cible invisible, se replient en dressant leurs lances comme des piquants de porc-épic. Le tir cohésion donnait une impression de machine parfaitement huilée, de pistons coulissant à la perfection dans leur cylindre. Le défi américain avait en apparence réussi à diriger la sauvagerie des immigrés sudams, dont les voyants frontaux n’étaient pas tout à fait du même rouge que ceux des ressortissants de la RPSR et de la GNI. Sans doute l’explication principale des neuf victoires consécutives de Hal Garbett se trouvait-elle dans l’apprivoisement de ces fauves. Le travail s’était effectué en amont, selon des méthodes qui tenaient davantage du dressage que de la discipline militaire. Il suffisait ensuite au défendeur américain de lâcher ses meutes sur le gibier. Cette exploitation systématique, extrémiste, de l’instinct animal de ses soldats lui tenait lieu de subtilité stratégique.
À chaque fois qu’il croisait un ou plusieurs Sudams dans une allée, la même image remontait à l’esprit de Wang, celle d’une vache sauvage enfermée dans un enclos. Les Poméraniens les capturaient vivantes pour les opposer dans des combats à l’issue desquels l’une d’elles, éventrée, se couchait sur le flanc et agonisait en silence en se vidant de son sang. Ils pariaient de grosses sommes sur ces joutes qu’ils appelaient les « bovidés », et excitaient la méchanceté des vaches en introduisant dans leur abdomen des larves qui leur rongeaient les entrailles.
Kamtay Phoumapang, Timûr Bansadri et Wang se promirent de rester groupés tout au long des Jeux.
« Nous pourrons surveiller ainsi toutes les directions à la fois, avança le Laotien.
— Nous sommes trois et il y a quatre directions ! » objecta l’Iranien avec un sourire.
Le gabarit hors norme de Timûr, son front bas, ses sourcils épais lui donnaient l’allure d’une brute stupide, une impression accentuée par des vêtements gaulois légèrement trop courts et un casque trop petit pour contenir son crâne, mais il faisait preuve d’une intelligence, d’une lucidité et d’une sensibilité nettement supérieures à la moyenne. Il lui arrivait de réciter les quatrains des grands poètes persans, de se lancer dans un long monologue sur la beauté des mathématiques, d’évoquer la grandeur passée de son pays tombé aux mains des fous de Dieu. Il avait été exilé en Occident pour avoir osé célébrer en public l’ivresse des sens. Il valait mieux l’avoir avec soi que contre soi, étant donné la force herculéenne avec laquelle il plantait sa hache dans les troncs d’arbres.
« Façon de parler, répondit Kamtay. À trois, nous diminuerons les probabilités d’être surpris. Il y en aura toujours un pour garder un œil ouvert pendant que les deux autres dormiront.
— Nous aurions été plus efficaces à dix, à vingt, à quarante, soupira Timûr.
— Les autres ont décidé de rester planqués jusqu’à la fin des combats. Une réaction prévisible. Je ne comprends pas la décision de Frédric Alexandre.
— Rester planqué est la meilleure façon de finir égorgé comme un poulet ! » intervint Wang.
Les deux autres se tournèrent vers lui, intrigués. Leur jeune compagnon ne s’exprimait pas souvent, pour ne pas dire jamais.
« Hal Garbett veut écraser Frédric Alexandre, continua Wang, et les Sudams sont comme des chiens enragés, assoiffés de sang. Ils fouilleront chaque cachette, soulèveront chaque pierre pour débusquer les adversaires et les massacrer. Je préfère me battre au soleil plutôt que d’attendre la mort dans l’ombre d’une cachette. Ni le stratège américain ni ses soldats n’ont l’intention d’épargner un seul d’entre nous. L’un veut une victoire totale, les autres sont les messagers de sa volonté. À part nous trois, les membres de la section spéciale sont des idiots ! »
Un silence pesant ponctua cette déclaration. Ils étaient assis sur des rochers agglutinés autour d’un chêne géant – une erreur des paysagistes, certainement, on n’avait jamais vu un arbre pousser naturellement sur un tas de pierres. Aucun chant d’oiseau ne tombait des frondaisons, aucune stridulation d’insecte ne montait de la mousse, et c’était cette absence de bruits qui rappelait aux trois hommes qu’ils déambulaient au milieu d’un site entièrement aménagé pour les besoins des Jeux.
Kamtay Phoumapang releva son visage aussi ridé que celui d’un singe et dévisagea Wang.
« Tu as une idée pour sortir intact de ce merdier ? »
Wang secoua lentement la tête.
« Les idées, les plans sont contraires à la survie, répondit-il. Ma grand-mère dit que nous devons nous adapter sans cesse comme l’eau qui épouse les failles.
— Qu’est-ce qu’elle dit d’autre, ta grand-mère ? » demanda Timur.
Il n’y avait aucune ironie dans sa voix, dans ses yeux, dans son attitude.
« Elle m’a enseigné que nous devons prendre en main notre destin, que l’inertie est l’antichambre de la mort. L’idée de Frédric Alexandre n’est pas stupide de planter des germes de chaos sur le champ de bataille. Le chaos est plus puissant que l’ordre. »
Les mots lui venaient spontanément à la bouche. Jamais l’enseignement de grand-maman Li ne lui était apparu avec une telle clarté, avec une telle force. Il lui avait semblé jusqu’alors que la vieille femme lui avait distribué ses maximes et ses conseils en vrac, comme des ingrédients disparates qu’elle aurait jetés au hasard dans une marmite, mais il prenait conscience en cet instant qu’ils s’emboîtaient comme les pièces d’un puzzle. Elle l’avait préparé depuis toujours à cette guerre qu’il allait livrer sur cette terre artificielle perdue au beau milieu de l’Atlantique. Il se souvenait qu’elle avait exploité chaque événement de son existence, fut-il le plus dérisoire, pour lui inculquer cette notion clef d’adaptation perpétuelle. Ses bagarres d’enfant, ses maladies, ses fugues, ses premiers émois amoureux, ses transformations physiologiques, ses relations conflictuelles avec les hommes d’Assôl le Mongol avaient été autant de prétextes pour lui apprendre les bases du Tao de la Survie.
« Trois contre plusieurs milliers, le combat ne me paraît pas très équitable ! lança Timûr.
— On peut dénouer une trame entière à l’aide d’un seul fil », répliqua Wang.
À partir de ce jour, le Laotien et l’Iranien changèrent de comportement vis-à-vis du jeune Chinois. Leur affection bourrue et quelque peu condescendante se transforma en respect, voire en admiration. Ils cessèrent de le considérer comme un enfant trop tôt grandi, lui accordèrent le statut d’égal et le consultèrent sur chacune de leurs décisions.
Le ciel maussade s’était posé au-dessus de l’île comme un couvercle de tristesse. Wang avait essayé de se laver au début de son séjour avec l’eau qu’il recueillait dans son casque, mais il avait vite renoncé à cette pratique. Une fois surmontés les désagréments inhérents à la malpropreté, démangeaisons, tiraillements, il avait estimé que la crasse constituerait une couche protectrice supplémentaire. Il allait parfois contempler, en compagnie de Kamtay et Timûr, les PC des stratèges. Les appareils faisaient d’ailleurs l’objet d’une curiosité particulière de la part des soldats des deux armées, qui observaient une neutralité tacite lorsqu’ils se pressaient autour de ces étranges œufs. Au fur et à mesure qu’approchait l’heure de la bataille, les hommes, qu’ils fussent sudams, sino-russes ou islamiques, recouvraient cette gravité, ce recueillement qui caractérisaient les veillées d’armes. Jaunes, Blancs, Noirs, métis, ils entraient dans la grande fraternité de ceux qui avaient rendez-vous avec la mort.
♦
Le 29 février de l’année 2212, à l’aube, Frédric Alexandre rassembla l’ensemble de ses soldats devant l’oppidum gaulois. Les quatre mille cavaliers, répartis en quatre divisions, encadraient les soixante centuries de l’infanterie. Les hommes n’avaient pas belle allure, avec leurs uniformes crottés – ils n’en disposaient pas de rechange, par mesure d’économie –, avec leurs barbes naissantes, leurs regards fiévreux, leurs traits tirés, vestiges des nuits d’insomnie. Ils ressemblaient davantage à une horde de gueux qu’à une véritable armée. Les chevaux, dont s’occupaient plus de mille palefreniers immuns – Pakistanais, Afghans, Turkmènes, Tchouvaches – paraissaient beaucoup plus frais que leurs cavaliers. Un crachin tenace, glacial, noyait les collines environnantes et tendait un voile lugubre sur le jour naissant. La terre, d’où l’herbe avait disparu à force d’être piétinée, se gorgeait d’eau et se transformait en une boue collante.
Alexandre avait revêtu un somptueux ensemble dont les teintes dominantes étaient le pourpre et l’or. Son panache détrempé pendait piteusement sur le côté de son chapeau. Des éclats de boue maculaient ses chaussures à crevés. Il avait prié les responsables du défi français de quitter l’île et de le laisser seul face à ses hommes. Ils avaient obtempéré, ulcérés par cette exigence, criant à l’ingratitude, menaçant de se plaindre à qui de droit, au conseiller Blachon, au président Freux si nécessaire. Frédric Alexandre était certes le stratège, le pivot du défi, l’homme sur lequel reposaient tous les espoirs d’une nation, mais ce n’était pas une raison pour renvoyer comme des malpropres les hommes et les femmes qui s’étaient multipliés pour lui faciliter la tâche. Il s’était abstenu de leur dire qu’ils avaient été ses pires ennemis tout au long de ces quatre mois de préparation, que leurs incessantes querelles, leurs manœuvres auprès des conseillers du président, leurs intérêts divergents avaient généré une inertie catastrophique. À cause d’eux, les équipements avaient été livrés avec un mois de retard, les transferts s’étaient effectués dans des conditions pénibles. Il n’avait pas eu la possibilité de consacrer à ses hommes, à la préparation stratégique, le temps qu’il avait perdu à rattraper leurs erreurs, à démêler leurs intrigues. Il restait persuadé que l’un ou plusieurs d’entre eux avaient été chargés par les Américains de perturber par tous les moyens les progrès du défi français.
Il s’était muni d’un amplificateur vocal qui tenait dans le creux de sa main. La fièvre des derniers jours – et l’abus des accélérateurs mentaux, sans doute – avait creusé son visage. Il passa son armée en revue d’un long regard panoramique, puis il leva la main droite devant sa bouche.
« Demain commencent les cent sixièmes Jeux uchroniques, déclara-t-il d’une voix étrangement douce. Je sais que les conditions de préparation n’ont pas été idéales, je sais que vous souffrez de l’humidité et du froid, je sais que vous avez manqué de temps pour vous familiariser avec vos armes, avec vos montures, mais ces insuffisances doivent désormais s’effacer devant les réalités du combat. Ce n’est pas seulement pour moi que vous combattez, ou pour l’honneur d’une nation qui s’appelle la France, mais pour vous. »
Sa voix prenait une résonance dramatique dans la paix de l’aube, troublée par les hennissements des chevaux, par les quintes de toux des hommes, par le chuchotement de la pluie se déposant sur les reliefs.
« Vous devrez d’abord et avant tout songer à défendre votre vie. Et le meilleur moyen de survivre, c’est de rester attentifs aux ordres qui vous seront donnés par les officiers. Nos chances de succès reposent en grande partie sur une bonne coordination entre le capitaine de champ, les officiers et les soldats, fantassins ou cavaliers. Du PC volant, j’aurai une vue d’ensemble des opérations. Vous ne me verrez pas, vous ne m’entendrez pas, mais je vous observerai, j’adapterai ma stratégie, je transmettrai mes consignes à votre capitaine. J’en appellerai à toutes mes ressources pour vous guider sur le chemin du succès, pour vous épargner. Si vous êtes encerclés par un ennemi supérieur en nombre, si vous avez l’impression d’avoir été trahis, ne vous fiez pas aux apparences, ne perdez pas espoir : il s’agit peut-être d’une manœuvre de diversion, d’une tactique mûrement réfléchie. N’oubliez pas non plus que vous pouvez à tout moment être sauvés par la sonnerie d’un temps mort. Battez-vous donc jusqu’à l’extrême limite de vos forces. Ne cédez jamais au découragement, tenez une heure, une minute, une seconde supplémentaires. Je suis un adepte des manœuvres à contretemps. J’essaie de frapper au moment et à l’endroit où on ne m’attend pas. Nous avons besoin les uns des autres. Je ferai ma part de travail, je vous demande de faire la vôtre. La solidarité sera notre clef. »
Il prononçait le discours inverse de celui qu’il avait tenu ’ devant les cent hommes de la section spéciale, mais cette contradiction apparente ne choqua pas Wang. Il estima au contraire que cette faculté de se plier aux circonstances était la marque d’un bon stratège. Alexandre réclamait la discipline, l’obéissance, la cohésion à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses hommes, il proposait l’insoumission, la désorganisation, l’individualisme au un pour cent restant. Il invitait l’ordre et le désordre à s’exprimer ensemble sur le champ de bataille, admettant implicitement qu’il ne maîtrisait pas tous les paramètres, laissant au hasard la possibilité de modifier radicalement les règles du jeu.
La gorge nouée, les hommes caressaient nerveusement le pommeau de leur épée, le manche de leur lance. Les cavaliers rencontraient des difficultés grandissantes à maîtriser leurs chevaux qui renâclaient, ruaient, piaffaient. Islamiques ou sino-russes, ils pensaient au pays, à la province qu’ils avaient quittés, aux femmes et aux enfants qu’ils avaient abandonnés au passage des portes de Most ou de Saragosse. Ils avaient espéré que l’Occident leur proposerait une existence plus confortable, plus sûre, plus heureuse que celle qu’ils avaient connue dans les villes surpeuplées, dans les déserts nucléaires, dans les villages misérables ou les médinas ombragées de la RPSR et de la GNI, et ils étaient conviés à figurer dans des jeux mortels dont ils ne comprenaient ni l’utilité ni l’importance.
« C’est mon intérêt de remporter la victoire, mais c’est également le vôtre, poursuivit Frédric Alexandre. Dans deux heures, je m’enfermerai dans le PC et je gagnerai les airs, où j’aurai une quinzaine d’heures pour m’habituer au maniement de l’appareil, pour bien connaître la configuration de l’île, pour établir la communication avec votre capitaine de champ. Ne vous souciez pas de savoir où se trouve ce dernier. D’une part nous ne devons donner aucune indication à l’ennemi sur son identité ou sa position, d’autre part nous serons en contact quoi qu’il arrive. Il se débrouillera pour répercuter mes ordres. »
Wang se hissa sur la pointe des pieds et tenta de repérer Kareem J. Abdull dans la mer des têtes environnantes, mais il ne le distingua pas. Même si les amples cols des sagums, les casques et les boucliers ne facilitaient pas l’identification, il reconnut Belkacem L. Abdallah, au troisième rang de sa cohorte, ainsi que Zhao qui se tenait, comme tous les officiers, deux mètres devant sa centurie.
« Vous serez dispensés d’entraînement aujourd’hui. Gardez vos forces pour demain. Les premiers ordres vous seront communiqués dès qu’aura retenti la sirène donnant le coup d’envoi des Jeux. Je vous souhaite, je nous souhaite bonne chance. »
Un silence oppressant suivit la déclaration du challengeur français, puis des applaudissements crépitèrent au centre de l’infanterie, gagnèrent les autres centuries comme un incendie propagé par le vent. Bien qu’ils eussent fort à faire pour rester sur l’échiné de leurs montures effrayées par ce soudain tumulte, les cavaliers frappèrent également dans leurs mains. Des clameurs s’échappèrent des poitrines et s’associèrent au fracas des épées ou des haches heurtées en cadence contre les boucliers pour composer un tumulte assourdissant.
Les membres exécutifs du COJU rappelèrent les règles des Jeux aux deux stratèges. La scène, retransmise par les télésens dans tout l’Occident, s’accompagnait d’une solennité théâtrale. Les moteurs des appareils ronronnaient doucement. La pluie égrenait ses notes graves sur le fuselage et les hublots des PC volants, sur les toits également des véhicules solaires qui avaient transporté les officiels du COJU et les techniciens télésens jusqu’au centre de l’île. Les deux armées restaient consignées à l’intérieur de leur cantonnement, le camp fortifié pour les légions romaines, l’oppidum pour les troupes gauloises.
Hal Garbett ne quittait pas Frédric Alexandre des yeux, animé par la volonté manifeste de marquer son challengeur au feu de son regard. Le Français s’efforçait d’ignorer la pression psychologique exercée par son rival mais, en son for intérieur, il suppliait les membres du COJU d’accélérer la procédure pour mettre fin à son supplice. Les tourments de son adversaire n’échappaient pas à l’attention de l’Américain, qui arborait un petit sourire détestable.
« Messieurs, l’heure est venue de vous dévêtir », dit un officiel enveloppé dans un manteau blanc ourlé d’argent qui contrastait avec ses hautes bottes noires et ses chausses bleues.
Les autres, hommes et femmes, ressemblaient à des paons aux plumes détrempées. Leur superbe se délayait peu à peu dans les rigoles qui leur sillonnaient le front, les joues et le cou ; mais, membres d’une organisation prestigieuse, presque aussi puissante que l’ONO, conscients de leur importance, ils conservaient un stoïcisme admirable sous les cordes de pluie.
Le corps de Hal Garbett était aussi massif que celui de Frédric était frêle. Nu, le défendeur ne cessa pas de dévisager son challengeur, pas même lorsque les techniciens télésens l’entourèrent pour lui fixer les capteurs sur le torse, le dos, le bassin et les cuisses, ne laissant à découvert que les bras, les jambes et les orifices excréteurs.
La pluie hérissait la peau de Frédric. Il espéra qu’il ne souffrirait pas du froid à l’intérieur du PC volant : le froid l’engourdissait, anesthésiait ses facultés cérébrales. N’ayant plus confiance en personne, il avait lui-même vérifié, une heure plus tôt, le chargement de la nourriture, de l’eau, des comprimés morphêbloquants et des accélérateurs mentaux. Les tremblements irrépressibles de ses membres agitaient les capteurs circulaires que les techniciens posaient sur sa poitrine et son ventre.
« À vos postes, messieurs ! cria l’officiel dont le chapeau affaissé évoquait une laitue défraîchie. Serrez-vous la main ! »
Ils n’avaient pas d’autre choix que de sacrifier à la tradition. Hal Garbett en profita pour broyer la main de Frédric Alexandre. Puis, après avoir salué un à un les statues dégoulinantes du COJU, ils se glissèrent à l’intérieur des PC.
Pilotés par l’ordinateur du bureau de l’île, les appareils décollèrent quelques minutes plus tard et se stabilisèrent à une hauteur de deux cents mètres. Ils en redescendraient lorsqu’un des deux adversaires aurait reconnu sa défaite ou que son armée aurait été entièrement décimée.