CHAPITRE
XV
DE BELLO
GALLICO
Seul le Créateur a le droit de donner la mort puisqu’il est le seul à donner la vie. Mais tu fais face à un homme décidé à te vider le chargeur de son arme dans le ventre ou à te plonger la lame de son poignard dans le cœur, et tu dois tuer pour continuer à jouir des bienfaits du Créateur. La mort pour la vie… Après le combat, il sera temps de réfléchir aux événements qui, t’ont amené dans cette impasse mais, pour l’instant, frappe-le avant qu’il ne te frappe. Vise les points vitaux, la gorge, le cœur, les yeux, le bas-ventre, et, surtout, achève-le sans pitié. Les remords viendront après. Bienheureux celui qui éprouve des remords car il est toujours en vie.
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
La sirène avait hurlé deux heures plus tôt, un ululement interminable qui avait brisé le silence de l’aube. Les hommes s’étaient tout à coup montrés fébriles et les officiers avaient eu fort à faire pour ramener le calme dans les rangs. Les soixante centuries de l’infanterie s’étaient réparties sur quatre colonnes et la cavalerie en deux cohortes de deux mille éléments chacune, conformément aux instructions du capitaine de champ.
Seuls ses trois assistants savaient où se cachait Kareem J. Abdull, Zhao et Wang, ses anciens complices du camp des Landes, n’avaient pas été mis dans la confidence.
« Dommage pour lui ! avait grondé Zhao. Nous aurions pu le protéger discrètement… »
Des messagers, identifiables à leurs casques munis de cimiers en forme de roue, se chargeaient de transmettre les ordres. Fantassins ou cavaliers, ils n’étaient pas dispensés du combat car leur passivité aurait pu éveiller les soupçons de l’ennemi, mais ils pouvaient à tout moment être accostés par les assistants du capitaine de champ et dépêchés auprès des officiers des autres centuries.
La plupart des hommes de la section spéciale, conformément à ce qu’ils avaient annoncé, étaient restés à l’intérieur de l’oppidum. Kamtay Phoumapang était passé dans les huttes pour les haranguer, stigmatiser leur lâcheté et tenter de les convaincre de la stupidité de leur comportement, mais il n’avait obtenu pour toute réaction que des bordées d’insultes ou des propos menaçants.
«Libre à toi de te battre pour les Occidentaux, face de singe ! Puisque ce cinglé d’Alexandre nous a permis de nous planquer, nous resterons au chaud jusqu’à la fin des combats !
— Vous serez égorgés comme des moutons à l’abattoir !
— Nous nous arrangerons avec les épouvantails à moineaux de Hal Garbett…
— Pauvres naïfs ! Vous croyez qu’ils vous épargneront ?
— Fous le camp, face de singe, ou tu seras la première victime de cette putain de guerre… »
Un sifflement continu entraîna les hommes à lever la tête. Déchirant le rideau de pluie, un PC les survola pendant quelques secondes avant de repartir dans une autre direction.
Était-ce Frédric Alexandre qui venait saluer ses troupes avant la bataille ? Hal Garbett qui effectuait un raid de reconnaissance avant d’ordonner le premier assaut de ses troupes ? Le passage de cet appareil au-dessus de leurs têtes amplifia l’angoisse qui les avait saisis depuis le hurlement de la sirène. En cet instant, ils prenaient vraiment conscience qu’ils dépendaient de l’intelligence et de la détermination d’un homme qui se promenait deux cents mètres au-dessus du sol comme un dieu inaccessible. Des grondements sourds s’immiscèrent dans le murmure de la pluie. Des roulements de sabots, le fracas de pas frappant le sol en cadence… À l’autre bout de l’île, les légions de Hal Garbett s’étaient mises en marche. Les hommes tendirent le cou pour essayer de percer du regard le crachin et la brume persistante.
Des mouvements agitèrent soudain l’aile gauche de l’infanterie. Une dizaine de messagers se déployèrent en direction des officiers, leur chuchotèrent les ordres. Les fantassins se mirent en marche dans un tintamarre assourdissant. Tout en ordonnant à sa centurie de suivre le mouvement général, Zhao sortit du rang et s’approcha de Wang, qui s’était reculé et tenu à l’écart en compagnie de Kamtay, Timûr et quelques membres de la section spéciale. Le Chinois de Bratislava se planta devant son compatriote et le dévisagea longuement.
« C’est ici que nos routes se séparent, déclara-t-il d’une voix qu’il voulait ferme mais où se devinaient des fêlures.
— Nous nous reverrons après la bataille », balbutia Wang.
Zhao hocha lentement la tête. Des gouttes s’échappèrent des ailes de son casque gorgées d’eau. Sa pâleur estompait le jaune cuivré de sa peau.
« Qui sait ce que nous réserve le destin ? Quoi qu’il arrive, j’ai été très heureux de te connaître, petit Chinois. Tu as réchauffé mes derniers jours. Sans toi, je me serais laissé partir deux ou trois mois plus tôt. Par ta grâce, je peux briller d’un ultime feu. Je mourrai les armes à la main et non comme un misérable cloporte cloué sur un lit.
— Je suis désolé de… de ne pas avoir été celui que tu voulais », bredouilla Wang.
Il en appelait à toute sa volonté pour retenir ses larmes. Les cliquetis des armes, des boucliers, et les claquements des semelles sur la boue les contraignaient à hausser la voix.
« Tu as été bien plus que ça : tu m’as appris à aimer sans recevoir, tu m’as entretenu dans le désir de la vie, tu m’as redonné l’espoir dans l’homme, tu m’as réconcilié avec moi-même. Je peux partir en paix. Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, comme disaient les Amérindiens. Je n’ai qu’un conseil à te donner, Wang Zangkun : reste toi-même jusqu’à ton dernier souffle.
— J’ai été heureux de te connaître, Zhao Guofeng. »
Zhao écarta les pans de son manteau et, avec un sourire chaleureux, lumineux, tendit la main à son vis-à-vis. Wang la pressa avec ferveur, étreint par une profonde émotion. Le Chinois de Bratislava s’enroula d’un geste théâtral dans sa cape pourpre, tourna les talons et se dirigea au pas de course vers ses hommes.
Belkacem L. Abdallah adressa un signe de la main à Wang lorsque sa centurie passa devant le petit groupe de la section spéciale. Dans ses yeux exorbités, dans ses lèvres bleuies par le froid, dans sa peau noire hérissée, dans ses épaules voùtées, se lisait toute la détresse d’un homme résigné à ne plus jamais revoir les siens. La veille, il avait longuement parlé de sa femme, la douce Aïcha, de ses enfants, de sa maison, aussi fraîche qu’une eau de source, de son pays, écrasé par un soleil implacable, de l’Afrique, ce continent à la fois si riche et si misérable, de ses ancêtres, ces pauvres bougres abusés par les promesses d’une poignée de fanatiques. De grosses larmes avaient roulé sur ses joues envahies par une barbe où les mèches blanches l’emportaient sur les noires. Wang n’avait pas cherché à endiguer le flot qui s’écoulait de la bouche et des yeux du Soudanais, conscient que ce dernier éprouvait le besoin impératif de se délester d’une partie de sa tristesse et de sa peur.
Lorsque les dernières centuries de l’infanterie eurent évacué les lieux, les deux cohortes de la cavalerie se répartirent sur toute la largeur de la plaine et avancèrent au pas.
«Qu’est-ce qu’on fait ?» demanda Kamtay en se tournant vers Timûr et Wang.
L’Iranien consulta à son tour le Chinois du regard.
« Suivons-les à distance et voyons comment tournent les choses… » dit Wang dont l’avis avait désormais valeur de directive.
La première rencontre entre les deux armées eut lieu au milieu de la plaine, comme si les deux stratèges avaient décidé d’employer la force brute, l’affrontement en ligne, pour jauger leurs forces respectives.
Les légions de Hal Garbett se disposèrent en losanges et avancèrent comme les dents d’une faucheuse sur les troupes de Frédric Alexandre, qui avait adopté un positionnement à plat, probablement pour compenser l’infériorité numérique de son infanterie, un peu moins de six mille fantassins pour le challengeur contre huit mille au défendeur. Wang et ses compagnons de la section spéciale avaient gravi la colline la plus proche d’où ils avaient une vue d’ensemble des deux fronts. Ils entrevoyaient de part et d’autre les lignes sombres formées par les deux cavaleries. L’une, celle de Hal Garbett, se tenait très proche de son infanterie, l’autre, celle d’Alexandre, gardait une distance de cinq ou six cents mètres avec les derniers rangs des fantassins.
Des aboiements dominèrent les grondements confus des deux armées. Les légions de Hal Garbett se lancèrent tout à coup au pas de course et franchirent en moins de vingt secondes l’espace qui les séparait de leurs adversaires. Les pointes des losanges s’enfoncèrent comme des piques dans les lignes gauloises, dont elles brisèrent en plusieurs endroits l’ordonnancement. De furieux combats s’engagèrent entre les Romains – qui, gardant leur unité, formaient de véritables murs de boucliers hérissés de lances – et les Gaulois qui se battaient de manière dispersée. Des corps transpercés jonchèrent bientôt l’herbe de la plaine. Des mares de sang délayé par la pluie grossirent dans les anfractuosités du terrain. Les légions s’enfonçaient le plus loin possible dans les rangs ennemis, mais elles se retiraient avant d’être encerclées, se séparaient en deux, se repliaient sur les côtés. Un deuxième losange prenait alors le relais, s’engouffrait dans le passage, élargissait la brèche, refluait à son tour. Les phalanges qui avaient battu en retraite se reformaient à l’arrière pour reprendre le combat et perpétuer le mouvement. Elles obtenaient peu à peu le résultat escompté, puisqu’elles scindaient l’infanterie d’Alexandre en plusieurs tronçons, qu’elles pouvaient maintenant prendre les Gaulois à revers et les attaquer de plusieurs côtés à la fois. Tout en gardant leur propre cohésion, elles avaient rompu en moins d’une demi-heure l’homogénéité des centuries du challengeur.
Du sommet de la colline, Wang les voyait comme des vagues sombres et puissantes qui sapaient à chaque déferlement la muraille dressée devant elles. Elles refluaient en abandonnant dans leur sillage des dizaines de cadavres et de blessés, qui gigotaient sur le sol en se vidant de leur sang. Wang percevait les chocs sourds des glaives, des hasts ou des haches sur les casques et les boucliers. Les soldats d’Alexandre se battaient avec courage mais, face à ces attaques incessantes et parfaitement ordonnées, face également à la détermination des Sudams, ils cédaient du terrain, s’éloignaient les uns des autres, se retrouvaient isolés contre plusieurs adversaires. Pendant ce temps, la cavalerie romaine continuait de s’approcher de la ligne de front, au point que les cavaliers devaient retenir leurs chevaux surexcités par le tumulte, par l’odeur piquante du sang, pour les empêcher de partir au triple galop.
« C’est du massacre ! gémit Timûr. Nous devrions aller leur prêter main-forte…
— Ça ne changerait pas grand-chose, lâcha Kamtay.
— Je me demande ce qu’attend Alexandre pour lancer la cavalerie, murmura Wang.
— Faudrait encore qu’il puisse la commander ! gronda Timûr. Elle se tient trop loin du reste des troupes. »
À peine avait-il prononcé ces paroles que des cavaliers gaulois, lancés à toute allure, surgirent de chaque côté du front et fondirent sur les phalanges romaines de l’arrière-garde afin de les couper de leur front et de briser l’habileté manœuvrière des troupes de Hal Garbett. Cette contre-attaque avait probablement été prévue, car Wang n’avait observé aucun mouvement de messagers, aucun signe qui eût indiqué une improvisation tactique de Frédric Alexandre. À moins encore que Kareem J. Abdull n’eût été incorporé dans la cavalerie, moins exposée que l’infanterie et d’une mobilité supérieure. Cachés par la pluie, les chevaux s’étaient déployés sur la gauche et sur la droite du champ de bataille, avaient réalisé une approche discrète - Hal Garbett les avait sans doute vus se déplacer sur la carte lumineuse de son PC volant, mais, pour une raison inconnue, il n’avait pas encore pris la décision de riposter avec sa propre cavalerie – et avaient déferlé subitement sur les Romains. Ils traversaient les rangs ennemis sur deux lignes, l’une qui allait de la gauche vers la droite, l’autre qui effectuait le trajet inverse. Ils pointaient leur lance vers le sol et tentaient au passage d’embrocher un ou plusieurs fantassins adverses, mais ils ne cherchaient pas à engager le combat. Même si leur intervention ne fit que très peu de victimes, ils réussirent à repousser les légions vers l’arrière, à reconstituer l’intervalle de cent mètres entre les fronts. Les officiers purent alors rassembler leurs hommes, rétablir un minimum de cohérence dans les centuries sévèrement secouées par ce premier engagement. Plusieurs centaines de morts chez les Gaulois contre plusieurs dizaines chez les Romains : Frédric Alexandre savait maintenant de quel côté penchait la balance de la force brute.
« Encore deux attaques de ce genre, et l’armée d’Alexandre sera réduite en bouillie ! soupira Timûr, livide.
— Leur capitaine de champ… murmura Wang.
— Eh bien quoi, leur capitaine de champ ? lâcha Kamtay entre ses lèvres serrées.
— Leur efficacité repose sur leur cohésion, précisa Wang. Sur un système de communication bien au point. Nous devons neutraliser la pièce essentielle de leur dispositif.
— Comment dénicher leur capitaine dans ce foutoir ?
— En essayant de repérer d’où partent les ordres…
— À peu près aussi facile que de trouver une aiguille dans une botte de foin ! gronda Timûr.
— Leur armée s’articule autour d’un point central. Comme la nôtre. Nous devons découvrir et crever l’œil du cyclone… »
Ils se turent et observèrent les deux armées, pour l’instant immobiles. Les quelques centaines de cavaliers d’Alexandre qui avaient participé à la contre-offensive s’étaient rassemblés devant l’infanterie. Les hennissements et les gémissements des blessés s’élevaient dans le silence funèbre qui recouvrait la plaine. Un PC volant déchira le rideau de pluie et se stabilisa au-dessus du champ de bataille.
Frédric Alexandre avala deux accélérateurs cérébraux pour stimuler ses neurones et intégrer l’ensemble des données de la situation. L’inertie humaine avait failli lui jouer un mauvais tour lors du premier affrontement : les soldats n’étaient pas des archétypes virtuels qui réagissaient à la moindre de ses sollicitations. Les ordres qu’il avait donnés au capitaine de champ n’avaient pas été exécutés avec la promptitude nécessaire, et sa cavalerie était intervenue trop tard. Il se demandait pourquoi Hal Garbett n’avait pas instantanément exploité ce décalage pour lancer ses propres cavaliers et pousser plus loin son avantage. Ou le défendeur américain se montrait d’une prudence excessive, ou il n’était pas pressé d’en finir. Peut-être avait-il également estimé que le côté désespéré de cette contre-attaque dissimulait un piège…
Frédric s’essuya le front à l’aide de la serviette éponge posée près du tableau de bord. Les capteurs lui martyrisaient la peau et la cuvette évacuatrice sur laquelle il était assis en permanence lui meurtrissait les fesses. Le tuyau qui aspirait automatiquement son urine et ses excréments ne dispersait pas les odeurs, devenues insoutenables dans l’atmosphère confinée de la cabine. Un détail anodin, mais qui revêtait une importance capitale dans ce genre de circonstances : la puanteur occupait tout l’espace et l’empêchait de penser. Il n’était pas dans un sensor des tours préliminaires, où il n’avait qu’à se préoccuper de stratégie pure, il était le général en chef d’une armée humaine d’autant plus difficile à diriger qu’elle était constituée de soldats de fortune et qu’il lui transmettait ses ordres par le seul intermédiaire d’un antique système radio. Il devait donc modifier sa façon de penser, anticiper de trois ou quatre mouvements plutôt que de réagir au coup par coup. Il ne suffisait pas, par exemple, de donner des consignes uniques aux officiers, car ils devenaient injoignables pendant la bataille, il fallait leur transmettre des instructions plurielles qui leur permettraient de prendre des initiatives au cas où ils se retrouveraient isolés.
Un peu plus de cinq cents lumières blanches, celles qui représentaient ses soldats, s’étaient éteintes sur la carte lumineuse qui occupait tout le plafond du PC volant. Cinq cents morts en moins de trente minutes, contre une quarantaine à Hal Garbett. À ce rythme-là, les JU s’achèveraient avant la fin du jour. Le bureau national des défis avait présumé que le talent du challengeur se transposerait naturellement des tournois préliminaires aux Jeux uchroniques, mais il n’avait pas pensé à tous ces petits détails qui faisaient la différence : l’écart de perception entre le stratège qui donne les ordres et le capitaine qui les reçoit, la déperdition d’énergie entre le capitaine de champ, les messagers et les officiers, les difficultés rencontrées par les hommes sur le terrain, la souffrance, la faim, la soif… Hal Garbett avait eu neuf défis pour intégrer ces données. L’Américain savait que le succès se construisait en amont, par un entraînement rigoureux, par le développement systématique des réflexes collectifs. Les membres du défi français avaient d’abord cherché à exploiter pour leur propre profit le prestige de la qualification d’Alexandre, comme des poules d’une basse-cour qui se seraient battues pour une poignée de grains en oubliant qu’elles pouvaient, si elles faisaient preuve d’un minimum d’intelligence, recevoir la récolte tout entière. Les premières charges des légions de Hal Garbett avaient eu le mérite de rappeler à Frédric que le défi américain, quant à lui, n’était pas du genre à tirer parti d’une victoire avant de l’avoir obtenue.
Il se secoua pour chasser ses idées noires et se concentra sur la carte de l’île. Divers courants agitaient l’armée de Hal Garbett, qui adoptait une nouvelle configuration pour lancer le deuxième assaut. Il battit le rappel de ses connaissances historiques, essaya de deviner, en puisant dans les souvenirs de ses plongées dans les historamas tirés des ouvrages de Jules César et des auteurs latins contemporains, quel genre de tactique pourrait maintenant utiliser le défendeur américain. Il continuerait probablement de se servir de son infanterie, plus nombreuse, supérieurement organisée, mieux protégée avec les loricæ, les épaulières d’acier, les casques équipés de mentonnières, les boucliers en bronze. Il ne lancerait sa cavalerie, par essence moins disciplinée, que dans un deuxième temps, lorsque ses fantassins auraient provoqué d’importants ravages dans les rangs adverses et obtenu une supériorité numérique flagrante. Son absence de réaction à la contre-offensive gauloise, pourtant effectuée en dépit du bon sens, montrait qu’il tentait de réduire au maximum la part de hasard sur un champ de bataille.
Frédric repoussa la tentation de demander un temps mort. Il craignait que son rival n’interprète cette requête comme un aveu de faiblesse, comme un signe de perplexité. La tradition voulait que les belligérants attendent un minimum de trois heures avant de solliciter une suspension des hostilités. D’une pression sur la commande directionnelle, il dirigea son PC vers le centre de la plaine et se stabilisa au-dessus de l’espace qui séparait les deux armées. Il se pencha sur le côté et observa les Gaulois et les Romains qui, vus de cette hauteur, ressemblaient à des figurines.
Les officiers des centuries avaient rassemblé leurs hommes et reformé une digue qui occupait toute la largeur de la plaine. La cavalerie s’était regroupée sur deux lignes deux cents mètres en arrière.
Les légions de Hal Garbett se disposaient maintenant en carrés, les hommes des premières lignes dressant leur boucher à la verticale, les autres les levant au-dessus de leur tête de manière à former un toit hermétique. Soixante ou soixante-dix tortues étaient ainsi en train de se constituer. Les versions romaines des cuirassés. Hérissées de lances, elles creuseraient des brèches dans les lignes ennemies, éclateraient tout à coup comme des bombes, libéreraient les hommes renfermés à l’intérieur de la carapace, déborderaient les défenseurs et sèmeraient une pagaille facilement exploitable par la cavalerie. C’étaient autant de blindés qui s’apprêtaient à marcher sur l’armée gauloise offerte à leurs coups comme une victime expiatoire.
Frédric estima qu’il devait tirer parti du point faible des tortues : la lenteur. Pour rester soudés, les légionnaires avaient l’obligation de se déplacer tous en même temps, ce qui réduisait considérablement leur vitesse.
D’une pression sur un bouton du tableau de bord, il déclencha l’ouverture du communicateur. Il perçut instantanément le souffle de Kareem J. Abdull. Même si le Gabonais était arrivé en premier sur la liste d’aptitude établie selon des critères d’intelligence, d’adaptabilité, de résistance physique et d’autorité, le sentiment n’avait jamais quitté Frédric qu’il n’avait pas trouvé son véritable capitaine de champ. Il s’en était ouvert auprès d’Aliz mais, bien qu’elle eût semblé partager son intuition, elle avait refusé de formuler une nouvelle requête en morphopsychologie : «Nous nous heurterions à un refus et nous perdrions un temps précieux, avait-elle argumenté. Nos adversaires n’attendent que ce genre de prétexte pour nous mettre de nouveaux bâtons dans les roues. Faites avec ce que vous avez, Frédric… »
« Les Romains vont bientôt attaquer en tortues », dit-il d’un ton las.
Il n’avait pas ressenti une telle fatigue depuis sa première participation, à l’âge de sept ans, à un tournoi sensor des environs de Tours.
« Que devons-nous faire ? demanda Kareem J. Abdull, dont la voix tremblait légèrement (la peur, une donnée essentielle qu’il aurait fallu prendre en compte lors des entraînements préliminaires).
— Opposer la vitesse à leur lenteur. Tenter de les disperser. Que les centuries s’éloignent au pas de course dans des directions différentes et se regroupent devant l’oppidum pour recevoir de nouvelles instructions.
— Nous battons en retraite, alors ? »
Frédric perçut de la détresse dans la voix de Kareem. La réalité des combats avait soufflé l’enthousiasme des réunions préparatoires.
« Disons que nous avons besoin d’un peu de temps pour proposer une riposte appropriée…
— Et la cavalerie ?
— Elle restera groupée et reculera au pas, mais elle se tiendra prête à intervenir à la première occasion. »
Frédric entendit les hennissements des chevaux, les voix des hommes qui avaient pour mission de veiller à la sécurité de Kareem, une dizaine de cavaliers mongols et kurdes dont l’analyse morphopsycho avait souligné les aptitudes à la protection rapprochée. L’idée d’incorporer le capitaine de champ dans la cavalerie lui était venue quelques jours seulement avant le début des JU. Les réactions imprévisibles des montures augmentaient le facteur risque – d’autant que le Gabonais n’était pas un cavalier confirmé – mais, en contrepartie, Kareem J. Abdull bénéficiait d’une mobilité supérieure, qu’il pouvait exploiter aussi bien pour transmettre les ordres que pour s’enfuir au cas où il tomberait dans une embuscade.
Frédric restait incapable de deviner d’où partaient les ordres de Hal Garbett. Ses légions semblaient se mettre en branle toutes en même temps, comme animées par un invisible mécanisme. Il était encore trop tôt pour essayer de repérer et d’éliminer le capitaine de champ du défendeur américain, qui n’avait probablement pas eu besoin de recourir à son homme de confiance pour orchestrer ses premières manœuvres.
« J’envoie les messagers ? demanda Kareem.
— Ce n’est pas encore fait ?» répliqua Frédric d’un ton cassant.
Il regretta aussitôt son accès de mauvaise humeur : l’issue du combat dépendait en grande partie de la relation entre le Gabonais et lui, et il devait mettre tout en œuvre pour préserver leurs communications de tout éclat inutile.
« Que les officiers évitent d’aller s’empaler dans la cavalerie de Hal Garbett ! ajouta-t-il. Nouvelles instructions dans une heure devant l’oppidum. »
Il coupa le canal et observa de nouveau la plaine par le plancher transparent du PC. Il vit que Kareem J. Abdull appliquait ses instructions préalables à la lettre, puisqu’il dépêchait ses messagers au milieu de dizaines de cavaliers pour donner à Hal Garbett l’illusion d’une simple manœuvre. Ils opérèrent la jonction avec les derniers rangs de l’infanterie et provoquèrent un début de confusion qu’ils mirent à profit pour transmettre les ordres aux fantassins. Frédric avait imaginé cette procédure pour empêcher son rival de localiser son capitaine de champ. De la cabine du PC volant, l’illusion était parfaite : il était impossible de distinguer les déplacements des messagers dans cet inextricable mélange d’hommes et de chevaux.
L’image de Delphane traversa l’esprit de Frédric. Elle était certainement, comme la grande majorité des Français, enfermée dans un sensor. Leurs relations mentales s’étaient considérablement dégradées depuis son départ précipité de l’île des Pins, comme si elle s’était peu à peu détachée de lui. Elle ne lui avait pourtant adressé aucun reproche, lui affirmant même qu’elle comprenait ses motivations, qu’elle saurait patienter jusqu’à la fin des JU. Il lui avait donné rendez-vous à l’aéroport de Bordeaux-Langon le jour du départ du défi français, mais elle avait décliné l’invitation. Elle ne voulait pas, avait-elle prétexté, le perturber à la veille de son formidable défi, elle lui promettait de se consacrer corps et âme à leur amour après sa victoire. Quelque chose, une vague impression, une intuition, l’avait empêché d’accorder tout crédit aux déclarations de la jeune femme, et il s’était promis d’avoir une conversation franche avec elle à l’issue des Jeux. Il regrettait de ne pas avoir éclairci la situation plus tôt : c’était maintenant qu’il avait besoin de se raccrocher à des certitudes. Il se rendait compte que l’amour de Delphane, cet amour qui l’avait effrayé sur l’île des Pins, lui était indispensable, autant que l’oxygène, la nourriture, l’eau, la lumière. Aussi essentiel que la tendresse inconditionnelle et parfois étouffante de sa mère.
Il prit conscience que le désir d’être réuni au plus vite à Delphane le conduisait à précipiter ses décisions. Il lui fallait faire abstraction de toute pensée importune, se concentrer sur sa stratégie.
Les tortues enfin assemblées avancèrent de leur allure pesante vers le front gaulois, suivies à distance par la cavalerie scindée en quatre divisions.
Delphane quitta le canal 1, réservé au challengeur français, et passa sur l’un des nombreux canaux consacrés aux hommes de champ. Elle s’arrêta sur un officier qui courait sur le côté de sa centurie et qui jetait de fréquents regards en arrière pour surveiller la progression des troupes adverses. Le souffle de la jeune femme oppressée par la peur se précipita.
Elle s’était raisonnée au coup d’envoi des JU. Elle n’avait posé que deux capteurs de chaque côté de son ventre. Puis elle avait dégrafé son soutien-gorge, avait placé deux disques adhésifs sur sa poitrine, deux autres sur ses cuisses après avoir retiré son pantalon et son slip, un supplémentaire au-dessus de son pubis… Elle avait désormais l’impression de se trouver en plein cœur de la bataille, de percevoir les vibrations provoquées par les chocs, de ressentir les blessures dans sa chair, de sensorer les peurs et la souffrance des blessés, le froid de la mort. Elle tressaillait en même temps que les hommes et les chevaux aux ordres gutturaux des officiers. Les sensations étaient si fortes, par moments, qu’elle craignait de tomber dans un coma sensoriel irréversible, mais elle ne parvenait pas à prendre la décision de retirer un ou deux capteurs. Elle explorait des facettes humaines qui la fascinaient autant qu’elles l’horrifiaient, la cruauté, la colère, la haine, l’instinct de survie poussé à son paroxysme. Elle devenait cet homme à la peau noire qui accueillait le fer d’un glaive dans son ventre et qui expirait après une atroce agonie, ce Russe ou cet Ukrainien qui déféquait de peur dans ses braies avant de se lancer dans un assaut désespéré et de recevoir la pointe d’un hast en pleine gorge, cet Asiatique qui restait immobile au milieu des cadavres -et qui se relevait lorsque la vague d’adversaires s’était retirée, cet officier incapable de prononcer les ordres qui auraient épargné ses hommes, ces éléments épars, isolés, qui restaient cachés dans les collines pendant que leurs confrères s’étripaient sur l’herbe de la plaine… Elle passait de temps à autre sur le canal du capitaine de champ, un Noir à la haute stature escorté par une dizaine de cavaliers dévolus à sa surveillance.
Elle se demandait, dans ses accès de lucidité, si la plaque réceptrice que lui avaient greffée les sensolibs dans le cerveau n’amplifiait pas ses perceptions. La ruche lui avait envoyé un premier message au lendemain de sa visite. Comme le lui avait annoncé Jehan de La Couperie, elle avait d’abord cru qu’un lutin s’était glissé à l’intérieur de sa tête pour lui souffler quelques mots. Une fois passée cette première impression, elle avait éprouvé des difficultés à démêler les suggestions des sensolibertaires de ses propres pensées. Il lui avait semblé qu’elle se faisait la conversation à elle-même, une sensation déroutante qui l’avait amenée à douter de sa raison. Puis elle s’était habituée à ce chuchotement étranger, qu’elle avait progressivement appris à reconnaître, à isoler.
La ruche lui avait expédié des communications anodines, destinées à la familiariser avec ce nouveau mode de communication. « Le réseau mondial sensolibertaire souhaite la bienvenue à Delphane Miorin… La ruche albigeoise informe Delphane Miorin, nouveau membre du réseau mondial sensolib, que sa visite a été très appréciée… Reçois, Delphane Miorin, les salutations amicales de l’ensemble du réseau… »
La nuit qui avait précédé l’ouverture des Jeux, la ruche lui avait recommandé de s’enfermer dans un sensor et de tenter de reconnaître, parmi les soldats du challengeur, les hommes susceptibles de servir le réseau. Une requête qui l’avait étonnée : comment des immigrés pouvaient-ils servir la cause sensolibertaire ? Elle n’avait pas la possibilité de communiquer en direction de la ruche mais elle avait reçu de nouvelles suggestions qui montraient que les sensolibs tenaient compte de ses réactions (lisaient ses pensées ?). « Un bon stratège est celui qui ne néglige aucun de ses pions, Delphane Miorin… »
La trépanation n’avait laissé aucune cicatrice sous son cuir chevelu. Elle n’avait même pas eu besoin d’utiliser une prothèse capillaire, comme elle l’avait envisagé : les bras articulés des robots lui avaient prélevé des cheveux sur la nuque et les avaient implantés à l’endroit où ils avaient découpé les os crâniens. Son père, pourtant soupçonneux comme tous les pères vis-à-vis de leur fille, n’avait rien remarqué d’autre qu’« une pâleur anormale et des traits un peu plus tirés que d’habitude ». Les premiers jours, elle avait ressenti l’orgueil puéril de ceux qui appartiennent à un ordre secret et qui jouissent d’une supériorité occulte sur leurs semblables. Son mépris pour Martale, sa belle-mère, avait grandi à un point tel qu’il avait éclaboussé son père et l’ensemble des membres de la famille, y compris sa mère, légume allongé sur le lit d’un hôpital des faubourgs de Toulouse. Y compris Perico Suarez Axcotal, dont l’idéalisme lui avait paru a posteriori candide, simpliste, voire dangereux.
Sur les conseils de Jehan, elle s’était rendue à d’autres réunions clandestines du mouvement universaliste.
« Ta présence n’affectera pas tes relations avec Frédric Alexandre, avait avancé le responsable régional. Nombreux sont les membres du gouvernement qui appartiennent au mouvement. »
Elle avait alors fréquenté ces assemblées de conspirateurs mondains comme elle se serait rendue au spectacle. Leurs expressions, leur langage, leurs discours aussi vains que pompeux, leurs intrigues l’avaient divertie quelquefois, l’avaient ennuyée lorsque les acteurs n’étaient pas au mieux de leur forme. Elle oubliait régulièrement le nom des hommes et des femmes qu’on lui présentait et qui lui assuraient, d’un air très important, qu’ils connaissaient très bien Frédric Alexandre, qu’ils lui avaient prédit une brillante carrière depuis ses premières joutes virtuelles, qu’ils espéraient avoir l’occasion de le saluer après les Jeux uchroniques. Elle se souvenait seulement de leurs fonctions, maires, sénateurs, représentants régionaux des conseillers présidentiels…
Des gouttes froides lui cinglèrent le visage. Elle reçut un choc violent sur la nuque qui la fit tressauter. Un filet tiède s’échappa de ses lèvres et lui dégoulina sur le menton. Un réflexe la poussa à s’essuyer du revers de la main, mais elle n’écrasa rien d’autre que des gouttelettes de sueur qui perlaient aux commissures de sa bouche.
Deuxième choc, d’une puissance inouïe. Le métal du casque se fendit comme du bois mort. Le fer du glaive lui brisa les os du crâne, lui fendit de part en part le cerveau. Elle sensora un froid intense qui lui engourdit tout le corps jusqu’à l’extrémité de ses membres.
L’homme glissa dans la mort sans avoir eu le temps de souffrir.
Elle crut qu’elle avait plongé dans le coma sensoriel, qu’elle avait définitivement coupé les ponts avec le monde réel, puis elle changea instinctivement de canal et se retrouva subitement plongée dans le silence feutré de la cabine du PC volant de Frédric.
Elle ressentit la détresse du challengeur français, pris au dépourvu par les manœuvres de Hal Garbett. Bien que disposées en tortues, les légions du défendeur américain avançaient plus rapidement que les centuries dispersées de Frédric. Certaines avaient déjà opéré la jonction et s’étaient épanouies comme des corolles pour libérer les soixante soldats qu’elles contenaient. Les Gaulois ne songeaient même plus à se défendre. Ils se délestaient de leurs armes, de leurs boucliers, et s’enfuyaient dans toutes les directions comme des volées d’étourneaux. Dans leur affolement, certains couraient en direction des cavaliers romains, qui n’avaient qu’à se pencher sur le côté de leur monture pour les embrocher.
Delphane voyait s’éteindre les lumières jaunes sur la carte du plafond du PC comme des étoiles soufflées par une invisible bouche. Frédric avait trop attendu pour envoyer sa cavalerie au secours de son infanterie en perdition. Les tortues s’étaient montrées beaucoup plus rapides que prévu, trop rapides pour ses propres fantassins pourtant équipés d’un matériel plus léger et entraînés à la course. Hal Garbett avait poussé jusqu’à l’extrême le concept de marche forcée cher à Jules César. Ni la pluie ni la boue ne freinaient l’élan de ses cuirassés humains.
« Demande un temps mort, Frédric ! »
Le hurlement de Delphane transperça les cloisons du sensor familial. Elle ressentit une telle tension intérieure qu’incapable de se contenir, elle arracha d’un geste brusque le capteur posé sur son bas-ventre.
Le ululement de la sirène domina le tumulte du champ de bataille.
« Temps mort ! » hurlèrent plusieurs voix.
Ivres de rage, des légionnaires de Hal Garbett continuèrent de plonger leur glaive dans les poitrines offertes, mais leurs voyants cessèrent aussitôt de briller et ils s’affaissèrent comme des pantins désarticulés aux côtés de leurs victimes. Ces exécutions suffirent à dissuader les autres de poursuivre le combat et la plaine se peupla bientôt de statues. Seuls les blessés continuèrent de se rouler dans l’herbe empourprée en libérant des gémissements déchirants. Ceux-là avaient la durée du temps mort, soit trois heures, pour se soigner et reprendre leur place au sein de leur division. Passé ce délai, ils seraient achevés à distance par extinction de leur voyant frontal.
« Je me demande ce qu’ils attendent pour se replier ! gronda Wang.
— C’est facile de garder sa lucidité quand on n’a pas pris part à la bataille », maugréa Timûr.
Devant le spectacle de l’armée gauloise en déroute, les autres membres de la section spéciale s’étaient réfugiés à l’intérieur de l’oppidum, laissant Kamtay, Timûr et Wang seuls au sommet d’une colline. Il en cuisait visiblement à l’Iranien d’être resté à l’écart de la bataille. Il avait exprimé à plusieurs reprises le désir de soutenir ses frères en difficulté, mais à chaque fois Wang l’avait empêché de se jeter dans la mêlée.
« J’aurais dû écouter mon cœur, maugréa l’Iranien.
— Tu serais sans doute mort à l’heure qu’il est, rétorqua Kamtay.
— Mieux vaut mourir avec honneur que de vivre dans la honte…
— Mieux vaut vivre tout court ! intervint Wang. Un mort n’est d’aucune utilité. »
De leur poste d’observation, ils avaient une vue dégagée de la plaine, même si la pluie, qui tombait de plus en plus fort, recouvrait les environs d’une chape opaque et grise. Des clameurs soudaines s’échappèrent de milliers de poitrines, absorbèrent le crépitement sourd et continu des gouttes d’eau, les hennissements des chevaux, les râles des agonisants. Les Romains regardaient s’éloigner les Gaulois en poussant des hurlements de triomphe, conscients qu’ils avaient pris un avantage décisif en contraignant le challengeur à demander un temps mort au bout de deux heures de combat.
Les hommes de Frédric Alexandre désertèrent le champ de bataille. À vue, Wang estima le nombre des cadavres et des blessés à plus de deux mille, dont mille huit cents environ étaient des Sino-Russes et des Islamiques. Les Romains se replièrent à leur tour vers leur camp retranché dans un ordre et une cohésion qui, mieux encore que leurs clameurs, traduisaient leur suprématie.
Wang se releva, secoua son sagum pour en chasser l’humidité. Il tremblait de la tête aux pieds. Ni la pluie ni le froid n’étaient responsables de ces frissons, mais la colère qu’avait déclenchée en lui le spectacle de cette guerre absurde. Il craignait également de découvrir ses amis au milieu de ces corps enchevêtrés que la distance rendait pour l’instant anonymes.
Il effectua des mouvements d’assouplissement pour se dégourdir les jambes, rajusta son casque, posa le manche de sa lance sur l’épaule, glissa son bouclier sur le côté et dévala la pente de la colline. Le Laotien et l’Iranien s’étonnèrent de le voir se diriger vers le champ de bataille abandonné.
« On devrait peut-être retourner à l’oppidum pour connaître les nouvelles consignes ! cria Kamtay.
— À quoi bon ? » répliqua Wang sans se retourner.
Comme ils avaient promis de rester groupés quelles que fussent les circonstances, ils le suivirent à distance. Il parcourut en courant les cinq cents mètres qui le séparaient des premiers corps et entreprit sans attendre de faire le tour des blessés. Un Vietnamien, dont les entrailles se répandaient par une plaie béante, le supplia de l’achever, mais il bâillonna la petite voix compatissante qui le pressait d’obtempérer : il ne savait pas si le règlement des JU tolérait les coups de grâce et il ne tenait pas à être sanctionné par l’extinction de son voyant frontal.
Il remarqua une cape pourpre maculée de terre et imbibée d’eau que soulevaient les rafales, dévoilant une cuirasse dorée souillée de sang. Un casque de bronze orné d’ailes de rapace gisait dans la boue.
Le cœur battant, il contourna plusieurs cadavres emmêlés. Il distingua un visage qu’il n’identifia pas instantanément, à cause de la terrible blessure qui l’avait incisé de la tempe au menton, mais qu’il reconnut sans hésitation après s’être penché sur lui et avoir discerné le pli amer de sa bouche.
Zhao.
Il reposait au milieu de plusieurs Romains pétrifiés. Il respirait encore. Ses paupières se soulevèrent et s’ouvrirent sur des yeux déjà vitreux. Il agrippa le poignet de Wang. Sa main avait la froideur et la rigidité de la mort. Il voulut se redresser mais il n’eut pas la force de s’arracher à la boue. Des filets carmin s’écoulèrent de ses narines, que Wang essuya d’un pan de son sagum. Ses lèvres remuèrent faiblement, laissèrent échapper un filet de voix qui semblait sur le point de se tarir à tout instant.
« Je… t’attendais… Je voulais… te voir avant… » Wang hocha la tête pour lui signifier qu’il avait compris. Son mouvement décrocha les larmes qui perlaient sur ses cils et qui, sur ses joues, se mêlèrent aux gouttes de pluie.
«J’ai embroché… cinq… non, six Romains… Ne sois pas triste… La maladie m’aurait tué dans quelques jours… »
Il se raidit encore, comme pour repousser la mort pendant quelques secondes supplémentaires. Un étrange sourire flotta sur son visage livide.
« Je ne connaîtrai jamais Paris, le vin de Bordeaux… Suis… suis ton chemin intime, petit Chinois… Il t’emmènera loin… loin… Adieu, Wang Zangkun… »
Il fut secoué par une ultime série de spasmes avant que la mort ne prenne enfin possession de lui. Son voyant frontal cessa de briller. Wang lui ferma doucement les paupières et adressa une brève prière aux ancêtres pour qu’ils daignent accueillir parmi eux Zhao Guofeng. Il berça la tête de son ami puis, regrettant de ne pas pouvoir lui offrir une sépulture décente, il le reposa délicatement sur la terre humide, recouvrit son visage enfin détendu d’un pan de sa cape et se releva. Kamtay Phoumapang et Timûr Bansadri se tinrent à distance pour respecter sa douleur. Lorsqu’il en eut assez de pleurer, il jeta au sol son casque droit, ramassa le casque ailé de Zhao, le posa sur sa tête et noua les lacets de cuir de sa mentonnière. Il examina ensuite les autres blessés, mais n’y découvrit personne d’autre de sa connaissance. Belkacem L. Abdallah avait échappé au massacre, ainsi que Kareem J. Abdull – rien d’étonnant en ce qui concernait ce dernier car, en tant que capitaine de champ, il disposait certainement d’une protection spéciale.
« On devrait peut-être retourner à l’oppidum, maintenant », proposa Kamtay.
Wang embrassa du regard la plaine disparaissant sous les trombes d’eau.
« J’ai l’intention de me rendre dans l’autre camp », dit-il d’une voix résolue.
La plainte d’un mourant déchira le rideau de pluie et ponctua sa déclaration. Il eut alors l’impression que le ciel avait pleuré avec lui pour emporter une partie de son chagrin. Timûr leva le bras et pointa l’index sur les nuages bas.
« Tu es fou ! grommela l’Iranien. Hal Garbett nous repérera de là-haut, il lâchera sa meute sur nous…
— Il ne se souciera pas de trois hommes. Au pire, il les considérera comme des lâches, comme des déserteurs… Et la folie est le seul moyen de combattre les légions de Hal Garbett. »
Et, sans attendre la réponse de ses deux compagnons, il prit la direction du camp fortifié romain.