CHAPITRE
VI
LE CHALLENGEUR
Les JU, nos Jeux uchroniques modernes, semblent être les descendants naturels des JO, les Jeux olympiques, qui, entre 1896 et 2020, se tenaient tous les quatre ans dans une ville organisatrice choisie parmi les quelque cent cinquante pays participants. Mais les JU doivent également leur formule actuelle à la Coupe de l’América, une compétition nautique qui mettait aux prises le meilleur des challengeurs, vainqueur d’un tournoi préliminaire, au défendeur, le vainqueur des régates de l’édition précédente. Il n’est certes plus question de voiliers – bien que le thème des JU de 2104, les deuxièmes du nom, fût les guerres maritimes du XVIIIe siècle –, mais nous avons conservé de cette épreuve la notion de défi, alors que les JO, où concouraient un ensemble d’athlètes de toutes races et de toutes nationalités, symbolisaient un idéal de fraternité qui n’a malheureusement pas survécu à la partition du monde.
Éditorial de Jacquin Legrand,
rédacteur en chef de Total
Sens,
quotidien français en sensorama
Des dix mille hommes qui lui avaient été attribués – contre sept mille à son adversaire anglais, mais ces derniers liaient équipés d’armes de jet, arcs, arbalètes ou frondes —, Frédric Alexandre en avait perdu plus de la moitié. Un sacrifice qu’il n’avait pas programmé : après une succession d’escarmouches en rase campagne à l’issue desquelles aucun des deux challengeurs n’avait pris l’avantage, l’Anglais avait commandé la retraite de son armée dans un château fortifié et laissé le pont-levis baissé dans le but évident – trop évident – d’inviter son adversaire à en découdre à l’intérieur des bâtiments. Un terrain propice aux corps à corps, a priori favorable aux soldats d’Alexandre, armés de lances et de glaives.
Le Français avait perdu l’usage des boucliers lors de sa rencontre avec le magicien des runes. Il trouvait personnellement désolant qu’on fasse intervenir l’irrationnel dans un tournoi d’une telle importance – les magiciens et leurs sentences hasardeuses étaient générateurs d’un chaos incompatible avec la stratégie militaire classique – mais il n’avait pas d’autre choix que d’inclure dans son jeu ces données inhérentes aux combats de type MM.
Il soupçonnait le défi anglais d’avoir influencé le COJU, le Comité officiel des Jeux uchroniques, pour imposer le thème merveilleux/médiéval aux finalistes du tournoi des challengeurs. Le concurrent de Grande-Bretagne, un homme de plus de soixante-dix ans, avait rencontré les pires difficultés à se sortir de la poule de six (il n’avait dû sa qualification qu’à une étourderie du représentant de Catalogne qui, convaincu de sa victoire, avait omis d’achever un bataillon ennemi fourvoyé dans un désert de sable) et, en demi-finale, il avait remporté une victoire à la Pyrrhus sur son adversaire grec (mille cinq cents soldats survivants sur une armée de douze mille membres).
Frédric Alexandre, quant à lui, avait vaincu les cinq challengeurs de la poule préliminaire avec une facilité déconcertante (le combat contre l’Autrichien, thème 1939-1945, n’avait duré par exemple qu’une poignée de minutes) et avait laminé Pier Jeunest, un autre Français, en demi-finale. Cela faisait plus de soixante-dix ans que la France n’avait pas remporté les JU, et Alexandre était devenu l’espoir de toute une nation, excédée de voir le trophée lui échapper sans cesse et orner les vitrines des sièges des autres défis occidentaux. Avant de s’enfermer dans le sensor de l’immeuble des défis français, en haut des Champs-Elysées, Alexandre avait reçu des milliers de messages d’encouragement sur son sensor portable. La SF1, la grande chaîne nationale sensorama, retransmettait en intégralité la finale du tournoi, et l’Occident tout entier se passionnait pour l’affrontement entre les deux prétendants européens, y compris les USA qui supputaient les chances de l’un ou l’autre candidat face à Hal Garbett, le détenteur du trophée depuis dix-huit ans.
L’Amérique dépensait des sommes folles pour garder sa suprématie uchronique. L’axe Paris-Londres-Bonn lui avait imposé des conditions humiliantes en contrepartie de l’extension du REM sur le continent nord-américain : les USA, autrefois maîtres du monde, n’avaient plus que deux voix à l’ONO, l’Organisation des nations occidentales, contre quatre à la France, à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne. Ils avaient en outre perdu leur droit de veto, réservé aux trois nations majeures de l’Europe, et n’avaient pas réussi à dissuader l’ONO d’imposer le français comme langue officielle de l’Occident : et pourtant, ce n’était pas parce que le rideau électromagnétique avait été inventé par un physicien français du nom de Philippin-Claude Dursheim que les autres nations devaient se battre avec une langue à la syntaxe aussi crazy que ce fucking frenchy !
Bref, l’Amérique, bafouée dans son orgueil, trouvait dans les JU une excellente occasion de restaurer son prestige écorné. Elle entretenait une véritable armée de stratèges, entraînés depuis l’enfance aux guerres virtuelles et destinés à prendre le relais du glorieux Hal Garbett lorsque le moment serait venu pour lui de se retirer. Elle exploitait également le retentissement des victoires de son représentant en exerçant une pression soutenue sur la Grande-Bretagne, sur les deux autres membres mineurs de l’ONO, le Canada et Israël, ainsi que sur les six membres tournants pour qu’elle soit réintégrée dans le cercle des nations majeures et que, dans le même temps, la langue anglaise soit rétablie dans ses prérogatives.
Le président Émilian Freux, délégué pour la France à l’ONO, avait convoqué Frédric Alexandre après sa victoire en demi-finale pour l’entretenir de ses préoccupations :
« L’enjeu des prochains JU dépasse le simple prestige sportif, mon cher Frédric – me permettez-vous de vous appeler Frédric ? Nous avons impérativement besoin d’une victoire sur ce Hal Garbett pour rabaisser le caquet des Américains. Les neuf succès consécutifs de leur champion leur ont monté à la tête. »
Émilian Freux s’était levé et s’était dirigé vers la fenêtre de son bureau du palais de l’Élysée. Avant l’entrevue, il avait renvoyé tous ses conseillers et refermé la porte surchargée de dorures du sensor présidentiel. On ne connaissait pas son âge exact mais certains de ses biographes prétendaient qu’il avait dépassé les cent vingt ans. Les mauvaises langues – les langues de l’opposition – disaient de lui qu’il avait subi plus de vingt greffes d’organes, qu’il ne restait pratiquement aucun élément d’origine dans ce corps d’apparence svelte et jeune. Sa chevelure qu’il avait gardée blanche était sa seule concession à la vieillesse, peut-être parce que les cheveux blancs restaient un gage de sagesse pour l’électorat. La rumeur le dotait également d’une virilité exubérante, préhistorique, révélatrice en tout cas d’un déséquilibre hormonal ou génétique. Des journalistes en mal de scandales racontaient qu’il entretenait un réseau chargé de lui fournir des adolescents des deux sexes en provenance de la Grande Nation de l’Islam ou de la RPSR. Toutefois, ces bruits ne l’avaient pas empêché de remporter six scrutins consécutifs et de battre le record de longévité présidentielle.
« Ils ont presque convaincu les représentants anglais à l’ONO qu’ils tirent leur supériorité uchronique de la pratique de la langue anglaise, avait repris Émilian Freux. Ils ont même formé des commissions scientifiques qui étudient le rapport entre l’intelligence et la structure du langage et, le croiriez-vous ? leurs experts affirment que le français conduit à un appauvrissement de l’intellect ! Nos propres spécialistes soutiennent le contraire, évidemment, mais le travail de sape des Américains commence à porter ses fruits : les Canadiens et les Israéliens sont d’ores et déjà acquis à leur cause, contre la promesse de devenir à terme des membres majeurs de l’ONO, et les Anglais ont pratiquement basculé dans leur clan. Rien d’étonnant à cela, me direz-vous, car l’Angleterre a de tout temps noué des liens privilégiés avec son ancienne colonie, mais nous risquons de perdre dans l’histoire notre plus ancien et fidèle allié : l’Allemagne. Et avec elle, les membres tournants sous son contrôle, l’Autriche, la Suisse, le Bénélux… Seules l’Italie, les Caraïbes et la Grèce nous ont assurés de leur indéfectible soutien.
— La France garde son droit de veto… » avait avancé Frédric Alexandre d’une voix hésitante, impressionné par le décorum élyséen et cette intimité avec le premier des Français.
Émilian Freux avait hoché la tête et, après avoir contemplé le jardin du palais pendant une bonne minute, s’était retourné, fixant son vis-à-vis avec une étrange ardeur. Le bleu turquoise de ses yeux jurait avec le jaune vif de son pourpoint à jupe et le pourpre de sa casaque. Le thème choisi par le défendeur conditionnait la mode vestimentaire pendant les deux années qui suivaient les JU : Hal Garbett avait opté pour les guerres d’Italie du XVIesiècle lors du dernier défi lancé par le Catalan José-Maria Cortar, et, à l’issue de sa victoire – écrasante, deux mille soldats contre une vingtaine à la fin des combats –, les grands couturiers parisiens et londoniens avaient décliné toute une gamme de vêtements inspirés de l’époque de François Ier et Charles Quint.
« Dans l’actuelle constitution de l’ONO, mon cher Frédric… Nous sommes parvenus jusqu’à présent à repousser toute demande de réforme des institutions, mais un point de règlement stipule qu’elles peuvent être modifiées à la requête de deux des trois membres majeurs. Imaginez un instant que l’Allemagne bascule dans le camp des anglophones… Savez-vous également que les mouvements pour la suppression du REM ont noyauté le gouvernement des USA ? Qu’arriverait-il si les agents de la subversion arrivaient au pouvoir et supprimaient le droit de veto ? Ils ouvriraient en grand les portes de l’Occident aux hordes fanatiques de la GNI, aux populations faméliques de la RPSR… Ils déclencheraient un chaos dont nous ne nous relèverions pas. »
Le président avait marqué un moment de pause, comme pour laisser à son interlocuteur le temps de s’imprégner de ses paroles.
« Tels sont les enjeux de votre challenge, mon cher Frédric. Si vous venez à bout de cet Anglais à la face aussi rouge que le cul d’un babouin, ce dont je ne doute pas, vous ne lancerez pas seulement un défi à Hal Garbett, mais également aux millions d’anglophones prêts à nous réduire à la portion congrue et à faire du français une langue morte. »
Émilian Freux s’était penché par-dessus le bureau Louis XVI et avait enveloppé Alexandre d’un regard bienveillant. La soie de son haut-de-chausse avait crissé contre le bois doré.
« On m’a dit le plus grand bien de vous, mon cher Frédric. Et la manière dont vous avez balayé vos adversaires en poule préliminaire et en demi-finale a justifié le choix des responsables du défi français. J’ai consulté mon sensor personnel pour en apprendre un peu plus sur vous : vous vous êtes intéressé à la stratégie à l’âge de dix ans, vous vous êtes inscrit dans un club de Tours et vous avez remporté votre premier tournoi quelques jours plus tard. Votre père, un stratège de niveau régional, a exigé toutefois que vous terminiez vos études d’histoire avant de vous engager dans les tournois de sélection. Vous êtes, à vingt-deux ans, le plus jeune de nos challengeurs. Le plus brillant également… »
Pour l’heure, la situation du plus jeune des challengeurs français n’avait rien de brillant… Crispé à l’intérieur du sensor, il tentait de délivrer ses hommes de la cour intérieure du château. Des grêles de flèches et de pierres s’abattaient sur les casques et les cottes de mailles, des hectolitres de poix fondue et d’huile bouillante se déversaient des meurtrières du chemin de ronde, des centaines de corps jonchaient l’herbe et les pavés disjoints. L’odeur du sang, accentuée par les amplificateurs olfactifs, le faisait suffoquer. Les transmetteurs, reliés directement à son cerveau par les canaux temporaux, mettaient un temps fou à expédier ses ordres jusqu’aux relais virtuels.
Il n’avait pas cru l’Anglais capable d’une telle subtilité. Il avait pris le grand carré noir au centre des bâtiments pour une friche cyber, un terrain neutre où ses soldats pourraient se réfugier en cas de nécessité, mais il s’était rendu compte, un peu tard, qu’il avait expédié son armée dans une cour intérieure cernée par l’ennemi. Il s’était demandé s’il n’avait pas été trompé par une bugue du programme MM ou, plus grave, si son adversaire n’avait pas installé un logiciel de déconfiguration des décors, mais il n’avait pas eu d’autre choix, lorsqu’il avait essuyé les premières salves, que de battre piteusement en retraite. Le carré noir s’était transformé tout à coup en une terrible nasse où ses soldats, privés de bouclier – se pouvait-il également que l’Anglais, piètre stratège mais technicien hors pair, eût « influencé » la sentence du magicien des runes ? — avaient été décimés par centaines. Les chiffres du compteur de vies défilaient à une vitesse alarmante. De neuf mille cinq cent quarante-trois unités devant l’entrée du château, l’armée d’Alexandre était brutalement passée à quatre mille, puis à trois mille cinq cents, alors que l’armée de l’Anglais comptait toujours plus de six mille membres. Encore heureux que le challengeur français ait eu la prudence de laisser un bataillon de deux mille hommes à l’extérieur du bâtiment.
Il élargit au maximum l’objectif du sensor pour avoir une vision d’ensemble de la cour. Quelques-uns de ses soldats, pilotés par leurs automatismes de survie, avaient réussi à s’enfuir, mais la plupart étaient tombés sous la grêle de flèches et de pierres décochées par les adversaires postés sur le chemin de ronde. Des crampes envahissaient les bras de Frédric, tétanisés par la tension. Il avait déjà affronté des situations difficiles au cours des tournois de sélection mais jamais il n’avait perdu autant d’éléments d’un seul coup, même lors des combats qui avaient pour thème les guerres du XXesiècle, les plus meurtrières.
Le comportement de l’Anglais le déroutait d’autant plus qu’il ne correspondait pas à son profil psychologique. Frédric avait eu le temps d’assister sur son sensor portable aux fins de parties de l’autre poule, et il avait remarqué que le représentant de la Grande-Bretagne, un vieux routier des tournois, optait systématiquement pour les batailles rangées, un choix qui privilégiait la force brute et qui trahissait une réticence à se lancer dans des stratégies plurielles. Ou il avait habilement masqué son jeu, ou il bénéficiait d’une assistance illégale, toujours est-il qu’il s’était dérobé au dernier moment dans la plaine et qu’il s’était réfugié dans l’enceinte fortifiée du château.
Alexandre avait vu dans cette reculade une occasion inespérée de briser l’avantage que conféraient à son adversaire les armes de jet et d’exploiter sa propre supériorité numérique. Il avait commis une erreur de débutant en se précipitant dans le piège. Il ne pouvait même pas réclamer l’annulation de la partie – la déconfiguration d’un décor était en théorie un motif recevable d’annulation – car jamais au cours de l’histoire des JU, le bureau n’avait invalidé la victoire d’un finaliste du tournoi des challengeurs.
Il transpirait à grosses gouttes sous les ventouses des capteurs collées sur son torse, son bassin et ses membres. Une diaphorèse mal venue, révélatrice de son désarroi. Il ne portait aucun vêtement à l’intérieur du simulateur, car les étoffes amoindrissaient la qualité de la réception, et les millions de télésensoreurs, enfermés pour les uns dans leur sensor personnel ou familial, agglutinés pour les autres dans les stadoramas, ne devaient perdre aucune de ses émotions, aucune de ses pulsions. Il imaginait les réactions de désappointement de son père, effondré dans son appartement des bords de la Loire, l’air navré de sa mère, qui ne s’était jamais passionnée pour les JU mais qui le considérait avec orgueil quoi qu’il fît, la désillusion des supporteurs français, la déception du président Freux et des autres membres du gouvernement, l’allégresse des Anglais, la satisfaction des Américains… Une telle responsabilité pesait sur ses épaules ! Les jours précédant la finale, les quotidiens télésens de Paris avaient réveillé la fibre patriotique qui sommeillait en chaque Français en employant des mots, des images et des émotions qui n’avaient plus été sensorés depuis l’accession des partis de la Souveraineté nationale au pouvoir au début du XXe siècle : « Souviens-toi de Jeanne d’Arc, Alexandre ! » « Boute l’Anglais hors de France ! » « C’est l’honneur de la nation qui est en jeu ! » « Un siècle de disette nationale à effacer, Frédric ! »
Cette pression lui fut tout à coup insupportable et sa main glissa machinalement vers le bouton d’abandon. Il lui restait un peu moins de trois mille soldats, soit largement au-delà du seuil critique – les compétiteurs abandonnaient en général en dessous de mille unités, même si certains, comme le Catalan José-Maria Cortar, allaient jusqu’à l’extinction complète de leur armée – mais sa combativité, cette rage de vaincre qu’il avait su déployer lors des tournois précédents, cette maîtresse indispensable à tout stratège ambitieux, avait choisi ce moment pour le quitter.
Deux mille sept cent treize… Les chiffres du compteur de vies poursuivaient leur ronde échevelée. La sueur et l’affolement perturbaient les impulsions cérébrales d’Alexandre, et ses soldats, passés en panique automatique, se ruaient en désordre vers l’étroit goulet du pont-levis sans se rendre compte qu’ils facilitaient le travail des archers. Des frissons de triomphe parcouraient sans doute en ce moment l’Anglais et ses millions de compatriotes connectés au Channel A, le télésens officiel de Grande-Bretagne. L’index de Frédric s’immobilisa au-dessus du carré lumineux serti dans le matériau composite du tableau de bord. Il lui suffisait de le frôler pour entériner sa défaite et interrompre la partie.
Deux mille cinq cent vingt et un… Les rares survivants avaient maintenant évacué la cour intérieure du château et rejoint le bataillon resté à l’extérieur. Leur configuration SACU – survie automatique en cas d’urgence – s’était suspendue et ils restaient figés en attendant les nouveaux ordres de leur stratège. Certains présentaient des blessures profondes à la tête, à la poitrine, d’autres avaient perdu un bras, une jambe.
Pitoyable spectacle qu’une armée en déroute. Frédric ressentait maintenant ce que tous ses adversaires avaient éprouvé lorsqu’ils l’avaient rencontré. Un sentiment d’échec, une terrible humiliation.
Deux mille quatre cent soixante-huit… Le programme MM continuait d’éliminer ceux qui avaient perdu trop de sang ou dont les organes vitaux avaient été touchés. Frédric élargit le champ de vision, s’aperçut que l’ennemi commençait à descendre du chemin de ronde par les escaliers intérieurs pour se rassembler devant le pont-levis.
L’image de Delphane lui vint tout à coup à l’esprit : il n’oserait plus la revoir s’il essuyait un revers cuisant. Il l’avait combattue lors d’un tournoi régional et, s’il l’avait écrasée en moins d’une heure (il ne lui avait pas fait de cadeau en choisissant le thème Préhistoire, qui s’accommodait assez mal avec la sensibilité féminine), il était tombé sous son charme lorsqu’elle lui avait été présentée. Elle portait ce jour-là une chemise à encolure carrée qui mettait en valeur la finesse de son cou et une robe moirée dont la couleur vert émeraude s’accordait à merveille avec sa longue chevelure brune. Il l’avait rencontrée une seconde fois à l’occasion d’un déplacement à Toulouse, où elle résidait, et ils s’étaient échangé les codes confidentiels de leurs sensors personnels. Ils avaient progressivement augmenté les durées de leurs connexions, au point de passer des heures immergés dans leurs émotions respectives. Au bout de trois mois de cette relation cérébrale, ils avaient franchi un palier supplémentaire dans leur exploration réciproque en activant le TL, le télésens-libido. Le premier échange avec Delphane n’avait pas été aussi intense que l’avait espéré Frédric. C’était sa première expérience dans le domaine et on lui avait raconté tant de merveilles à ce sujet qu’il s’était attendu à des sensations vertigineuses, à des réactions autrement plus bouleversantes que ces frissons, certes agréables, qui étaient montés de son bas-ventre et s’étaient diffusés dans l’ensemble de son corps. Elle lui avait alors avoué que la mésaventure survenue à sa mère, plongée depuis plus de dix ans dans un coma sensoriel à l’issue d’une séance intensive de TL, avait entraîné une inhibition de sa propre libido. Il lui avait promis de faire preuve de patience, de l’aider dans la mesure de ses moyens à vaincre ce blocage.
Un serment qui ne l’avait pas empêché de s’introduire dans un télésens de sexualité libre. De ces plongées dans le monde du plaisir paroxystique, il avait ramené une grande lassitude et un vague sentiment de culpabilité. Cette baisse de vitalité s’était traduite par des pertes de concentration et des erreurs inhabituelles lors des tournois suivants.
Un mois avant le tournoi des challengeurs, Delphane lui avait proposé de passer quelques jours avec lui sur une plage déserte des Landes. Elle désirait, avait-elle affirmé, expérimenter l’amour physique avec lui. Il lui avait demandé si elle appartenait à l’un de ces mouvements passéistes qui prônaient le retour à la vie naturelle. Elle lui avait répondu qu’elle cherchait seulement à résoudre son problème pour lui donner satisfaction et que l’amour physique déclencherait peut-être le choc nécessaire à son épanouissement.
Il avait des doutes sur sa capacité à la pénétrer : son pénis ne s’était jamais tendu comme dans ces antiques vidéos du XXesiècle où les femmes s’aidaient de la bouche et des mains – des pratiques rétrogrades, animales, selon les adeptes de l’Église catholique de la Nouvelle Réforme – pour déclencher l’érection de leurs partenaires masculins. Il s’était caressé dans la solitude de sa chambre mais il n’avait pas obtenu d’autre résultat qu’un léger gonflement des corps caverneux et une douleur prolongée au niveau du bas-ventre. Il avait prétexté l’imminence du tournoi des challengeurs et l’omniprésence des reporteurs télésens pour décliner l’invitation de Delphane, mais c’était bel et bien de ses propres insuffisances qu’il avait eu peur. Il s’était ouvert de ses préoccupations à son père, qui lui avait confié qu’il n’avait pas eu besoin de rapports physiques pour apprécier sa femme à sa juste valeur.
«Jamais je ne l’ai approchée en plus de trente ans de mariage. Elle-même n’a jamais souhaité être… être… enfin tu me comprends. Le sensorama est à la fois plus pratique, plus hygiénique, plus subtil. De plus, il permet d’expérimenter autant de relations que de partenaires disponibles. Le tout sans aucun risque. N’oublie pas que les sida-mutatis ont failli éradiquer l’humanité de la surface de la terre. Tu es un pur produit de la CAO, la conception assistée par ordinateur, et tu ne t’en portes pas plus mal. Méfie-toi de cette fille : tu es une célébrité maintenant, et elle a peut-être été chargée par un mouvement réactionnaire de te convertir au passéisme. Ces gens-là ne se contentent pas de faire des enfants comme dans l’ancien temps, ils œuvrent en secret pour la neutralisation du REM… »
Delphane, une prosélyte de l’universalisme ? Il n’y croyait pas, non parce que les mouvements universalistes épargnaient les jeunes filles de bonne famille – c’était même le contraire, les jeunes filles de bonne famille compatissaient volontiers aux malheurs des peuples tenus à l’écart de l’Occident par le rideau électromagnétique – mais parce qu’il n’avait pas envie de la perdre.
Or il la perdrait sûrement s’il se laissait tailler en pièces par ce maudit Anglais. Que ce dernier eût déconfiguré le décor pour l’attirer dans un piège n’avait aucune espèce d’importance ! Il devait reprendre empire sur lui-même, recouvrer son calme, ses réflexes stratégiques. Il lui restait deux mille quatre… deux mille trois cent quatre-vingt-dix-huit soldats après tout, et l’Anglais, fort de ses sept mille hommes, ferait tôt ou tard preuve de suffisance. Il lui fallait agir de manière rationnelle, commencer par le plus urgent : organiser la retraite de ses troupes, regagner une friche cyber. Il disposait encore de deux temps morts de quinze minutes, pendant lesquels il pourrait réfléchir, préparer une riposte appropriée, chercher une solution dans l’une des grandes batailles historiques qu’il avait mémorisées depuis l’âge de sept ans. Même si les télésens l’avaient surnommé Alexandre le Grand, en référence à ce jeune conquérant grec qui avait fait trembler l’Asie avec une poignée de soldats, ses préférences stratégiques allaient à César, Cortés, Napoléon et Patton.
Il se redressa sur le siège du sensor, rajusta ses canaux temporaux d’un geste résolu et ordonna, d’une pensée claire et forte, le repli de ses soldats vers une friche cyber.
♦
Delphane sortit du sensor familial et se dirigea vers la cuisine, où elle se servit un verre d’eau vitale. Frédric avait subi un revers cinglant dans la cour de ce château, — d’aucuns auraient jugé cet échec définitif, mais elle voulait croire qu’il avait encore une petite chance de retourner la situation – et elle profitait du temps mort de quinze minutes pour se dégourdir les jambes. Elle était seule dans l’appartement du centre de Toulouse, son père et sa belle-mère ayant préféré suivre la finale chez leurs amis de Mirande, dans le Gers. Elle pouvait donc déambuler entièrement nue dans les couloirs et les différentes pièces où, grâce à la régulation domotique, régnaient une propreté et un ordre parfaits. Avant de se glisser dans le sensor, elle s’était entièrement dévêtue pour couvrir son corps de capteurs – une pratique rigoureusement interdite, l’abus sensoriel pouvant dégénérer en schizophrénie ou en coma. Elle avait reçu comme autant de coups de poignard les peurs, les hésitations, les doutes de Frédric, amplifiés par le télésens. Elle n’était pas entrée dans son cerveau – les télésens étaient régis par un code déontologique qui, officiellement du moins, protégeait les pensées des individus – mais, comme les millions de télésensoreurs occidentaux qui avaient sélectionné le canal SF 1, elle avait perçu avec une acuité douloureuse la détresse du challengeur français. Parce qu’elle avait vécu un début d’aventure sensorielle avec lui, cette retransmission la bouleversait, réveillait en elle des sensations à la fois exaltantes et pénibles. Ses réactions organiques, montées d’adrénaline, frémissements, débuts de nausée, se conjuguaient à ses élans affectifs pour la maintenir dans un état d’excitation proche de l’hystérie. Jamais elle n’avait vécu un tournoi avec une telle intensité, ni en tant que participante ni lors des défis ultimes entre le challengeur et le défendeur, où les soldats virtuels étaient remplacés par des soldats réels, où les télésensoreurs étaient en prise directe avec la souffrance et la mort.
On était en octobre, et bien que le régulateur domotique eût déclenché la climatisation depuis l’aube, Delphane transpirait à grosses gouttes. Elle se versa un peu d’eau sur le visage et sur la poitrine. Les rigoles fraîches se faufilèrent entre ses seins, dévalèrent son ventre, ses jambes, retombèrent en pluie autour d’elle. Les détecteurs d’humidité se mirent instantanément en action et le parquet aspirant lapa les flaques en une fraction de seconde. Elle contempla rêveusement le plomb fondu du ciel par la fenêtre de la cuisine, les toits de tuile des immeubles proches, le rail suspendu de l’aérotrain, les deux tours météo, la place du Capitole déserte. De rares silhouettes – seuls les inconscients ou les marginaux ignoraient que la finale du tournoi des challengeurs se déroulait aujourd’hui, qu’elle concernait de surcroît un Français, événement qui ne s’était pas produit depuis une cinquantaine d’années – s’agitaient dans les zones d’ombre. Habituellement animée, la ville rose s’étiolait sous le soleil. L’été, installé depuis le mois de mars, ne s’interromprait que le premier décembre pour un intermède hivernal de trois mois. La neige recouvrirait alors les massifs des Alpes, des Pyrénées, des Vosges, du Centre, et les Français pourraient s’adonner aux joies de la glisse jusqu’à la fin de février. Delphane aurait personnellement souhaité que les météorologues abaissent la température estivale à partir de septembre, mais ses parents, amateurs de chaleur, avaient justement choisi de s’installer à Toulouse pour bénéficier de la canicule pendant les deux cent quatre-vingts jours d’été. Elle envisageait de déménager plus tard dans une région tempérée comme la Bretagne ou la Touraine, où les températures oscillaient entre vingt-cinq et trente degrés (contre trente-huit de moyenne en Midi-Pyrénées).
Le carillon musical du sensor déroula ses harmoniques dans le silence mortuaire de l’appartement. Elle ne bougea pas dans un premier temps, se demandant quel correspondant pouvait bien se manifester en ce jour de fierté nationale. Puis, intriguée, elle reposa le verre sur la table et se dirigea vers le salon.
Le sensor, un modèle assez ancien mais encore performant, occupait la moitié de la pièce. Une lumière verte clignotait au-dessus de l’une des quatre portes de sa façade jaune et grise. Des couleurs assorties à la décoration de l’appartement – c’était du moins ce qu’affirmait Martale, la femme qui occupait dorénavant la place de la mère de Delphane, plongée dans un coma sensoriel depuis plus de dix ans.
Cette communication lui était destinée, puisque la lumière s’était allumée sur le fronton de la porte de gauche, celle qui portait son nom au-dessus de la poignée de laiton. Elle n’avait pourtant pas donné son code confidentiel à grand monde : son père, Frédric Alexandre, Natach et Valérielle, ses deux meilleures amies, quelques membres de sa famille, le responsable local du mouvement universaliste…
Elle s’engouffra dans la cabine, s’installa sur le siège, posa le casque sur sa tête, abaissa la visière sur ses yeux, coupa le canal SF 1 et, sans prendre le temps de poser les capteurs principaux sur sa peau ni de refermer la porte, pressa l’interrupteur de communication simultanée. Cette succession de gestes l’avait de nouveau recouverte d’une pellicule de sueur. Elle devait se contorsionner comme une anguille pour décoller son dos, ses fesses et ses cuisses du faux cuir du fauteuil (Martale avait voulu marquer son territoire et sa différence en imposant ce revêtement synthétique insupportable en toute saison, collant les neuf mois d’été, glacé les trois mois d’hiver).
Le visage de son père emplit la visière du casque. Cheveux noirs, yeux bleus, peau hâlée : on lui donnait quarante ans, il en avait quatre-vingts. Ses sourcils froncés et son front plissé trahissaient une perplexité qu’il s’efforçait de dissimuler sous un sourire crispé.
« Ton cher Frédric n’est pas à la hauteur, Delph ! »
Elle avait perçu très nettement la déception dans la voix grave qui avait jailli des haut-parleurs intégrés du casque. Les derniers modèles de sensor dispensaient les usagers du port du casque, dont les inconvénients, volume, poids, inconfort, étaient plus nombreux que les avantages, meilleure isolation sensorielle, fiabilité. Mais, alors même qu’elle n’appartenait pas à la famille, Martale s’opposait avec une rare énergie au renouvellement du récepteur familial, âgé pourtant de plus de cinquante ans.
«L’autre est en train de l’écraser ! reprit le père de Delphane. Tu m’avais pourtant assuré qu’il ne ferait qu’une bouchée de cet Anglais… »
Elle n’avait pas besoin de se raccorder aux capteurs de base pour se rendre compte qu’il bouillait de rage contenue. Elle se souvint qu’il avait parié plusieurs milliers d’ox sur la victoire du challengeur français et qu’il risquait de perdre à la fois une somme importante et la considération de Martale dans l’aventure.
« Ce n’est pas encore fini… murmura-t-elle dans un souffle.
— Moins de trois mille hommes contre presque sept mille, répliqua-t-il. Plus de bouclier. Des épées et des lances contre des arcs, des frondes et des arbalètes. On ne peut pas dire que ton petit chéri soit en position de force… »
Elle détestait cette façon qu’il avait d’appeler Frédric son « petit chéri ». Il n’avait pas encore pris conscience qu’elle était devenue une femme, qu’elle le quitterait bientôt pour s’installer avec l’homme de son choix – peut-être celui-là serait-il justement Frédric Alexandre s’il continuait de s’intéresser à elle en dépit de sa notoriété croissante, s’il s’ouvrait à d’autres réalités qu’au monde factice des JU…
« Il aura la possibilité de retourner la situation tant qu’il lui restera des soldats, argumenta-t-elle en écrasant d’un revers de main une goutte de sueur qui se-faufilait dans le pli de son aine.
— Tu dois être la seule à y croire dans le pays ! J’espère au moins que tu n’as pas forcé sur les capteurs. Je ne tiens pas à attirer l’attention des contrôleurs télésens… »
Elle se contenta de lui adresser son sourire le plus candide. Il hocha la tête d’un air résigné.
« Nous passerons la nuit à Mirande, reprit-il. Nous rentrerons à Toulouse par l’aérobus de quinze heures. Je te quitte : la partie va reprendre. »
Lorsqu’il eut coupé la communication, Delphane releva la visière et, pensive, resta un moment immobile. Puis elle ramassa les capteurs qui gisaient sur le plancher du sensor – tu ne prends aucun soin du matériel ! aurait sifflé Martale –, les répartit sur son corps en commençant par la poitrine, en suivant par le ventre et en terminant par les cuisses, referma la porte et pressa le commutateur de SF 1. Après avoir rabattu la visière, elle tenta de s’installer le plus confortablement possible sur le fauteuil. Elle eut l’impression que chaque mouvement sur le faux cuir lui arrachait des lambeaux de peau.
Elle perçut d’abord une bande sensorama qui annonçait le prochain défi entre Hal Garbett, le tenant américain, et le vainqueur du tournoi des challengeurs. La SF 1 avait obtenu du COJU l’autorisation de passer des extraits des combats des derniers défis, conservés en mémoire, et Delphane sensora des scènes terribles où des hommes décapités se vidaient de leur sang, où d’autres agonisaient dans d’atroces souffrances. La plupart des combattants étaient des Noirs et des Arabes de la Grande Nation de l’Islam, des Asiatiques de la RPSR, des Mexicains ou des Brésiliens de l’AmSud. Elle ressentit une douleur physique tellement brutale qu’elle faillit perdre connaissance. Une suffocante odeur de sang lui agressa les narines. Un linceul de sueur glacée la recouvrit de la tête aux pieds, un symptôme annonciateur d’un début de coma sensoriel. Submergée par une vague de panique, elle eut le réflexe d’arracher les capteurs de ses cuisses et de son ventre. La violence de ses perceptions s’atténua aussitôt. Elle libéra un soupir de soulagement, consciente qu’elle avait échappé au pire.
« L’abus sensoriel n’est pas seulement dangereux, il est également puni par la loi. »
L’avertissement, un peu tardif, défilait à présent en boucle et occultait les corps agonisants qui environnaient Delphane. Les télésensoreurs recherchaient des sensations de plus en plus fortes, rajoutaient sans cesse des capteurs pour amplifier les chocs émotionnels, et les états pathologiques, schizophrénie, coma, maladie de Brendelroth, s’étaient multipliés de manière inquiétante lors des derniers JU. Sommé par le conseil de l’ONO de trouver une parade à cet accroissement de la dépendance sensorielle, le Comité uchronique avait à son tour demandé aux télésens de prévoir un terminal de surveillance chargé de détecter et de réprimer les excès. Les quatre grands sensoramas occidentaux, la SF1, le Channel A, la ZDB allemande et la Holysens américaine, s’étaient d’abord opposés à cette directive, mais, comme le COJU les avait menacés d’offrir l’exclusivité des Jeux à des télésens un peu plus coopératifs, ils n’avaient pas eu d’autre choix que de s’incliner. Cependant, les terminaux de surveillance n’étaient pas encore tout à fait au point, et il y avait fort à parier que le futur défi ferait encore de nombreuses victimes parmi la population. Cette bande-annonce, destinée à sensibiliser les télésensoreurs sur les risques de surdose, avait atteint son but puisque Delphane se promit de réduire la quantité de capteurs lors des prochains JU (et cela même si Frédric était le challengeur appelé à défier Hal Garbett).
Elle sensora d’abord un grand calme à la fin du temps mort, preuve que Frédric avait mis à profit ce repli dans la friche cyber pour reprendre le contrôle de lui-même et préparer sa riposte. Elle voyait exactement ce qu’il voyait : les troupes de l’Anglais rassemblées au beau milieu d’une plaine encadrée de forêts. Après avoir éliminé plus des deux tiers de l’armée ennemie, le représentant de la Grande-Bretagne était revenu à sa tactique favorite, l’affrontement en terrain découvert. Il ne risquait pas grand-chose, puisque ses hommes étaient trois fois plus nombreux que les adversaires, qu’il bénéficiait de surcroît de l’avantage conféré par les armes de jet. Il lui suffisait d’attendre que le challengeur français sorte de son abri cyber pour le cribler de projectiles et achever le travail commencé dans la cour du château. Ce n’était plus vraiment de la stratégie mais du massacre, et de l’autre côté de la Manche on s’apprêtait à savourer la déroute de ce bloody froggy dont on avait eu très peur les jours précédant la finale. Les Anglais célébreraient ce triomphe sur les Français avec d’autant plus de plaisir qu’ils sautaient sur le moindre prétexte pour ranimer la haine cordiale qui perdurait entre les deux pays depuis plus de douze siècles et qui s’était considérablement accrue depuis que les mangeurs de grenouilles avaient imposé le frenchy comme langue officielle de l’ONO.
Delphane se déplaça avec Frédric dans le cœur de la forêt, respira d’âpres odeurs d’humus. Elle comprit qu’il était en train d’inspecter les lieux avant de disposer ses hommes. Le carré noir visible sur un coin de la visière-écran indiquait que son armée était toujours à l’abri dans la friche cyber. À l’intérieur, le chronomètre officiel, frappé du sigle du COJU, indiquait le reliquat de temps avant la reprise des hostilités. La friche s’effacerait dans une vingtaine de secondes et les soldats d’Alexandre apparaîtraient à l’endroit où il les aurait disposés. Les compétiteurs profitaient des interruptions pour redéployer leurs troupes à l’abri du regard de leur adversaire et, souvent, lorsqu’aucun des deux protagonistes n’avait pris l’avantage, ils tentaient de forcer la décision en changeant totalement de stratégie. Hal Garbett était passé maître dans l’art d’exploiter les cinq temps morts impartis aux deux concurrents des JU – contre trois aux finalistes du tournoi des challengeurs.
Delphane sensora la tension qui envahissait Frédric au fur et à mesure que se rapprochait le moment du combat. Elle ne la ressentait plus comme une manifestation de panique, une crispation ou un blocage psychologique, mais comme une expression de sa volonté reconquise, de sa détermination. Il préparait un coup, une de ces initiatives géniales qui différenciaient les grands stratèges des médiocres tacticiens. Elle transpira de nouveau dans l’atmosphère moite du sensor. Le faux cuir du fauteuil lui martyrisa le dos et les fesses. Les capteurs réagissaient aux modifications physiologiques de Frédric, les transmettaient aux millions de télésensoreurs qui se les appropriaient et les convertissaient en émotions.
Le carré noir disparut de l’écran et Delphane se retrouva soudain derrière un soldat de l’armée de Frédric, reconnaissable à son casque conique à nasal et à la croix bleue peinte sur son haubert. Elle aperçut, au-delà d’un tronc d’arbre, l’armée de l’Anglais, regroupée au milieu de l’espace dégagé, placée en carré afin de surveiller les quatre côtés et d’éviter les attaques de revers. Frédric élargit son champ de vision, et Delphane vit qu’il avait réparti ses troupes en files d’une centaine de soldats. Cinq de ce côté-ci, et probablement cinq sur les autres côtés, soit la totalité de ses hommes. Elle ne comprit pas où il voulait en venir. Elle estimait que les assauts de ces colonnes dérisoires se briseraient sur les traits des archers adverses comme des vaguelettes se fracassant sur une digue.
Elle sensora nettement la décharge d’adrénaline qui électrisa le corps de Frédric. Elle eut elle-même l’impression d’être traversée par un courant à haute tension.
Le challengeur français déplaça sa focale de manière à obtenir une vue d’ensemble du champ de bataille. L’armée de l’Anglais, immobile, attentiste, devint une île sombre au milieu d’un océan de verdure. C’est à ce moment seulement que Delphane devina les intentions de Frédric. Mais elle n’eut pas le temps d’approfondir sa réflexion, elle ressentit une forte chaleur au niveau du cerveau, de la gorge, happée par un tourbillon de sensations fortes.
♦
Les vingt colonnes d’Alexandre surgirent de la forêt et attaquèrent simultanément. Il avait configuré ses soldats de façon qu’ils restent en file indienne quoi qu’il arrive. Il avait de surcroît neutralisé leur survie automatique pour gagner en vivacité et les empêcher de rebrousser chemin. Les cent hommes – cent dix-neuf exactement, plus dix-huit autres qu’il avait laissés à couvert dans la forêt – de chaque groupe calquaient leur course sur le premier de la file, qui avançait en louvoyant pour esquiver les flèches des archers, les traits des arbalétriers et les pierres des frondeurs. Puisque le magicien des runes lui avait supprimé les boucliers métalliques, il avait choisi d’utiliser des boucliers humains. Les soldats placés en tête de colonne protégeaient ceux qui les suivaient. S’ils étaient touchés par un projectile et s’effondraient sur le sol, ceux qui venaient immédiatement derrière prenaient le relais. L’objectif était d’atteindre coùte que coùte l’armée de l’Anglais et, une fois sur place, d’engager le corps à corps en exploitant l’avantage représenté par les glaives et les lances.
Le temps que chaque colonne parcoure les cent mètres qui la séparaient de l’ennemi, des dizaines de soldats furent couchés par les traits des arbalètes, et les chiffres du compteur de vies d’Alexandre recommencèrent à s’affoler. Mais il ne céda pas à la panique cette fois-ci, il maintint sa configuration mentale et le sensor exécuta ses consignes sans l’ombre d’une hésitation. Les minces colonnes continuèrent d’avancer en effectuant de brusques crochets qui déroutaient les tireurs. Elles ondulaient comme les vingt tentacules d’un poulpe géant que rien ne semblait devoir arrêter, même si les projectiles ennemis les amputaient régulièrement d’un segment d’elles-mêmes.
Frédric avait eu l’idée de transformer ses maigres troupes en banderilles en repensant aux corridas de l’ancienne Espagne catholique, dont les matadors n’affrontaient pas les taureaux avec des armes volumineuses mais avec des capes et de fines lames de Tolède. Il avait estimé que ces assauts vifs, déroutants, auraient sur l’armée de l’Anglais, groupée, massive, le même effet que les mouvements d’une cape sur un taureau.
Les colonnes opérèrent bientôt la jonction et, comme les archers, les arbalétriers et les frondeurs n’étaient pas rompus aux combats de près, les hommes d’Alexandre ne rencontrèrent aucune difficulté à s’enfoncer dans leurs rangs. Là, sous les impulsions de leur stratège, ils se répandirent comme des loups féroces parmi leurs six mille sept cents adversaires dont les armes ne leur étaient d’aucune utilité dans ces circonstances. Les glaives sifflèrent, décapitèrent, éventrèrent, les lances transpercèrent, les poignards égorgèrent. L’Anglais, à son tour paniqué, mit du temps à réagir, comme l’avait escompté le challengeur français.
Il semblait à Frédric capter les millions de frémissements d’espoir qui parcouraient l’échiné des télésensoreurs connectés à la SF 1. Galvanisé, il ne relâcha à aucun moment sa concentration, lança d’incessantes impulsions de meurtre à ses soldats, sema une confusion telle dans les troupes de l’Anglais que ses hommes passèrent à leur tour en configuration automatique de survie et qu’ils se télescopèrent les uns les autres en essayant de s’enfuir.
Cinq mille deux cent vingt-neuf… deux cent douze… cent trente-trois… cinquante-six… quatre mille neuf cent quatre-vingts… Ils ne songeaient plus à se défendre, car l’Anglais, taureau fasciné par les mouvements de la cape, était incapable de prendre une décision. Le premier jugement de Frédric sur son rival était le bon : excellent technicien sensor, médiocre stratège, mal à l’aise dans un environnement chaotique.
Quatre mille six cent quatre-vingts…
Le moment était venu de porter l’estocade. Frédric ordonna à la moitié de ses hommes de se disposer en cordon tout autour de la mêlée dans le but de se resserrer progressivement comme les mailles d’un filet et d’empêcher les adversaires de prendre la fuite. L’Anglais avait été bien imprudent d’utiliser ses trois temps morts : il en avait probablement profité pour changer les configurations du décor et souffler sa sentence au magicien des runes, mais il payait au prix fort cette utilisation frauduleuse. Il ne pouvait plus se réfugier dans une friche cyber et redéployer son armée d’une manière plus adaptée à ses caractéristiques.
Quatre mille deux cent treize…
Le programme MM étant très riche en sensations olfactives, l’odeur du sang se faisait de plus en plus lourde, de plus en plus oppressante. Elle agissait désormais comme un puissant stimulant sur Frédric qui, martyrisant son correcteur de focale, piquait comme un vautour sur le champ de bataille, survolait pendant quelques secondes un soldat dont la lance ou l’épée se levait avec une régularité de métronome, reprenait de la distance, vérifiait que l’armée ennemie restait confinée à l’intérieur du cordon formé par les siens, effectuait une nouvelle et vertigineuse plongée sur un autre combattant. Cette manière qu’il avait de multiplier les angles et les effets avait concouru à forger sa réputation de virtuose, de Mozart de la stratégie.
Trois mille quatre cent quarante-neuf… Il avait presque rétabli l’équilibre numérique. L’idée que les millions de télésensoreurs anglais étaient sur le point de perdre leur flegme légendaire le réjouit mais il ne commit pas l’erreur de relâcher sa vigilance.
♦
« Vous nous avez fichu une trouille monumentale, Frédric ! »
Émilian Freux s’avança vers le challengeur, les bras écartés, le visage éclairé d’un large sourire. Ebloui par les lumières artificielles des lampes, exténué par la violence de l’effort cérébral qu’il venait de fournir, Frédric eut besoin de dix bonnes secondes pour se souvenir qu’il était entièrement nu face à la vingtaine d’hommes et de femmes aux plumages flamboyants qui s’étaient engouffrés dans le salon du sensor du défi français. Il reconnut les membres les plus éminents du gouvernement français, ainsi que la haute responsable de la SF 1, une femme d’une cinquantaine d’années à la robe jaune et aux cheveux blonds enfouis sous un chaperon bleu. Embarrassé, il plaça ses mains en paravent sur son basventre.
« Ne soyez donc pas pudibond, monsieur le challengeur ! » s’exclama le président.
Et, sans autre forme de protocole, Émilian Freux le saisit dans ses bras et le serra à le décoller du plancher. Les deux hommes furent bientôt environnés d’une nuée pépiante, parfumée, colorée, où les congratulations se mêlaient aux considérations stratégiques de bas étage.
« Tout à fait génial, le coup des colonnes !
— Ces culs de babouins en ont pour cent ans à se remettre d’une telle défaite ! »
L’Anglais n’avait pas cherché à contester la supériorité d’Alexandre. Abandonnant toute notion de fighting spirit cher aux îles Britanniques, il avait renoncé sitôt franchi le seuil des mille unités.
On ne laissa pas au vainqueur le temps de se rhabiller ni même de sécher sa sueur, on le pressa de questions sur l’épisode de la cour intérieure du château. Il expliqua qu’une déconfiguration du décor s’était produite à ce moment-là, qu’il pensait pénétrer dans une friche cyber et utiliser son deuxième temps mort pour placer ses soldats, qu’il s’était retrouvé dans cette cour fermée où l’Anglais lui avait tendu un piège. De même, il leur fit part de ses soupçons sur l’intervention du magicien des runes dont la sentence avait déséquilibré les forces en présence de manière un peu trop flagrante.
« Accusez-vous le défi anglais de tricherie ? demanda le président d’un air grave.
— Je ne l’accuse pas. Je vous fais seulement part de mes doutes…
— Nous demanderons officiellement au COJU une enquête sur cette finale. Et si vos soupçons s’avèrent exacts, nous exigerons que l’Angleterre soit exclue des JU pendant une décennie ! Mais nous aurons le temps d’y songer plus tard. Le peuple français réclame Frédric Alexandre, son héros. Alexandre le Grand ! Mais pas dans cette tenue, cela va de soi ! Nous vous convions d’abord à un dîner au Palais, puis vous descendrez les Champs-Élysées à bord de la voiture solaire présidentielle. La capitale vous réservera un accueil triomphal, soyez-en sûr. Il vous restera ensuite trois mois pour préparer votre défi contre Hal Garbett. Vos soldats ne seront pas virtuels, cette fois-ci, et les êtres de chair et de sang sont moins faciles à manier que les personnages des sensoramas. Vous devrez prendre votre temps pour faire votre choix parmi les immigrants de la RPSR et de la GNI. Nous vous adjoindrons une armée d’assistants, de morphopsychologues, de spécialistes en ressources humaines. La France entière sera derrière vous, Frédric. »
La deuxième accolade présidentielle irrita Alexandre, qui avait un besoin urgent d’une douche pour se délasser et de silence pour reconstituer ses réserves nerveuses. Émilian Freux sembla deviner les pensées de son vis-à-vis.
« Laissons notre jeune ami prendre un peu de repos avant le dîner, ajouta-t-il rapidement. Le chef du protocole viendra vous chercher dans une heure. Cela vous convient-il ? »
Frédric acquiesça d’un hochement de tête.
Lorsque la petite troupe eut vidé les lieux, il passa dans l’appartement que le défi français avait mis à son entière disposition après sa victoire en demi-finale – avant, il n’avait eu droit qu’à une chambre située à l’étage inférieur, comme les trois autres candidats français. Les lumières verte et jaune de son sensor personnel clignotaient au-dessus de la porte, lui indiquant qu’on cherchait à entrer en contact simultané avec lui – ses parents, sans doute – et que des messages encombraient la mémoire de son appareil.
Il se rendit près de la fenêtre qui donnait sur les Champs-Elysées, écarta légèrement les rideaux, vit que la foule s’était déjà rassemblée de chaque côté de la plus belle avenue du monde. Des fusées de fête explosaient au-dessus des toits, ornaient le ciel assombri de dentelles lumineuses. Des cris et des rires se mêlaient aux pétarades des feux d’artifice. Ces manifestations de liesse populaire, la rapidité avec laquelle les Parisiens avaient réagi le réjouirent et l’interloquèrent en même temps. Il imagina la fierté de ses parents et son cœur se gonfla d’orgueil. Puis il fut traversé par l’envie de sensorer la douceur de Delphane.
Il repoussa à plus tard le moment de la douche, négligea les appels, les messages, s’installa sur le siège de la cabine, referma la porte sur lui, plaça les connecteurs cérébraux dans ses canaux temporaux – le principal inconvénient du métier de stratège, c’étaient ces petits trous qu’on leur perforait de chaque côté du front et qu’ils devaient reboucher avec des temporons de matière synthétique entre les tournois – et composa le code confidentiel de Delphane.
Elle avait attendu son appel et, dès qu’ils entrèrent en connexion, ils se fondirent l’un dans l’autre avec une intensité rarement ressentie. Elle ne lui rappela pas la requête qu’elle lui avait adressée quelques jours plus tôt, mais une impulsion le poussa à lui promettre qu’ils s’affronteraient bientôt comme dans ces temps anciens où les hommes et les femmes ne craignaient pas de se prouver physiquement leur amour.