CHAPITRE PREMIER
GRAND-MAMAN LI
Tous les coups sont permis, y compris les coups bas – surtout les coups bas. Le Tao de la Survie ne s’adresse pas aux cœurs épris de noblesse et d’éthique. Que ceux-là se tournent vers les religions traditionnelles, se soumettent à un quelconque maître ou franchissent la porte qui mène dans les mondes de l’au-delà…
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
L’hiver s’était déposé plus tôt que d’habitude sur la ligne Oder-Neisse II, la frontière occidentale de la République populaire sino-russe. Gonflée par les pluies de l’automne, la veine sombre et furieuse de la Nysa s’enfonçait en grondant entre les collines nues et blêmes. Des colonnes de fumée, courbées par la bise, montaient des baraquements de tôle et se jetaient dans les nuages qui s’amoncelaient au-dessus de Grand-Wroclaw comme les promesses de jours difficiles.
Wang remonta le col de sa veste et s’engagea dans un passage qui donnait sur la rive de l’impétueux cours d’eau. Il prenait toujours le chemin des bords de la Nysa pour gagner la maison de grand-maman Li. Il évitait ainsi de traverser les quartiers nord de l’agglomération, gagnant en sécurité ce qu’il perdait en temps et en énergie. Ses relations avec le clan d’Assôl le Mongol s’étaient considérablement dégradées depuis qu’on l’avait surpris à dérober un sac de cigarettes dans les entrepôts du Wzwzych. Il avait tenté d’apitoyer le parrain en affirmant que les produits de son larcin n’étaient pas destinés à son usage personnel – il n’avait pas menti à ce sujet – et qu’il les rembourserait à la première occasion, mais ses arguments n’avaient pas adouci la sentence : il avait été condamné à payer, avant le 15 novembre de l’année en cours, une amende forfaitaire de trente mille yuans, une somme énorme pour un résident des faubourgs de Grand-Wroclaw. En outre, le jugement stipulait qu’au cas où Wang ne se serait pas acquitté de sa dette à la date fixée, il aurait le choix entre l’émasculation, la mort par crucifixion et le paiement en nature, à savoir un contrat d’exécuteur pour le compte du clan pendant une durée minimum de cinquante années.
Wang ne tenait pas à ce qu’on arrache les attributs qui faisaient de lui un homme ou qu’on le cloue sur une porte. Comme il n’avait aucune chance de réunir la somme requise, il ne lui restait pas d’autre choix que de devenir un tueur d’Assôl, une de ces ombres qui surgissaient de la nuit et vidaient le chargeur de leur pistolet-mitrailleur dans le ventre d’un commerçant négligent, d’un joueur étourdi, d’un trafiquant rival ou d’une prostituée rétive. Même si cette perspective lui garantissait un sursis – pour combien de temps ? rares étaient les sbires d’Assôl qui survivaient aux guerres incessantes entre néo-triades –, elle n’était guère plus réjouissante que la lente agonie réservée aux traîtres ou aux opposants du clan : entrer au service du Mongol, c’était mener l’existence désespérante d’un chien étranglé par sa laisse. Il n’aurait plus à se soucier du gîte et du couvert, et il pourrait lutiner autant de femmes qu’il le souhaiterait, mais il devrait renoncer au plaisir inestimable de flâner dans les ruelles de Grand-Wroclaw, d’errer au gré de ses humeurs dans le quartier des chars, de sauter dans un camion bâché en partance pour les plaines silésiennes.
Ses pieds s’engourdissaient sous le cuir épais de ses bottes. Le vent ne parvenait pas à dissiper la terrible puanteur qui régnait entre les habitations rudimentaires, des entassements hasardeux de tôle, de planches, de tissu, de bâches, et dont le caractère provisoire, perpétué pendant plus de trois siècles, avait fini par devenir un style. Par l’entrebâillement des tentures, des portes, des fenêtres, il apercevait des silhouettes à l’intérieur de pièces éclairées par des lampes nues et tremblantes. La centrale thermique qui alimentait la sous-province de Silésie ne parvenait pas à fournir l’électricité en quantité suffisante au moment des grands froids, d’autant que les néotriades s’arrangeaient pour détourner une grande partie de la production et la revendre à un tarif prohibitif aux familles les plus aisées de Wroclaw et de sa banlieue, un bidonville qui avait fini par absorber les villes de Legnica, de Walbrzych, et s’étendre vers l’ouest jusqu’au bord de la Nysa. Dès lors, les moins fortunés n’avaient pas d’autre ressource que de gaver leurs vieux poêles de bouts de bois, de branches, de meubles, de papiers, de morceaux de charbon qu’on allait extraire dans les anciennes mines silésiennes, de tout ce qui pouvait se consumer d’une manière ou d’une autre, y compris les cadavres, animaux ou humains — Wang avait d’abord cru qu’il s’agissait d’une rumeur dénuée de tout fondement ou encore d’une plaisanterie de mauvais goùt mais, un jour qu’il était entré dans la maison d’un vieil ami de grand-maman Li, il avait vu une main à demi calcinée jaillir du fourneau de la cuisinière comme un diable hors de sa boîte.
Bientôt, des fumées toxiques monteraient des cheminées, rendraient l’atmosphère irrespirable et se conjugueraient au froid pour emporter les moins résistants, les nourrissons, les vieillards, les malades, dans les mondes de l’au-delà. « Le Tao de la Survie n’est d’aucun secours pour les faibles, disait souvent grand-maman Li. Il ne sert qu’à renforcer les forts… »
Les premiers flocons tombèrent au moment où Wang déboucha sur le quai de bois qui longeait la Nysa. Il était fasciné par la légèreté avec laquelle la neige se déposait sur les toits, sur la terre, sur les lattes, sur le miroir légèrement ridé de la rivière, par cette manière qu’elle avait d’absorber les bruits comme pour mieux ménager ses effets.
Il s’avança jusqu’au bord du quai et observa pendant quelques secondes le ballet des flocons qui s’estompaient au contact de l’eau. Le courant précipitait des branches d’arbres, des bouts de tôle, des bidons et des détritus sur les piliers du quai ou sur le mur de béton de la digue, autant de résidus qui se déverseraient quelques jours plus tard dans la mer Baltique, transformée depuis des lustres en une immense décharge à ciel ouvert. Deux ans plus tôt, la curiosité avait pris Wang de contempler l’embouchure de la Nysa. Il avait convaincu un camionneur qui effectuait la liaison quotidienne avec la ville de Szczecin de le prendre à son bord. Il avait suivi le cours de la rivière jusqu’à l’endroit où elle se jetait dans l’Oder, puis, sur l’invitation du chauffeur, il avait poussé jusqu’au port de Swinouiscie, en Poméranie. Il ne conservait de cette excursion que des images sinistres, des paysages de désolation, des champs couverts de chars ou de camions rouillés, des montagnes de déchets, des nappes d’un brouillard épais et noir, des bâtiments éventrés, des ruines, des milliers de sans-abri sur les routes, des scènes de carnage, de pillage…
« La République populaire sino-russe dans toute sa splendeur ! s’était exclamé le camionneur, un homme dont les cheveux blonds, les yeux bleus et le teint pâle trahissaient les origines slaves. Je donnerais un bras ou une jambe pour passer de l’autre côté de ce putain de rideau et contempler les merveilles de l’Occident ! »
Il avait prononcé ce dernier mot avec de l’extase dans la voix. Puis il avait enfoncé brutalement la pédale de l’accélérateur et le camion, un engin vétuste qui semblait sur le point de se disloquer à chaque secousse, avait bondi en ululant sur la route défoncée.
L’Occident…
Wang observa le REM, le rideau électromagnétique, qui s’élevait sur l’autre rive de la Nysa. Les flocons étaient maintenant d’une telle densité qu’il le devinait davantage qu’il ne le voyait. Parsemé de taches brillantes, parcouru de frémissements bleutés, il s’étendait à perte de vue des deux côtés et se perdait dans les nuages. Il était probablement situé à plusieurs kilomètres de la rivière – personne n’osait s’aventurer sur la berge opposée pour vérifier la distance, de peur d’être pulvérisé par un rayon à haute densité – mais il donnait l’impression de se dresser à quelques pas de là. Grand-maman Li prétendait qu’il culminait à plus de dix mille mètres de hauteur et que sa longueur totale avoisinait les trente mille kilomètres. Toujours selon la vieille femme, il avait jailli du sol deux siècles plus tôt, au moment où les armées chinoises s’apprêtaient à fondre sur l’Europe de l’Ouest, et il avait pulvérisé les milliers de soldats de la RPSR qui avaient essayé de le franchir. De même, il s’enfonçait dans les entrailles de la terre à une profondeur qui interdisait tout contournement par des voies souterraines. Les soirs d’été, la brise colportait son grésillement délicat, presque musical, dans les ruelles de Grand-Wroclaw.
« Les satellites de la RPSR n’ont rien détecté des travaux qu’il a nécessités, ajoutait grand-maman Li. Et pourtant, ils devaient être visibles comme le nez au milieu de la figure…
— Des… satellites, grand-mère ?
— Les yeux de l’espace. Ils tournent en orbite autour de la Terre, mais l’Occident a trouvé le moyen de fermer ceux de la République sino-russe… »
Wang ignorait tout des origines du conflit qui, deux siècles plus tôt, avait opposé la RPSR à l’Occident. Il savait seulement que des millions de Chinois, de Coréens et de Mongols avaient traversé la Sibérie, l’Oural, le Kazakhstan, la Russie, que le REM occidental les avait bloqués le long de la ligne Oder-Neisse II et que les autorités de l’axe Pékin-Moscou n’avaient eu ni les moyens ni la volonté de les rapatrier. Ils s’y étaient donc établis, abandonnant leurs chars ou leurs camions sur place, choisissant leurs épouses parmi les centaines de milliers de prostituées, d’infirmières, de cantinières ou de prisonnières qui avaient suivi la vague militaire, construisant de gigantesques campements provisoires qui avaient fini par devenir des villes. Leur présence n’avait pas été du goùt des autochtones et des flambées de violence avaient embrasé la Silésie jusqu’à ce que les néo-triades chinoises, coréennes et mongoles établissent un ordre basé sur la terreur et le rationnement des matières de première nécessité. Les Polonais s’étaient pour la plupart réfugiés à l’intérieur des terres, où ils produisaient les légumes, les céréales, le lait et la viande nécessaires à la subsistance des millions de descendants de l’armée d’occupation, massés le long de l’Oder et de la Nysa. De temps à autre, la rumeur courait que les autorités de la RPSR expédiaient de nouvelles troupes à la frontière afin de réduire l’influence des néo-triades et de rétablir un semblant de légalité dans la lointaine province de Pologne, mais les quelques officiers supérieurs qui s’étaient présentés au cours des deux derniers siècles dans Grand-Wroclaw en étaient aussitôt repartis dans des boîtes en fer, coupés en petits morceaux.
Les flocons tiraient un voile de plus en plus opaque sur l’ombre grise et scintillante du REM. Parfois, le désir traversait Wang de savoir ce qui se tramait de l’autre côté de ce rempart, mais ce n’était pas chez lui une obsession comme chez la plupart des gens qu’il fréquentait. Il avait entendu dire qu’une porte s’ouvrait tous les ans près de Most, une ville de la sous province de Bohême, et que des milliers de Sino-Russes, attirés par le mirage occidental, s’y précipitaient comme des insectes vers la lumière d’une lampe.
Comme personne n’était revenu pour parler de son séjour de l’autre côté du REM, les hypothèses les plus diverses, les plus extravagantes, couraient sur le sort réservé aux candidats à l’émigration : les uns affirmaient que la porte de Most s’ouvrait sur des chambres à gaz et qu’on récupérait la peau, les os et les cheveux des cadavres pour fabriquer du savon ou divers objets de décoration, d’autres qu’elle débouchait sur une vie d’esclavage et de labeur, d’autres qu’elle donnait sur les cages d’un zoo humain, d’autres que les émigrants servaient de cobayes aux expérimentations des généticiens, d’autres que la semence des hommes et les ovules des femmes étaient prélevées et conservées dans des caves réfrigérées, d’autres enfin que les Occidentaux avaient besoin de gladiateurs et de martyrs pour reconstituer les jeux du cirque de l’Antiquité… Grand-maman Li, qui avait des avis sur tout, restait étrangement muette sur le sujet.
Wang parcourut le quai de bois sur un bon kilomètre. Des barques reliées à des pontons flottants se resserraient contre les piles de la construction. Le silence neigeux buvait avec avidité les grincements des coques qui s’entrechoquaient. Chaque riverain se chargeait d’entretenir la partie du quai jouxtant son habitation – plutôt que d’un véritable quai, il s’agissait d’une étroite passerelle surélevée qui longeait la rivière et donnait à la fois sur l’arrière des maisons et sur les pontons d’accostage. Si certains passages n’inspiraient aucune inquiétude, d’autres requéraient la plus grande prudence : les planches rongées par l’humidité pouvaient céder à tout moment, et il fallait marcher sur les chevrons parfois apparents pour ne pas passer au travers du tablier friable et tomber dans l’eau de la Nysa. Les riverains les plus consciencieux avaient installé une rambarde sur les dix ou quinze mètres qui leur étaient impartis, mais leurs voisins, moins courageux, n’avaient pas estimé nécessaire de poursuivre l’ouvrage. Ces disparités engendraient des conflits incessants que les néotriades finissaient par régler avec la brutalité qui les caractérisait. Elles massacraient les familles jugées paresseuses, vindicatives ou gênantes, et en profitaient pour installer leurs hommes dans les habitations libérées, parfaite illustration de ce vieux dicton cantonais qui recommande aux souris de ne jamais en appeler à l’arbitrage d’un chat.
La neige rendait les planches glissantes et contraignait Wang à redoubler de prudence. Le froid transperçait sa veste et son pantalon de coton. Surpris par l’hiver comme ces moineaux fauchés par les premiers gels, il n’avait pas eu le temps de se procurer des vêtements chauds. Les flocons, giflés par le vent tourbillonnant, lui cinglaient le visage. Des odeurs de viande grillée et de bois brûlé imprégnaient l’air saturé d’humidité.
Il repéra devant lui deux silhouettes dont l’immobilité avait quelque chose de menaçant. Instinctivement, sans ralentir l’allure, il glissa la main dans la poche de sa veste et saisit le manche de son couteau à cran d’arrêt. « L’initiative est l’un des secrets de la survie, disait grand-maman Li. Frappe avant qu’on te frappe. Les chrétiens polonais disent de pardonner à son ennemi et de tendre l’autre joue, le Tao de la Survie te recommande d’étendre ton ennemi avant de lui pardonner. »
Il se demanda s’il n’avait pas d’une manière ou d’une autre offensé un autre clan que celui d’Assôl, si la petite Luang qui se donnait à lui trois fois par semaine dans la cabine d’un char abandonné n’était pas une prostituée échappée d’un bordel coréen ou la maîtresse attitrée d’un parrain. Il ne savait pratiquement rien d’elle, sinon qu’elle habitait le quartier de la Wzychska – le quartier des Coréens, justement –, qu’elle entourait leurs rendez-vous de mille précautions et que l’inquiétude l’empêchait de s’abandonner complètement au plaisir. A défaut d’amour, il éprouvait pour elle une certaine tendresse, d’autant que, les occasions de se laver se faisant rares, il restait imprégné de son odeur entre leurs rencontres.
Il s’efforça de maîtriser sa respiration, de calmer les battements désordonnés de son cœur, et s’avança d’un pas tranquille vers les silhouettes. Les visages des deux hommes disposés de chaque côté de la passerelle disparaissaient sous des cagoules de laine noire. Il sentit monter en lui la tension caractéristique qui précède les combats. Une sensation d’électricité dans les bras, jusqu’au bout des doigts. Il glissa le pouce au-dessus du cran d’arrêt, évalua la situation d’un bref coup d’œil. Il plongerait d’abord son couteau dans le ventre de l’homme qui se tenait sur sa droite, du côté de la rivière. Aucune rambarde ne se dressait à cet endroit, et une simple bourrade suffirait à le précipiter dans l’eau glacée de la Nysa. Il n’aurait plus à craindre une attaque dans son dos, pourrait donc accorder toute son attention à son deuxième adversaire. Un crochet, une feinte de frappe, et il lui planterait la lame jusqu’à la garde dans la partie découverte de son bassin ou de sa poitrine.
Il bifurqua légèrement sur sa droite et, se souvenant des recommandations de grand-maman Li, prit l’air stupide de « celui qui croit encore que l’humanité est une espèce aimable et bienveillante ». Au moment où il arrivait à portée de sa première cible, la silhouette placée sur sa gauche se départit subitement de son immobilité et fit un mouvement dans sa direction. Il bondit en arrière, sortit son couteau de sa poche, pressa le cran d’arrêt. La lame se déploya dans un claquement sec. D’un revers de manche, il s’essuya le front et les cils. Le moindre défaut de visibilité risquait de s’avérer mortel dans ce genre d’affrontement.
Surpris par sa réaction, l’homme resta figé pendant quelques secondes, puis il éclata de rire, plongea la main à l’intérieur de son manteau de cuir et en ressortit un objet métallique que Wang identifia instantanément : un pistolet-mitrailleur Tokaru, une arme de fabrication coréenne qui équipait la plupart des néotriades de Grand-Wroclaw.
La peur l’enveloppa comme une ombre. Il n’avait plus désormais qu’une seule solution : plonger dans la Nysa en espérant que le courant l’emporterait hors de portée des balles. Mais la température de l’eau n’excédait pas six ou sept degrés, et il serait gagné par l’engourdissement en une poignée de secondes. La mort par balle, la mort par hypothermie… quelle différence ? Le Tao de la Survie ne tolérait aucune façon de mourir.
« Tu me parais bien nerveux, Chinetoque ! cria l’homme. Tu as une manière curieuse de saluer tes futurs équipiers du clan d’Assôl… »
Soulagé, Wang écarta lentement les bras pour signifier à ses interlocuteurs qu’il avait pris conscience de son erreur. Puis il actionna le mécanisme d’escamotage de la lame et remit son couteau dans sa poche.
« La neige est tellement épaisse qu’elle m’empêche de reconnaître mes amis… » lança-t-il avec un sourire d’excuse.
Comme tous les habitants de Grand-Wroclaw, il s’exprimait en frenchy, une variante populaire du français de l’Occident. Du mandarin, la langue officielle de la RPSR, il ne possédait que de vagues rudiments appris de grand-maman Li.
« La neige, Chinois… ou la peur ? reprit l’homme. Tu n’as pas encore réuni les trente mille yuans de l’amende ? »
Les deux hommes s’esclaffèrent bruyamment. À la manière qu’ils avaient de le traiter de Chinois, avec une pointe de mépris dans la voix, il devina qu’ils étaient mongols. Ils retirèrent leurs cagoules, dévoilant des traits rudes, des paupières lourdes, des pommettes marquées, des moustaches fines et tombantes. Leurs manteaux d’un cuir épais, élimé, tombaient sur leurs bottes fourrées.
« Il ne te reste que vingt jours pour t’acquitter de ta dette… »
Wang aperçut, par l’entrebâillement de son vêtement, le torse brun et musclé de son interlocuteur au moment où il glissait son PM dans la ceinture de son pantalon. Une lubie de Mongol ! Ces types-là étaient capables de courir nus dans le froid, de s’arracher un ongle ou de se transpercer les joues pour le simple plaisir de mesurer leur résistance à la douleur. Il distingua également des gouttelettes pourpres sur les manches de son manteau et sur ses bottes.
« Viens par ici, Chinois ! »
Le Mongol saisit Wang par le col de sa veste et l’entraîna sans ménagement dans une ruelle perpendiculaire. Ils tournèrent à l’angle du premier-baraquement, un invraisemblable assemblage de bois, de ferraille et de bâches, et se dirigèrent vers une construction en apparence plus cohérente et dont la porte grillagée battait contre le chambranle. Des effluves de poudre et de sang dominaient par instants la puanteur qui montait des fosses septiques engorgées.
Du pied, le Mongol maintint la porte ouverte et poussa Wang à l’intérieur de la maison. Agressé par une suffocante odeur de boucherie, celui-ci eut besoin de quelques secondes pour s’accoutumer à la pénombre. Un poêle antique jetait des lueurs rougeoyantes sur le mur du fond. Des tabourets renversés, des assiettes, des morceaux de verre, des baguettes et des restes de nourriture jonchaient un tapis troué et les dalles métalliques du sol. Un long gémissement déchira le silence et attira l’attention de Wang. Le spectacle qu’il découvrit alors l’horrifia : un homme nu, un Chinois du Nord ou un Coréen, avait été crucifié sur une table dressée à la verticale. On lui avait arraché les organes génitaux et enfoncé de longs clous à tête ronde dans les poignets et les chevilles. Son sang se répandait en ruisseaux le long de ses bras, de ses jambes, grossissait goutte à goutte la mare visqueuse qui s’étalait à ses pieds. Wang distingua, un peu plus loin, un morceau de chair velue et sanguinolente qu’il identifia comme la partie manquante du supplicié, et il contint à grand-peine une envie de vomir.
« Tu ne te sens pas bien, Chinois ? demanda le Mongol, appuyé contre le chambranle. Tu t’y habitueras vite : c’est la marque du clan d’Assôl, le sort réservé à tous ceux qui refusent de se soumettre à sa loi ! Ce maudit Pékinois a compris trop tard où étaient ses intérêts. »
Il s’avança à son tour au milieu de la pièce et brandit une tenaille aux mors ébréchés sous le nez de Wang.
« C’est avec ça qu’on leur arrache le pic et les bourses ! Ça fera partie de ton boulot quand tu auras intégré le clan…
— J’ai encore vingt jours pour payer l’amende », murmura Wang sans desserrer les lèvres, de peur de libérer le contenu de ses entrailles en même temps que les mots.
Un ricanement s’échappa de la bouche lippue du Mongol.
« Tu n’en possèdes pas les dix premiers yuans, Chinois ! Et cette chère grand-maman Li n’a pas les moyens de payer à ta place… »
En prononçant ce nom, il rappelait à son vis-à-vis qu’il appartenait déjà au clan, l’avertissait que le moindre manquement de sa part serait sanctionné par des représailles sur grand-maman Li. L’image furtive de la vieille femme clouée sur la porte de sa maison traversa l’esprit de Wang et ses yeux s’emplirent de larmes.
« Viens par là… » ajouta le Mongol en se dirigeant vers une ouverture en partie occultée par une tenture.
Dans l’autre pièce, une chambre comme l’indiquaient les lits superposés, des cadavres avaient été entassés les uns sur les autres, du plus grand, un vieillard aux longues nattes blanches, au plus petit, un nourrisson de quelques mois. Les exécuteurs avaient visiblement réservé un traitement de faveur à la mère, une femme à l’allure encore juvénile malgré ses cinq ou six grossesses. Sa robe déchirée ne dissimulait pratiquement rien de son corps allongé sur un matelas de tissu. Ils ne l’avaient pas mitraillée, contrairement aux autres, ils avaient tailladé à coups de couteau ses seins gonflés de lait et l’avaient ouverte du sternum jusqu’au pubis. L’odeur fétide de la chair corrompue augmenta l’écœurement de Wang.
Le Mongol désigna le cadavre de la femme d’un mouvement de menton.
« Elle s’est débattue comme une tigresse. Le plaisir n’en a été que plus grand ! Le travail offre souvent ce genre de compensations… »
Il écarta les pans de son manteau d’un geste théâtral et révéla, à côté de la crosse du PM, un tatouage qui lui encerclait le nombril et qui représentait le symbole du clan d’Assôl : le scorpion. Chacun de ses gestes faisait saillir ses muscles sous sa peau brune et glabre.
« Dans vingt jours, tu seras toi aussi un scorpion d’Assôl, Chinois, et ton dard frappera sans pitié… Fiche le camp, maintenant ! »
Il n’eut pas besoin de le répéter deux fois. Wang se précipita hors de la maison, bouscula au passage le deuxième exécuteur resté à l’extérieur et rejoignit le quai en trois enjambées. Là, il esquissa quelques pas vacillants avant de tomber à genoux, de se cramponner au bord irrégulier du tablier, de basculer le haut du corps au-dessus du cours impétueux de la Nysa et de vomir enfin tripes, bile et boyaux. Il resta un long moment dans cette position, tremblant de rage, de désespoir et d’épuisement, indifférent à la neige qui le recouvrait comme un linceul.
♦
« Tu as croisé un fantôme ? »
Les rideaux flétris de ses paupières tombaient sur les yeux inquisiteurs de grand-maman Li, qui luisaient dans l’entrelacs de ses rides comme des braises sous un fagot de sarments. Assise sur une antique chaise à bascule, le seul bien qu’elle eût hérité de son père, elle tirait avec fureur sur une cigarette dont l’extrémité incandescente lui rosissait le visage, rejetant de volumineux nuages de fumée par les narines et la bouche.
Elle était vêtue de son éternelle veste rouge fermée par des attaches de bois et d’un pantalon étroit de couleur noire. Elle avait rassemblé ses cheveux gris en un strict chignon maintenu par une broche de cuir. Elle dépassait à peine le mètre quarante et pourtant, elle semblait occuper davantage d’espace qu’un lutteur de sumo-no, une lutte très populaire dans Grand-Wroclaw.
La maison de grand-maman Li n’était pas plus luxueuse que les autres – et même un peu moins car elle n’avait plus la force de combler les multiples lézardes qui couraient sur les murs et le plafond – mais il y régnait une telle propreté, un tel ordre qu’on avait l’impression, en poussant la porte, de pénétrer dans un havre de confort et de paix. Elle s’arrangeait pour égayer son intérieur de fleurs qu’elle cueillait dans quelque mystérieux endroit connu d’elle seule. Des tapis aux couleurs éclatantes dissimulaient les panneaux métalliques rongés par la rouille, et les lattes de bois du plancher, régulièrement cirées, brillaient avec autant d’éclat que si elles sortaient de l’atelier d’un menuisier. Des bâtonnets d’encens, dont elle semblait posséder une réserve inépuisable, brûlaient à toute heure du jour et de la nuit et interdisaient à la puanteur extérieure de s’inviter dans les lieux.
Wang referma soigneusement la porte, tira la tenture intérieure derrière lui, s’approcha de la vieille femme et se pencha pour lui embrasser les mains, rituel qu’il accomplissait à chaque fois qu’il franchissait le seuil de la maison.
« Tu es aussi blanc que la neige », soupira-t-elle en écrasant sa cigarette dans un cendrier en forme de conque.
Elle se privait parfois de manger pendant plusieurs jours, mais elle ne pouvait se passer de ses dix ou douze cigarettes quotidiennes. Elle y consacrait l’essentiel des quelques yuans que lui rapportaient ses connaissances en acupuncture. C’était pour subvenir à ses besoins que Wang avait tenté de dérober un sac entier des précieux paquets dans les entrepôts d’Assôl. La contrebande de tabac importé des lointaines provinces de Mandchourie et du Kazakhstan valait d’énormes profits aux néotriades, autant et même davantage que les trafics de nourriture et d’opium. Les clans y rajoutaient des substances légèrement psychotropes qui augmentaient à la fois la sensation d’euphorie et la dépendance.
Wang s’était efforcé de fumer, comme tous les garçons de son âge, mais ses premières expériences tabagiques s’étaient soldées par de nombreux désagréments, migraines, nausées, vertiges, qui l’avaient dégoùté à tout jamais de la cigarette.
« Ton énergie est dominée par l’eau, les émotions, la passivité, dit encore la vieille femme. Oû est donc passé le jeune bois qui me transmet un peu de sa sève ? Qui donc s’est permis d’éteindre le soleil vigoureux qui éclaire le crépuscule de ma vie ? »
Wang lâcha les mains de grand-maman Li, se redressa et se dirigea vers la cuisinière massive qui trônait sous l’une des deux fenêtres de la pièce. Il n’eut pas besoin de soulever le rond central de la plaque de fonte pour se rendre compte que le feu n’y était pas allumé. Pourtant, grand-maman Li avait déjà bourré le fourneau de papier, de brindilles, de morceaux de cageots, et elle avait acheté quelques bûches – à quel prix ? — qu’elle avait empilées contre le mur. Un réflexe entraîna Wang à poser les mains sur le tuyau coudé qui s’élevait d’un côté du meuble métallique, mais il ne perçut que le froid de l’aluminium anodisé. Il en fut déçu, car il était transi jusqu’aux os et il avait espéré se réchauffer dans la douce tiédeur de la maison familiale.
« Il ne fait pas encore assez froid, murmura grand-maman Li sans se retourner. L’hiver promet d’être rude et je dois économiser le bois.
— Le charbon brûle moins vite que les bûches, dit Wang d’un air farouche. Je me débrouillerai pour t’en procurer. »
Grand-maman Li se leva à son tour et pressa l’unique interrupteur de la pièce principale. Pendue au bout de son fil, l’ampoule s’emplit d’une lumière maladive. Le vent s’engouffrait en mugissant dans les tôles du toit et les flocons crissaient contre les rares vitres intactes des fenêtres.
« La centrale d’Opole ne fournira pas assez d’électricité pour tout le monde, soupira la vieille femme. Encore heureux qu’elle ne fonctionne pas à l’énergie nucléaire, comme les anciennes centrales d’Ukraine, de Tchéquie, de Slovaquie, de Hongrie… Celles-là sont tombées en panne l’une après l’autre et ont contaminé la République jusqu’à la frontière turque !
— Cela s’est passé il y a plus de cent ans, grand-mère…
— Le nucléaire est un dragon qui ravage la terre et les cieux pendant cent mille ans ! Si les autorités de Pékin ne sont pas encore venues remettre de l’ordre en Silésie, c’est parce qu’elles craignent la contamination, et non les parrains des néotriades. La zone comprise entre les pays nordiques et la Turquie a été déclarée sinistrée. Les gens l’ont oublié, par ici, mais les rares anciens s’en souviennent. Ils sont les dépositaires de la mémoire, comme dans les temps très reculés où nos ancêtres vivaient sous le ciel du Guangxi ou du Guangdong. Le grand-père de mon père a vu les gens tomber comme des mouches, foudroyés par des maladies inconnues. Il a participé aux opérations de purification génétique, au cours desquelles des millions d’hommes et de femmes contrefaits, monstrueux, ont été pourchassés et brûlés dans de gigantesques fours. »
Envahi d’un sombre pressentiment, Wang se retourna et dévisagea grand-maman Li.
« Pourquoi est-ce que tu me racontes tout cela maintenant ?
— Pour que tu saches…
— À quoi cela me servira-t-il ?
— À mieux connaître les hommes, à mieux comprendre les lois de la Survie.
— Le Tao de la Survie ne m’a conduit qu’à devenir un exécuteur d’un clan mongol ! cria Wang avec colère. Un tueur chargé d’émasculer les hommes, de violer les femmes, de massacrer les enfants ! »
Du plat de la main, il frappa le tuyau de la cuisinière. Des particules de suie dégringolèrent en pluie à l’intérieur du tube d’aluminium. Grand-maman Li se rapprocha de lui à petits pas. Elle ne levait pratiquement pas les pieds, elle glissait sur le parquet avec la même légèreté qu’une araignée d’eau. Elle lui saisit l’avant-bras, le contraignit à la fixer dans les yeux. Il fut traversé par l’impression fugitive de faire face à une fillette prématurément vieillie.
« Cela ne sera pas, Wang ! déclara-t-elle d’une voix forte. Jamais mon petit-fils n’entrera au service de ce porc mongol !
— Je n’ai pas trente mille yuans à lui donner, grand-mère, et je ne tiens pas à finir crucifié sur une table ou une porte… »
Il s’abstint de lui dire qu’il craignait les représailles d’Assôl davantage pour elle que pour lui. A plusieurs reprises, il lui avait suggéré de quitter Grand-Wroclaw et de partir pour une province du Sud, Serbie, Bulgarie ou Albanie, mais elle lui avait répondu que jamais elle n’abandonnerait la terre où reposaient ses ancêtres, que les vivants étaient tenus par le devoir sacré de veiller sur les âmes des morts, que le chaud soleil des régions du Sud ne réchaufferait pas ses vieux os aussi bien que la flamme de l’éternité. Elle lui avait demandé de perpétuer la tradition lorsqu’elle aurait gagné l’au-delà, mais le culte des ancêtres ne revêtait aucune signification à ses yeux. Seuls quelques anciens s’obstinaient à respecter cette coutume, importée par les soldats de la première vague de conquête de la Russie et des autres pays de l’Ouest.
Wang était pourtant le dernier maillon de la chaîne familiale : sa mère, la fille unique de grand-maman Li, était morte en le mettant au monde et, deux années plus tard, une épidémie de grippe ukrainienne avait emporté son père, un Cantonais du nom de Ho. Sa grand-mère s’était donc chargée de son éducation, lui apprenant à lire, à écrire, à compter, lui inculquant quelques notions d’histoire et les principes de base du Tao de la Survie. Dans une pièce obscure de la maison, au milieu d’un autel décoré de guirlandes de fleurs artificielles, brillait en permanence une flamme minuscule qui symbolisait l’âme de sa mère et que grand-maman Li s’acharnait à entretenir malgré le coùt exorbitant de l’huile. Bien qu’elle eût appris la prière rituelle à son petit-fils, ce dernier n’allait jamais se recueillir devant l’autel familial. À ses yeux, cette flamme ne représentait rien d’autre qu’un gaspillage d’argent et un fatras de croyances inutiles. Il n’avait aucun souvenir de ses parents, pas même une gravure ou une photo, et ce n’étaient pas quelques minutes passées devant un laraire et quelques bâtonnets d’encens qui les ressusciteraient dans son esprit. Il estimait par ailleurs ce genre de pratique incompatible avec le Tao de la Survie.
« Il arrive au plus vaillant des guerriers d’être trahi par ses forces, déclara soudain grand-maman Li. Alors il n’a pas d’autre ressource que de se tourner vers les âmes de ses ancêtres et de les supplier d’intervenir. Le jour où tu auras besoin de leur protection, tu seras bien heureux de les avoir honorées… »
Cette façon qu’avait la vieille femme d’épouser le cours de ses pensées surprenait toujours autant Wang. Il leur arrivait de rester plusieurs heures sans dire un mot, écoutant les hurlements du vent ou le crépitement de la pluie sur les tôles, et, tout à coup, elle répondait à la question qu’il venait de se poser dans son for intérieur. Il la soupçonnait de s’adonner à des pratiques magiques ou d’absorber des herbes qui procurent la clairvoyance. Elle avait d’ailleurs acquis une réputation de magicienne – de sorcière pour les langues de vipère – dans Grand-Wroclaw, et ils étaient nombreux à changer de côté lorsqu’ils venaient à la croiser dans les ruelles de l’agglomération.
« Ni la flamme de ma mère ni la protection des aïeux ne paieront l’amende au Mongol ! » cria Wang d’une voix tremblante de colère.
La pression des doigts de grand-maman Li se resserra sur son poignet. Des doigts d’une force étonnante en regard de leur finesse et de leur fragilité apparente.
« Ils ont répondu à mes prières et m’ont donné leur conseil, affirma-t-elle en détachant chacun de ses mots. Tu dois partir, Wang. »
Il se recula d’un pas, comme frappé par une invisible balle.
« Partir ? C’est toi qui me demandes de partir ? Toi qui ne veux à aucun prix quitter le territoire de tes ancêtres !
— Il ne s’agit pas de moi…
— Je ne partirai pas sans toi ! »
Les yeux de Wang n’étaient plus que deux minces fentes qui jetaient des éclairs. L’énervement se traduisait chez lui par un abaissement des paupières, une avancée des pommettes et une crispation des lèvres. Autant il ressemblait à sa mère en temps ordinaire, autant les traits de son père émergeaient lorsqu’il se mettait en colère.
«Les ancêtres ne t’ordonnent pas de t’établir dans une quelconque province du Sud, reprit grand-maman Li, mais de te rendre à Most, en Bohême.
— Most ? s’étonna Wang. Qu’est-ce que j’irais y faire ? »
À peine eut-il posé cette question qu’un brouillon de compréhension se forma dans son esprit. Grand-maman Li marqua un long temps de pause avant de répondre, comme pour donner un tour solennel à ses paroles.
« Ce que font tous les autres : tu attendras l’ouverture de la porte du REM pour t’introduire en Occident. »
Wang repoussa délicatement la vieille femme, qu’il dominait de deux bonnes têtes, et se dirigea d’un pas machinal vers la fenêtre opposée. La blancheur éclatante qui s’était déposée sur la ruelle et les maisons voisines l’éblouit. Une dentelle de givre s’accumulait sur les rebords des vitres. La neige continuait de tomber, mais les flocons n’étaient plus que de fines particules de poussière blanche éparpillées par les bourrasques.
« Les ancêtres ont perdu la boule s’ils se figurent que je vais te laisser seule face aux tueurs d’Assôl ! gronda Wang en se retournant avec vivacité.
— N’insulte pas nos morts. Ils nous guident de là-haut sur les voies tortueuses de la destinée.
— Ces stupides fantômes ne se rendent même pas compte qu’ils couperont la dernière branche familiale en m’expédiant derrière le rideau… On ne revient pas de l’Occident.
— Si tu continues de les honorer dans ton cœur, ils te protégeront jusqu’à ce que le REM se soit abaissé… »
Wang s’absorba dans la contemplation des colonnes hachées de fumée noire qui s’élevaient des toits enneigés. La solution proposée par grand-maman Li se frayait un chemin dans son esprit : mieux valait tenter l’aventure de l’Occident plutôt que rester à Grand-Wroclaw et subir la loi d’Assôl ou de ses lieutenants. L’envie l’avait parfois effleuré de passer de l’autre côté du rideau, mais il l’avait systématiquement refoulée, de peur que les sbires du Mongol ne cherchent à se venger sur la vieille femme (et les paroles des deux exécuteurs rencontrés quelques minutes plus tôt sur le quai le confortaient dans cette crainte).
« Le REM ne s’est pas baissé depuis deux siècles, grand-mère, protesta-t-il d’un ton radouci. Je ne vois pas pourquoi il le ferait maintenant. Tu es en train de me jouer un tour à ta façon. C’est toi qui me pousses à me réfugier à l’Ouest, pas les aïeux… Je ne peux pas accepter ton sacrifice.
— Qui parle de sacrifice ? répliqua grand-maman Li d’une voix sèche. J’ai été un bien piètre maître si tu ne me crois pas capable d’appliquer les principes que je t’ai moi-même enseignés ! Assôl et ses porcs ne m’effraient pas. Et les ancêtres sont plus malins que tu l’imagines : de l’autre côté du rideau, tu auras davantage de chances de survivre, et donc de perpétuer la famille et les traditions, que si tu t’enracines dans la terre de Grand-Wroclaw.
— Qui te dit que je ne perdrai pas la vie aussitôt que j’aurai franchi le seuil de la porte de Most ? »
Un pâle sourire effleura les lèvres rainurées de grand-maman Li. Elle était si menue, si fragile, dans le halo ténu de la lampe, qu’elle semblait avoir été déposée là par un imperceptible souffle de vent.
« L’inconnu est parfois la seule source d’espérance, petit Wang. Ta tête ne vaudra bientôt plus un yuan à Grand-Wroclaw. Le Tao de la Survie t’enseigne de découvrir de nouveaux horizons lorsque tes ennemis sont plus nombreux que tes amis. »
Wang s’avança vers grand-maman Li, s’accroupit devant elle et l’enlaça tendrement. Bien qu’il en mourût d’envie, il évita de la serrer, sa fragilité cristalline s’accommodant mal des étreintes brutales. Il resta un long moment enfoui dans sa tiédeur, dans son odeur. De ses vêtements s’exhalaient depuis toujours les mêmes fragrances de santal, de musc et de savon. Il ne lui avait jamais dit qu’il l’aimait, parce que les garçons ne s’abaissaient jamais à dévoiler leurs sentiments dans les rues de Grand-Wroclaw, mais il prenait conscience en cet instant qu’elle avait été pour lui bien davantage qu’une grand-mère, bien davantage qu’un maître du Tao de la Survie : elle avait endossé les rôles de mère, de père, de sœur, elle l’avait nourri de sa chaleur, de sa tendresse, elle lui avait prodigué ses conseils, elle s’était privée de nourriture pour qu’il achève sa croissance dans les meilleures conditions, elle l’avait veillé sans relâche lors des épidémies de grippe kazakhe et russe, elle lui avait donné ses couvertures au plus fort de l’hiver, elle s’était démenée auprès des marchands de la place du 10-aoùt-2102 pour lui procurer des vêtements chauds… Elle avait même soudoyé la tenancière d’un bordel coréen pour qu’il fût initié aux choses de l’amour le jour de ses quinze ans (il avait subi plusieurs assauts au cours de la nuit, trois filles ayant absolument tenu à se rafraîchir l’âme avec sa virilité insatiable et maladroite).
Il se rendait compte qu’il ne lui avait jamais témoigné la gratitude qu’elle méritait. C’était maintenant que la séparation paraissait inéluctable que les mots se bousculaient dans sa gorge, que les larmes lui montaient aux yeux.
Grand-maman Li lui caressa les cheveux. Il eut l’impression que deux oiseaux songeurs lui ensorcelaient le crâne.
« Un camion partira cette nuit de l’extrémité sud du quai de la Nysa. Le chauffeur est un Polonais.
— Un catholique ? » balbutia Wang.
Les larmes roulaient maintenant sur ses joues. II pleurait sans honte devant grand-maman Li parce qu’elle acceptait tout de lui, y compris ses manifestations de faiblesse.
« On peut avoir confiance en lui : il a reçu le baptême selon le rite de Jean-Paul V, le pape de l’Eglise clandestine sino-russe, et ces gens-là préféreraient se faire arracher les yeux, la langue et les bourses plutôt que de trahir la parole donnée. Tous les mardis, il vient de Lodz pour approvisionner les marchés de Grand-Wroclaw en viande, en légumes et en fruits. Le mercredi, il prend la direction de la Bohême afin de recharger en minerai dans le massif de l’Erzgebirge. Il te déposera dans les faubourgs de Most. Une fois sur place, tu te débrouilleras pour te glisser dans le flot des candidats à l’émigration. J’ai de nouveaux vêtements pour toi : ce forban de Ming a bien voulu me céder un pantalon épais, une veste de laine, un manteau de cuir d’occasion et des chaussettes montantes pour une somme de cent yuans et quelques séances d’acupuncture. Il n’a pas encore quarante ans mais, par chance, ses articulations sont déjà celles d’un vieillard.
— Je ne veux pas te quitter, grand-mère, gémit Wang. Tu es ma seule famille… ma seule lumière… »
Grand-maman Li entoura de ses bras les épaules de son petit-fils agenouillé et le berça doucement.
« Je ne t’ai pas enseigné le Tao de la Survie pour te retenir près de moi. Le jour est venu de prendre ton envol. Je m’assoirai devant la porte de la maison et j’attendrai ton retour…
— On ne revient pas de l’Occident.
— Je crois que tu reviendras, petit Wang, et que ton retour annoncera des jours nouveaux…
— Assôl…
— Il n’osera pas me toucher : il me gardera en vie comme ces chèvres qu’on attache à un piquet pour attirer le seigneur tigre… »
Ils restèrent enlacés, unis dans un même souffle, pendant un temps que Wang aurait été incapable d’évaluer. Lorsqu’il rouvrit les yeux, des ténèbres profondes assiégeaient la lumière vacillante de la lampe.