CHAPITRE
XI
ALIZ
L’habit ne fait pas le moine, dit un vieux proverbe. Il ne fait pas davantage le soldat. Tu crois ton adversaire supérieur à toi parce qu’il possède une cuirasse épaisse et des armes étincelantes, mais qu’est-ce qu’une cuirasse, fut-elle fabriquée dans le métal le plus solide, à côté d’un mental fort, d’une volonté inébranlable ? Tu peux dévier la lame de l’épée, le fer de la lance, la balle du pistolet de ton adversaire, mais il ne pourra pas t’arrêter si la survie est ton guide, si tu t’abreuves à la source inépuisable de l’énergie. Que sont l’apparence, l’illusion, en regard de la puissance de l’esprit ?
Le Tao de la Survie de grand-maman Li
Frédric Alexandre avait tenu à voir individuellement les vingt mille immigrés du camp des Landes, convoqués par blocs entiers à la salle dite du gymnase où s’étaient installés les membres des cellules morphopsycho et les permanents du bureau français.
Chaque homme se déshabillait dans un vestiaire avant de se présenter devant la quinzaine d’Occidentaux qui s’étaient répartis dans les gradins et dont les sensations, recueillies par un capteur personnel, allaient grossir les données d’un analyseur central. Il ne s’agissait donc pas d’un entretien approfondi ni même d’un questionnaire sommaire, mais d’un test dit de « première impression ». Alexandre et ses collaborateurs évaluaient en moins de deux secondes l’individu qui surgissait d’une porte latérale et s’immobilisait devant eux. Ce délai très court ne leur laissait pas le temps de réviser leur jugement, d’être influencés par le prisme de leurs émotions, de leur conditionnement. Il leur permettait en outre de passer l’ensemble des immigrés en revue sans perdre trop de temps. Comme ils en estimaient un peu plus de mille par jour en travaillant vingt heures sur vingt-quatre, ils prévoyaient d’avoir achevé l’inventaire du camp en une décade. Il suffirait ensuite de demander à l’analyseur central de cracher la liste des dix mille sélectionnés dans l’ordre décroissant de leur potentiel. Le premier de la liste serait choisi comme capitaine de champ, les cent suivants comme officiers des bataillons.
Ils ne s’arrêtaient que pour avaler un repas rapide à haute teneur énergétique, se laver dans la salle des douches contiguë au vestiaire et prendre deux heures de repos. Le groupe pétrochimique Elfotal avait gracieusement fourni des morphêbloquants au défi français, des comprimés qui modifiaient le métabolisme, réduisaient les besoins en sommeil et augmentaient l’activité cérébrale. Ils transpiraient à grosses gouttes dans leurs tenues Renaissance que, par coquetterie, ils n’avaient pas voulu échanger contre d’amples combinaisons pourtant plus légères et pratiques.
Les hommes défilaient un par un devant eux, nus, Jaunes, Blancs, Noirs, petits, grands, gros, maigres, chauves, chevelus, gênés, arrogants, humbles, provocateurs… Certains arboraient des airs rigolards en exhibant ostensiblement leurs organes génitaux devant les femmes du défi, d’autres se tenaient comme des enfants timides devant un adulte dont ils redoutaient l’autorité, d’autres enfin ne laissaient transparaître aucune expression, ni sur leur visage ni dans leur attitude.
Lorsqu’il fut appelé à sortir à son tour du vestiaire, Wang suivit les recommandations de Zhao, qui lui avait conseillé de ne pas en rajouter devant leurs examinateurs : « Les grimaces, les provocations, les poses outrancières, les excès de zèle ou de timidité seront sûrement perçus comme des aveux de faiblesse. Le mieux encore est de rester soi-même… »
Wang s’était rangé à cet avis d’autant plus volontiers qu’il n’était pas du genre à forcer son personnage. Les forts en gueule, les fiers-à-bras appellent la mort à grands cris, disait grand-maman Li, et elle finit toujours par les entendre.
Il parcourut au pas trente ou quarante mètres et, devant les gradins, s’immobilisa à l’emplacement marqué par des bandes rouges. Il reconnut la femme et les hommes de la cellule morphopsycho qui avait effectué le premier tri au sortir du camp de la frontière. La femme n’était pas vêtue de la même robe mais elle était coiffée du même casque arrondi et plaqué sur son occiput.
« Notre jeune ami de Most ! » s’exclama-t-elle en esquissant un sourire.
Frédric Alexandre, assis à sa droite, contemplait le jeune Chinois avec un intérêt non dissimulé.
«C’est vous qui l’avez présélectionné, Aliz ? demanda-t-il en gardant les yeux rivés sur Wang.
— J’ai un doute sur son âge, mais son potentiel me paraît au-dessus de la norme, répondit la femme.
— J’ai eu la même impression lors de la première visite au camp… »
Un homme coiffé d’un large chapeau au panache démesuré s’agita deux rangs au-dessus d’eux.
« Vous êtes en train de violer deux règles que vous avez vous-même instaurées, Frédric : premièrement, cet immigré se tient devant vous depuis une dizaine de secondes, soit huit de trop. Deuxièmement, vous nous avez demandé d’éliminer sans pitié les éléments douteux, susceptibles de motiver une réclamation américaine… »
Sa voix aigre s’envola dans la pénombre du gymnase. Les autres l’approuvèrent d’un mouvement de menton ou, pour les plus fatigués, d’un clignement de paupières. Wang crut que cette réflexion avait scellé son sort et que son voyant frontal allait s’éteindre au sortir de cette salle. Ses pieds se recroquevillèrent sur les lattes du parquet. Rien ne prouvait que les Occidentaux se débarrasseraient des dix mille émigrés exclus de la sélection finale, ainsi que l’affirmait Zhao, mais les probabilités n’étaient pas négligeables, et la sensation de dépendre du bon vouloir d’une poignée d’hommes et de femmes fatigués par trois ou quatre jours de veille avait quelque chose de terrifiant. On pouvait toujours se dépêtrer d’un combat au couteau dans les ruelles de Grand-Wroclaw, même contre plusieurs adversaires, mais on n’avait aucune chance de gagner contre d’invisibles et tout-puissants gardiens qui pressaient à distance votre interrupteur vital.
« Je propose pour ce garçon une analyse cellulaire, déclara la dénommée Aliz.
— Pas besoin d’analyse pour se rendre compte qu’il n’a pas plus de seize ou dix-sept ans ! » rétorqua l’homme au chapeau large.
Les colonnes de lumière diurne qui tombaient des hautes lucarnes comme des frondaisons d’un arbre leur donnaient l’allure d’une volée de perroquets perchés sur des branches basses.
« Nos critères physiologiques ne s’appliquent pas nécessairement à la race jaune, argumenta Frédric Alexandre. Il serait dommage de rater un bon élément à cause d’un jugement hâtif.
— C’est précisément pour un jugement de première impression que nous campons depuis quatre jours dans ce gymnase ! Si nous commençons à détailler chaque immigré du camp des Landes, nous n’aurons même pas constitué votre armée au moment où débuteront les JU, et nous serons la risée de tout l’Occident. Or je me permets de vous rappeler que le président Freux…
— Raison de plus pour cesser de ratiociner à tout propos ! coupa Aliz. Le conseiller Blachon nous a alloué un crédit illimité pour procéder à toute analyse cellulaire jugée nécessaire !
— La parole de Blachon n’a pas valeur de loi. Des proches du président m’ont recommandé d’épargner les deniers publics. Le prestige de la victoire n’effacera pas d’un coup de baguette magique les difficultés financières de la nation.
— Je crois plutôt que vous êtes, vos amis et vous, inféodés à la clique anglo-américaine ! »
Wang se rendit compte que ce genre de querelle ennuyait Frédric Alexandre. Il n’était qu’un stratège, un joueur que passionnaient les guerres uchroniques et que dépassaient les intrigues de palais, de la même manière que les exécuteurs des néotriades se désintéressaient totalement des luttes d’influence pour se consacrer corps et âme à leur travail de tueurs.
« C’est à vous que revient la décision finale, Frédric, ajouta rapidement Aliz. Nous n’avons pas eu recours à cette procédure pour l’instant, ce qui nous laisse une certaine marge de manœuvre. Les Américains, eux, connaissent le prix du succès.
— Les analyses cellulaires sont fiables ? demanda le challengeur d’un ton las.
— À cent pour cent… Elles précisent l’âge de n’importe qui à la minute près… »
Alexandre décocha un regard lourd de regrets à Wang, comme persuadé que ce dernier ne ferait pas partie de son armée aux prochains JU.
« Oû s’effectuent les analyses ?
— Le centre le plus proche se trouve à Bordeaux. Malgré mes demandes pressantes et répétées, le bureau des défis français n’a pas jugé nécessaire de mettre un centre mobile à notre disposition…
— Vous outrepassez les bornes, Aliz ! gronda l’homme au chapeau large. Votre irresponsabilité frise l’inconscience. Elle est typique des morphopsychologues et des autres rêveurs dans votre genre !
— Sans les rêveurs, les hommes vivraient encore dans les grottes, et vous dans vos excréments… »
L’homme au chapeau large haussa les épaules et se claquemura dans un mutisme renfrogné. La promiscuité et la fatigue engendraient une tension qui accentuait leur ressemblance avec les coqs et les poules d’une basse-cour. Curieux comme l’animal revenait à tire-d’aile dans le comportement de ces hommes et de ces femmes qui se voulaient les représentants d’un stade supérieur d’évolution. Frédric Alexandre était différent, parce qu’il n’était pas mû par l’instinct grégaire, par la poursuite inconsciente du pouvoir, de la domination, mais par la recherche de l’efficacité absolue dans son domaine, comme un peintre, un musicien, un savant.
« Vous pouvez vous occuper des analyses, Aliz ?
— J’emmènerai à Bordeaux tous les éléments que vous me demanderez de contrôler.
— Dans quel bloc se trouve celui-ci ? »
Elle demeura pendant quelques secondes immobile, les yeux fixes, rivés sur un invisible point.
« Wang, bloc G 9. L’information est enregistrée. Mon terminal me fournira la liste des éléments analysables lorsque nous aurons passé l’ensemble du camp en revue. »
♦
Les analysables venaient tous les seize de blocs différents. Quatre Blancs dont un Arabe, trois Noirs et neuf Asiatiques, preuve que la race jaune demeurait encore mystérieuse aux yeux des Occidentaux.
La veille, la liste définitive des soldats d’Alexandre avait été annoncée pendant des heures par les haut-parleurs mobiles, un communiqué interminable qui avait provoqué des réactions contradictoires dans les bâtiments. Certains avaient sauté de joie en apprenant qu’ils n’étaient pas retenus pour les JU, d’autres s’étaient réjouis de leur incorporation dans l’armée française du défi. Un grand nombre d’immigrés n’avaient donné qu’un nom ou un prénom au passage des portes, et ils étaient parfois plusieurs à porter le même. On comptait ainsi des dizaines de Mohammed et de Li qui hésitaient encore à manifester de l’allégresse ou de la désolation.
Zhao et Kareem J. Abdull n’avaient pas eu à patienter très longtemps pour apprendre qu’ils avaient été retenus dans la sélection finale. Leurs noms étaient venus en première position pour le Noir de Port-Gentil et en vingtième pour le Chinois. Ils n’avaient pas explosé de joie ou de colère, comme certains de leurs compagnons de bloc, ils avaient seulement lancé un regard mi-complice mi-désolé à Wang.
« Tu seras des nôtres après cette foutue analyse, avait avancé Kareem.
— Ça m’étonnerait, avait murmuré Wang d’un air sombre. Leurs machines sont fiables à cent pour cent. Ils sauront que je n’ai pas atteint mes dix-huit ans… »
Zhao lui avait posé la main sur l’avant-bras, un geste dépourvu d’équivoque. Le Chinois de Bratislava avait surmonté sa déception et repris sa place au sein du petit groupe. Il posait désormais sur son jeune compatriote un regard empreint de fraternité. Il lui arrivait encore de s’absenter à la tombée de la nuit et de ne revenir au bloc qu’au lever du jour mais, en dehors de ces escapades nocturnes, il restait le plus souvent en compagnie de Wang et de Kareem.
« Tes ancêtres veillent sur toi », avait-il chuchoté avec un sourire d’encouragement.
Des hommes du bureau des défis étaient venus chercher Wang et avaient rassemblé les seize analysables près du gymnase au milieu de l’après-midi.
Aliz, la femme de la cellule morphopsycho, les rejoignit quelques minutes plus tard et leur expliqua qu’ils reviendraient le lendemain matin après avoir subi l’analyse et passé la nuit dans un hôtel de Bordeaux.
« La liste des dix mille participants aux JU a été établie mais elle n’est pas définitive, ajouta-t-elle. Selon les résultats des analyses, nous serons peut-être amenés à changer quelques éléments… »
Elle avait passé une robe de brocart ouverte sur un jupon empesé mais, malgré l’épaisseur et la lourdeur de ses vêtements, elle ne semblait pas souffrir de la chaleur. Quelques mèches de ses cheveux s’échappaient de son casque arrondi et s’écoulaient en ruisseaux flamboyants sur ses épaules. Ses yeux clairs s’égaraient fréquemment sur Wang.
« Je serai obligée de vous laisser seuls à l’hôtel, mais n’en déduisez pas pour autant que vous êtes invités à faire n’importe quoi. Vous connaissez les risques d’un comportement incohérent ou agressif… »
Ils prirent d’abord place dans un véhicule à propulsion solaire qui ressemblait aux camions de la RPSR, le bruit, la pollution et la lenteur en moins, le confort en plus. Les roues épousaient avec souplesse les inégalités du chemin sablonneux qui s’enfonçait en louvoyant dans la forêt de pins. Assis sur une confortable banquette située à l’arrière du compartiment, Wang se rappela qu’ils avaient parcouru ces trois ou quatre kilomètres à pied lors de leur premier transfert. Le sable mou, dans lequel on s’enfonçait jusqu’aux chevilles, ne facilitait pas la marche et ils étaient arrivés exténués à l’entrée du camp. L’apparition soudaine de la plage et de l’Océan avait en partie effacé leur lassitude mais, après le repas du soir, ils étaient tombés sur leurs lits comme des masses.
Composé d’une motrice et d’un wagon, visiblement réservé à leur seul usage, un aérotrain les attendait à la station terminale, située dans une immense clairière à l’écart de toute agglomération. De loin, il ressemblait à une chenille translucide suspendue à un fil. Wang trouva démesurés les efforts consentis pour une poignée d’individus. La proportion, seize sur dix mille, était dérisoire et leur incorporation ne changerait rien au résultat des Jeux. Les quinze autres ayant tous dépassé la trentaine, il se demanda pour quel motif les responsables du défi français avaient demandé leur analyse cellulaire.
Ils descendirent du véhicule et gravirent l’escalier tournant qui montait à la station suspendue. Les Blancs et les Noirs se regroupèrent spontanément entre eux sur les banquettes du wagon. Wang se rendit jusqu’au fond du compartiment avant de se laisser choir sur un siège. Il n’avait pas envie de subir la conversation des autres Asiatiques. Il avait été privé de véritable intimité depuis le passage de la porte de Most et il avait faim de solitude. Il lui fallait puiser des motifs d’espérance dans son silence intérieur, dans sa mémoire. Combattre ce sentiment désolant d’avoir perdu la maîtrise de sa propre existence. S’immerger dans la tendresse de grand-maman Li, dans l’amour de Lhassa.
Lhassa… Oû était-elle en cet instant précis ? L’Occident l’avait-elle épargnée ? L’avait-on opérée au cerveau pour en faire une servante ou une putain qui se pliait à tous les caprices de ses maîtres ? Vivait-elle en France ou de l’autre côté de l’Atlantique ? Comment savoir ?
Des larmes de colère et de détresse lui vinrent aux yeux. C’est à peine s’il se rendit compte que l’aérotrain s’ébranlait dans un sifflement continu.
Le crépuscule magnifiait Bordeaux, peut-être parce que, capitale du vin, la ville attendait d’être fardée de pourpre pour révéler sa beauté. Les taches de minium des stations aériennes se fondaient naturellement dans les dominantes rouille. Les frondaisons des platanes, les façades et les toits des bâtiments se couvraient d’un subtil voile mordoré qui corrigeait l’impression de grisaille qu’avait produite sur Wang la découverte de la ville dans la lumière froide de l’aube.
L’aérotrain enfilait les aiguillages et les stations sans ralentir, volant entre les toits comme un navire au milieu de vagues figées. Wang captait des tableaux furtifs par les fenêtres ou les lucarnes des étages supérieurs des immeubles. Des scènes de la vie quotidienne, des silhouettes assises autour d’une table, des enfants habillés de manière aussi extravagante que les adultes, une femme qui sortait d’une grande caisse noire, un homme accoudé au balcon… Il distinguait parfois une petite lumière rouge et mobile dans la pénombre d’un appartement. Un voyant frontal sans doute. Un serviteur, une servante, une putain peut-être… Lhassa ?
Il apercevait également les badauds qui se promenaient dans les rues vingt ou trente mètres plus bas et dont les chapeaux formaient des mosaïques de couleurs vives et changeantes. Il lui était maintenant difficile d’imaginer que l’hiver avait installé ses quartiers à Grand-Wroclaw, que les Sino-Russes et les autochtones des provinces de l’Ouest s’entretuaient pour quelques bûches, pour un sac de charbon, pour du vieux papier, pour des excréments séchés, pour tout ce qui pouvait servir de combustible. La manière dont l’Occident régulait les saisons avait quelque chose de miraculeux.
L’aérotrain s’arrêta à la station dite de la Bourse, un ensemble datant du XVIIIesiècle selon les informations qui s’affichaient sur les petits écrans à cristaux liquides incrustés dans les dossiers des sièges.
« Pour ceux qui auraient envie de se promener en ville après l’analyse et qui s’y perdraient, rendez-vous ici demain matin à six heures, déclara Aliz d’une voix forte. Il vous suffira de demander votre chemin à un passant : tout le monde connaît la place de la Bourse à Bordeaux. Tant pis pour les inconscients qui manqueraient l’heure du rendez-vous. »
Ils descendirent donc sur la place par l’ascenseur de la station, admirèrent un moment la fontaine centrale, dominée par deux statues féminines – il y en avait eu une troisième, selon l’écran serti dans la margelle, mais elle avait été détruite par les séparatistes aquitains en l’an 2059 et n’avait jamais été remplacée –, le miroir écarlate et lisse de la Garonne, large à cet endroit de trois cents mètres, le quai de la Douane, aménagé en squares et en espaces verts. Des bandes d’un gazon vert parsemé de petites fleurs multicolores habillaient les rues. L’image du bitume défoncé des routes de Pologne traversa l’esprit de Wang. L’automobile avait déserté les agglomérations occidentales mais la forme et la largeur des artères, ainsi que les vestiges des trottoirs transformés en massifs, rappelaient qu’elle y avait été reine autrefois. Les bâtiments évoquaient le centre historique de Grand-Wroclaw, en partie épargné par les bombardements des guerres sino-russes : même équilibre architectural, même harmonie, même élégance. Mais, alors qu’ils semblaient émerger brusquement d’un océan de misère dans la capitale silésienne, ils s’intégraient parfaitement à leur environnement dans la métropole aquitaine.
Les seize hommes emboîtèrent le pas à la responsable de la cellule morphopsycho qui les entraîna par un dédale de ruelles jusqu’à la porte cochère d’un immeuble au-dessus de laquelle une enseigne lumineuse portait l’inscription adéhenne sa, analyses cellulaires. Les badauds qu’ils croisèrent ne leur jetèrent que des regards indifférents. On ne distinguait pas de signes de pauvreté dans la ville. On ne voyait pas non plus d’expression sur le visage de ses habitants, ni joie, ni peine, ni colère, ni tristesse, ni même résignation, seulement un détachement, une impassibilité qui leur donnaient l’allure de statues de cire. Quant aux commerces, ils n’étaient pas les cavernes fabuleuses qu’on imaginait dans les baraquements sino-russes, mais des locaux à la décoration sobre, aux vitrines sombres, presque opaques. Les mannequins automates qui s’animaient dans les devantures des boutiques de vêtements étaient les seules taches de couleur et de vie dans ces alignements de verre fumé.
Ils pénétrèrent dans la cour intérieure de l’immeuble, pavée de pierres roses. Aliz se dirigea vers une porte vitrée et leur fit signe d’entrer dans une salle où attendaient déjà une dizaine de personnes. Les sièges étant tous occupés, ils patientèrent au centre de la pièce, sous les regards convergents des Occidentaux que cette insolite concentration d’immigrés intriguait. Effrayait également : il était déjà arrivé qu’un immigré se jette sur un Occidental et le réduise en charpie avant que l’administration n’ait eu le temps d’éteindre son voyant frontal.
Trois femmes se levèrent et quittèrent la salle, incapables de surmonter la peur ou le dégoùt engendrés par la promiscuité avec cette horde. Aliz en profita pour s’asseoir et se plonger dans l’observation d’un petit écran posé sur la tablette de son fauteuil. Son voisin, un homme entre deux âges qui disparaissait dans les innombrables plis de ses vêtements aux tons criards, lui lança plusieurs regards en coin avant d’engager la conversation.
« Veuillez me pardonner ma curiosité, madame, mais que font ces… ces hommes ici ? »
Elle releva la tête et le toisa d’un air ironique.
« Ils viennent pour la même chose que vous, monsieur.
— Depuis quand les immigrés ont-ils droit aux analyses cellulaires ?
— Depuis qu’on l’a jugé nécessaire en haut lieu ! » répondit-elle d’un ton excédé.
Il s’absorba pendant quelques instants dans la contemplation du plafond et des murs blancs, exempts de tout ornement, puis, après avoir posé son chapeau sur ses genoux et s’être essuyé le front, il revint à la charge.
« Si on commence à leur donner ce genre de droit, ils finiront par prendre notre place. Comme au vingtième siècle !
— On ne leur greffait pas d’interrupteur vital au vingtième siècle…
— Ils finiront bien par trouver une parade. »
Les autres Occidentaux de la salle d’attente avaient délaissé l’écran de leur siège pour se suspendre à leur conversation. Aliz fixa posément son interlocuteur.
« Puis-je me permettre de vous demander votre âge, monsieur ?
— Quatre-vingt-dix-huit ans, madame ! »
Il avait prononcé ces mots avec l’autorité, la supériorité implicitement conférées par l’expérience.
« Vous n’avez subi aucune greffe, aucun implant biologique, aucune assistance hormonale, aucune cure de jouvence ?
— Une transplantation du foie, des reins, une thérapie hormonale au début de l’andropause…
— Un foie sino-russe peut-être, des reins arabes ou noirs, des hormones d’embryon sudam…
— Et alors ? »
Il écarta d’un geste nerveux une mèche blonde qui lui barrait le front. Il n’avait pas un cheveu blanc, pas une ride, pas une tache de vieillesse et, pourtant, il ressemblait à un fossile, à un être lentement pétrifié par le temps.
« Vous n’éprouvez que du mépris pour les immigrés mais vous acceptez leurs organes, leur sang, leurs hormones, fit Aliz avec une moue dédaigneuse.
— Vous confondez mécanismes biologiques et culture. Ce n’est pas parce que je vis avec un foie et des reins de Jaune, de Noir ou d’Arabe que je pense jaune, noir ou arabe. Je reste moi-même, Marcellan Desprées, Français et Occidental depuis toujours. J’ai seulement bénéficié des progrès de la médecine occidentale. Il vaut mieux utiliser les organes de ces pauvres bougres plutôt que de les laisser pourrir dans des cimetières ou de les brûler dans des fours.
— Ces pauvres bougres, comme vous dites, préféreraient sans doute réserver leurs organes à leur propre usage.
— La faute à qui s’ils sont incapables de s’alimenter, de se soigner ? Vous parlez comme une fanatique des mouvements universalistes… Et votre casque ressemble à un capteur des sensolibs du siècle dernier… »
Des braises de soupçon brillaient dans ses yeux gris.
« Vous n’en êtes pas loin, rétorqua Aliz avec un sourire. Il me relie avec une banque de données morphopsychologiques.
— J’aurais dû me douter que vous étiez une de ces cinglées de morphopsychos ! Un vrai nid de scorpions universalistes !
— Je travaille pour le compte du gouvernement, déclara-t-elle sans perdre son flegme. J’ai été détachée auprès de Frédric Alexandre, le challengeur des prochains JU, et ces seize hommes combattront peut-être pour lui… Pour vous, puisque vous vous nourrirez sans vergogne de leurs émotions, de leurs sensations, de leur souffrance. Et maintenant, monsieur, avec tout le respect que je vous dois, foutez-moi la paix ! »
Elle n’avait pas eu besoin de hausser le ton de sa voix, aussi tranchante qu’un scalpel, pour lui clouer le bec. Il détourna les yeux, remit son large chapeau sur la tête et se plongea dans la lecture de son écran avec une attention qui ne dissimulait pas tout à fait son dépit. L’intrusion des trois manipulatrices de l’Adéhenne, qui invitèrent Aliz et les seize immigrés à passer avant son tour, acheva de le mortifier.
La porte de la cabine se referma sur Wang dont le cœur battait la chamade. Des lampes encastrées dans les cloisons dispensaient une lumière crue. La manipulatrice, une jeune femme vêtue d’un sobre ensemble blanc, lui avait recommandé de se conformer aux instructions de la machine. Il s’était déshabillé, s’était glissé dans l’étroit espace et s’était assis sur un siège d’où partaient plusieurs fils reliés à un tableau de bord. Un écran carré s’était allumé sur sa gauche, où clignotait la mention attente. Il craignait que cette machine ne signe son arrêt de mort en révélant son âge véritable. L’Occident n’aurait aucune raison de le garder en vie s’il n’intégrait pas l’armée d’Alexandre. La conversation qui s’était tenue dans la salle d’attente entre Aliz et son contradicteur confirmait l’hypothèse de Zhao : l’Occident récupérait les organes des immigrés qui n’avaient aucune utilité sociale.
Prélèvement cellulaire, afficha l’écran du tableau de bord. Veuillez suspendre votre respiration et rester immobile. Il prit une profonde inspiration. Une légère vibration parcourut le siège et une chaleur vive se diffusa dans son dos, dans ses fesses, dans ses cuisses. Analyse épidermique en cours. Il percevait nettement les différentes systoles, auriculaires et ventriculaires, de son cœur, qui cognait à tout rompre dans sa poitrine. Il avait l’impression que ses artères se gondolaient sous la pression de son sang. Analyse sanguine imminente. Posez le coude gauche sur l’accoudoir. Reprenez votre respiration. Un bras mécanique se détacha du plafond de la cabine et se dirigea, dans un grésillement à peine perceptible, vers la saignée du coude de Wang. Il ne sentit qu’une piqûre bénigne lorsque l’aiguille dorée se planta dans sa peau et lui préleva quelques centilitres de sang. Analyse de la structure ADN. Veuillez retenir votre respiration. Il lui sembla que l’aiguille bougeait dans sa chair mais, lorsqu’il observa l’extrémité du bras articulé, il se rendit compte qu’une deuxième tige métallique, plus épaisse, argentée, avait surgi de sa gaine et s’était à son tour fichée dans la pliure de son coude. Elle s’y enfonça à une telle profondeur qu’elle lui racla les tendons et les os et que la douleur lui arracha un cri. Prélèvement terminé. Vous pouvez reprendre votre respiration. Veuillez rester assis jusqu’à l’ouverture de la porte. Les deux aiguilles se rétractèrent, le bras articulé se replia vers le plafond, le siège cessa de vibrer. Wang fut tenté d’écraser d’un revers de main les deux gouttes de sang qui s’étaient formées aux endroits des piqûres, mais il prit conscience que ce geste n’atténuerait en rien la douleur qui s’étendait maintenant de sa main jusqu’à son épaule. La porte de la cabine pivota sans un bruit sur ses gonds. Veuillez consulter le docteur Abitbol pour les résultats de votre analyse. Adéhenne SA vous remercie de votre confiance, vous souhaite une bonne santé et vous conseille Organique, une autre filiale du groupe Elfotal, pour vos éventuelles transplantations. Légèrement étourdi, Wang se leva, sortit de la cabine et se dirigea vers le vestiaire d’une démarche hésitante. Une rigole de sang glissait sur son avant-bras. Le sort en était jeté : dans quelques minutes, dans quelques secondes peut-être, l’Occident apprendrait qu’il n’avait pas encore atteint ses dix-sept ans et ses organes serviraient à prolonger la vie de momies aussi grincheuses et ingrates que le contradicteur d’Aliz dans la salle d’attente. Tout en se rhabillant, il fut saisi d’un accès de panique qui lui coupa le souffle. Il chercha fébrilement un moyen de renverser le cours de son destin, mais le voyant frontal était le sceau de la fatalité, le fil que manipulaient ses implacables gardiens. Grand-maman Li ne l’aurait jamais expédié de l’autre côté du REM si elle avait su à quelle servitude les Occidentaux réduisaient les émigrés. Le Tao de la Survie ne s’accommodait pas de ce genre de pratique. Il ne lui restait plus qu’à prier les ancêtres. Il ne disposait ni d’autel, ni de bougie, ni de symbole, mais il lui suffisait peut-être d’appeler à l’aide la mère qu’il n’avait jamais connue et le père qui l’avait si tôt abandonné. Il les avait jusqu’alors totalement ignorés, parce qu’il avait tendance à ne considérer comme vivants que ceux qu’il percevait avec ses sens. Une impulsion le poussa à fermer les yeux, à se recueillir entre les cloisons resserrées du vestiaire. Comme il n’avait aucune idée des formules à réciter, il s’efforça simplement de ressentir la présence des disparus. Il lui sembla percevoir des mouvements et des chuchotements au-dessus de lui. Il pensa d’abord qu’il était le jouet d’illusions sensorielles, que son formidable désir de vivre l’entraînait à se leurrer lui-même, puis, résistant à la tentation de rouvrir les yeux, il lâcha toutes les prises avec le réel. Dans le silence paisible de son esprit, il entendit des murmures qui évoquaient le grondement lointain des vagues. Les tensions, les sombres pensées, la peur le désertèrent. Il n’éprouvait pas le besoin de réclamer quoi que ce soit aux âmes qui voyageaient sur le chemin de l’éternité, il lui suffisait de s’immerger dans la sérénité qui imprégnait la matière. Il commençait à comprendre ce que voulait dire grand-maman Li lorsqu’elle parlait de cette unité qui sous-tendait toute chose, « et même les assassins, et même les excréments, et même les rouleaux de printemps de ce voleur de Jueng Lin-Pi ! »
Des coups frappés à la porte du vestiaire le tirèrent brutalement de son recueillement et la voix de la manipulatrice transperça les panneaux de bois.
« Tout va bien ? »
C’est alors seulement qu’il se rendit compte que le sang coulait en abondance le long de son bras, imbibait la manche de sa combinaison et formait une mare visqueuse dans le creux de sa main repliée.
« L’aiguille l’a salement charcuté », dit le docteur Abitbol – son nom était inscrit sur la plaque lumineuse agrafée au tissu de son pourpoint.
Grand, légèrement enrobé, un visage rond surmonté d’une épaisse tignasse brune, des yeux aussi expressifs que des billes d’agate, une bouche flasque qui expulse des mots aussi mous que des crachats, des cuisses énormes difficilement contenues par des chausses rouges. Le mépris suinte par tous les pores de sa peau.
Aliz se tenait en retrait, le visage tendu d’un léger voile d’inquiétude. Le médecin avait retiré le pansement provisoire noué par la manipulatrice et avait examiné la plaie d’un air condescendant. « Je ne soigne pas les immigrés d’habitude, avait-il déclaré à la responsable de la cellule morphopsycho lorsqu’elle était entrée avec Wang dans la salle de consultation.
— Vous soignerez celui-là, avait-elle ordonné d’un ton sans réplique. Ou je parlerai de vous au conseiller Blachon. »
Abitbol connaissait visiblement le conseiller Blachon de réputation car il s’était exécuté sans protester. C’est tout juste s’il s’était fendu d’un : « Si mes patients apprenaient que j’ai soigné un immigré, vous comprenez… ma réputation… Je compte sur votre discrétion. »
Il sortit un flacon d’un tiroir de son bureau, en dévissa le bouchon, étala une pommade odorante et blanche sur la plaie.
« Ce liniment favorisera la cicatrisation. Pas la peine de traiter une lésion de ce genre à l’accélérateur cellulaire.
— Trop cher pour un Sino-Russe ? fit Aliz d’un ton provocant.
— Contrairement à ce que vous semblez croire, madame, je suis médecin, diplômé de la faculté de Barcelone, protesta-t-il.
J’ai prêté serment de soigner tout être humain qui fait appel à mes services et si j’estime que la plaie de ce jeune homme…
— Vous refusiez de le recevoir il y a quelques minutes de cela ! » l’interrompit Aliz.
La remarque parut prendre de court le docteur Abitbol, qui s’accorda quelques secondes de réflexion pour préparer sa défense.
« Disons simplement que je m’efforce de suivre la ligne commerciale de l’Adéhenne. Il arrive parfois que l’intérêt de l’entreprise s’oppose à la raison médicale.
— Eh bien, docteur, pour l’intérêt de votre entreprise, pouvez-vous me communiquer les résultats des analyses des seize immigrés que je vous ai amenés… »
Abitbol posa une compresse sur la plaie de Wang, rabattit la manche de sa combinaison, puis il se renversa sur sa chaise en esquissant un sourire froid qui ne présageait rien de bon.
« Quelques minutes avant votre arrivée, j’ai reçu l’ordre formel de ne communiquer ces résultats qu’au responsable du défi français en personne, Francys Lomeroy », dit-il en détachant chacune de ses syllabes.
Le visage d’Aliz se couvrit de cendres.
« Qui vous a donné cet ordre ? siffla-t-elle.
— Ça vient de Paris. Du palais de l’Elysée plus précisément. On m’a prié de mettre mon laboratoire à votre disposition puis on m’a donné le code d’un sensor sur lequel brancher mon analyseur cellulaire. Les résultats seront directement expédiés à leur destinataire. Peut-être avez-vous perdu la confiance du conseiller Blachon, madame… »
Il avait prononcé cette dernière phrase avec délectation, savourant visiblement le plaisir que lui offrait cette petite revanche.
«Un coup des pro-anglophones, je suppose, marmonna Aliz. Je me demande ce que ces idiots veulent faire de ces analyses. Elles étaient précisément destinées à éliminer les éléments douteux, à éviter les réclamations américaines. Elles ne concernent de surcroît que seize individus, une proportion non significative. Vous êtes certain de la provenance de l’appel ?
— On m’a prévenu que vous risquiez de poser ce genre de question, répondit Abitbol. On m’a suggéré de vous prêter mon sensor pour vous permettre de vérifier l’information.
— Inutile ! Ces analyses n’ont qu’une importance mineure. Que ces crétins s’amusent avec si ça leur chante ! Ils nous les renverront quand ils se seront rendu compte de la stupidité de leur attitude. »
Elle se leva et se dirigea vers la porte d’un pas rageur. Elle se retourna, fit signe à Wang de la suivre et, en guise de congé, enveloppa le docteur Abitbol d’un regard méprisant.
Les quinze autres immigrés les attendaient dans une pièce située à l’extrémité du couloir. Un Noir lui demanda si elle connaissait les résultats des analyses.
« Nous devrons attendre, dit-elle en haussant les épaules. Un report indépendant de ma volonté… »
La nuit était tombée lorsqu’ils sortirent dans la cour intérieure. Aliz conduisit les seize hommes par des ruelles étroites jusqu’à la Porte de l’Atlantique, un bâtiment sans grâce coincé entre deux immeubles de style XVIIIe. La gérante, une femme brune qui s’éventait sans cesse avec l’une de ses immenses manches, ne semblait pas réjouie de louer ses chambres à des immigrés mais elle évitait de se montrer regardante sur la clientèle en période creuse. Surtout que l’accord avait été passé deux jours plus tôt avec les responsables du défi français et que, par conséquent, elle n’avait aucun souci à se faire pour le règlement. À cinquante ox la chambre individuelle, on pouvait mettre un mouchoir sur ses états d’âme.
« Je vous préviens que je facturerai au défi toutes les dégradations dont ces hommes se rendraient responsables », se crut-elle obligée de préciser à l’attention d’Aliz.
Elle pressa plusieurs boutons d’un grand tableau suspendu derrière le comptoir.
Wang choisit la chambre 9, un placard de trois mètres sur deux dépourvu de fenêtre. Il y régnait une odeur de renfermé qui lui rappela la puanteur suffocante des hôtels sordides de Most. Tout avait été calculé pour rassembler le maximum d’éléments dans un minimum d’espace. Il fallait faire preuve de souplesse pour évoluer entre le lavabo, la cabine de douche, le lit, la table de chevet et l’armoire sans rien bousculer, sans rien renverser. La pendule ronde dont le personnage, un vieillard à la trogne rougeaude, tirait la langue tous les quarts d’heure, était le seul objet de décoration de la pièce. Les hôtels de la RPSR et de l’Occident se ressemblaient étrangement par leur recherche obsessionnelle de la rentabilité. Les Occidentaux et les Sino-Russes étaient plus proches les uns des autres qu’ils ne l’imaginaient.
Wang n’avait rien mangé depuis le midi et il commençait à avoir faim. Il ne savait pas si la responsable de la cellule morphopsycho avait prévu de leur fournir le dîner. Sans argent, il ne lui servirait à rien de traîner en ville. Il décida donc de se coucher parce qu’il était fatigué et qu’il oublierait sa faim dans le sommeil. Mais, alors qu’il avait retiré ses chaussures et dégrafé les boutons de sa combinaison, on frappa à sa porte. Aliz s’introduisit dans sa chambre sans attendre sa réponse et s’avança jusqu’au pied du lit.
« Je suis invitée à dîner chez des amis et j’ai prévu de t’y emmener. Remets tes chaussures et suis-moi. »
Les amis d’Aliz le regardèrent toute la soirée comme une bête curieuse. Il n’était pourtant pas le seul immigré dans le luxueux appartement de la rue Sainte-Catherine, « la plus prestigieuse et la plus chère de Bordeaux ». Le personnel se composait d’une cuisinière libanaise, de deux servantes biélorusses et d’un sommelier espagnol, qui se demandaient visiblement pourquoi Wang, un immigré comme eux, se tenait avec la vingtaine d’invités des maîtres de maison, Bernhard et Jozlyn Mériadec. Bien qu’elle n’eût pas pris connaissance de son analyse cellulaire, Aliz l’avait présenté comme un futur soldat du défi français, un homme qui allait se battre pour Frédric Alexandre, pour l’honneur de la France.
« Si jeune ? » avait demandé Jozlyn Mériadec, une femme de haute taille dont la douceur de la voix et la splendeur de la toilette ne compensaient pas l’aspect masculin, épaules larges, absence de poitrine, traits grossiers.
Aliz avait changé de conversation. Ce n’était d’ailleurs pas très difficile dans la mesure où les invités et leurs hôtes, assis autour d’une immense table ovale, passaient leur temps à sauter d’un sujet à l’autre. Ils picoraient les mots comme ils picoraient les mets, abattant leur fourchette comme des becs dans les innombrables assiettes étalées devant eux. Ils évoquèrent tour à tour les guerres gallo-romaines, la future mode qu’on espérait gauloise mais qu’on préférerait romaine, les qualités stratégiques d’Alexandre, un peu tendre peut-être pour affronter un adversaire du calibre de Hal Garbett, les derniers potins bordelais, dont le maire, Alfons Durand, projetait de se présenter contre Émilian Freux lors des prochaines présidentielles (« Autant se frotter tout nu à un buisson d’épines »), les derniers travaux de Shlomo Arif, une avancée considérable dans le domaine de la morphopsycho, la recrudescence du mépris pour les immigrés qui pourrait engendrer à terme une tension sociale dangereuse.
Wang sentit une nette crispation lorsque la conversation aborda le thème de l’universalisme, du retour aux valeurs naturelles, d’une possible réconciliation avec le deuxième monde. Il pensa à Zhao lorsqu’il trempa ses lèvres dans son verre de vin rouge, un Mouton-Cadet de 2159, une année extraordinaire selon Bernehard Mériadec. L’alcool lui monta rapidement à la tête. Le sommelier espagnol, debout à côté de la porte de la cuisine, lui lançait des regards réprobateurs, comme s’il jugeait inconcevable sa présence à la table des maîtres. Les servantes biélorusses, assez jolies dans leurs jupes blanches et leurs corsages rouges, lui adressaient en revanche des sourires complices et s’arrangeaient pour lui servir les assiettes les plus copieuses. Il les en récompensait en dévorant tout ce qu’elles lui présentaient.
« Votre petit protégé a de l’appétit, Aliz ! s’exclama sa voisine, une femme qu’il soupçonnait d’avoir trente ou quarante ans de plus que ce qu’elle paraissait et qui touchait à peine aux mets pourtant délicieux.
— Il n’a peut-être pas toujours mangé à sa faim, répliqua Aliz. De quel pays viens-tu, Wang ? »
Il s’essuya les lèvres sur sa serviette blanche brodée de fils d’or. « De Silésie, répondit-il. Une sous-province de Pologne. Mais mes ancêtres sont originaires du Guangxi et du Guangdong. »
Les autres s’étaient tus pour l’écouter et il avait l’impression, dans le silence soudain de la salle à manger, de se retrouver devant un tribunal. Ils le fixaient sans aménité, comme s’ils le sommaient de justifier sa présence en Occident. Le vin faisait briller leurs yeux, rendait leurs gestes moins précis, plus saccadés. Ils attachaient une grande importance à leur apparence pour oublier qu’ils se vidaient peu à peu de toute substance. Leur ramage et leur plumage n’étaient que les expressions d’un profond désarroi, tout comme ces murs habillés de marbre, ces meubles de bois précieux, ces tentures et tapis somptueux, ces immenses baies vitrées qui donnaient sur des terrasses arborées, cette nourriture raffinée, ce vin qui se répandait dans le palais comme un doux velours à la saveur de terre et de bois. La pauvreté des Sino-Russes et l’étalage des richesses occidentales étaient les reflets contradictoires d’une même détresse morale.
« Tu ne mangeais donc pas à ta faim en Silésie ? demanda Jozlyn Mériadec.
— Ma grand-mère s’est toujours débrouillée pour me nourrir, répondit Wang.
— Et tes parents ?
— Ma mère est morte lors de son accouchement et mon père a été emporté par une épidémie. C’est ma grand-mère qui m’a élevé… »
On hocha la tête d’un air grave, comme si on compatissait sincèrement aux malheurs du deuxième monde, puis on changea de sujet, on parla des derniers programmes sensor, on reconnut de bonne grâce qu’on se plongeait de temps en temps dans les affres des TSL, les télésens de sexualité libre, pour y goùter des sensations fortes. Le vin aidant, certains avouèrent qu’ils avaient déjà eu des relations naturelles, qu’ils avaient pénétré ou avaient été pénétrés, que l’effet ne « valait pas les vertiges sensoriels mais que, pour ne pas mourir idiot, il fallait pratiquer l’amour physique au moins une fois dans sa vie. De vives protestations s’élevèrent de part et d’autre de la table, la maîtresse de maison n’étant pas la dernière à vilipender ce retour à l’animalité qui équivalait à un saut en arrière de plusieurs siècles. D’ailleurs, le pape de l’Église catholique de la Nouvelle Réforme, le grand rabbin d’Israël et les responsables de la Fédération des Eglises protestantes avaient prohibé la sexualité physiologique en l’an 2107 parce qu’elle avait permis le développement de terribles épidémies comme les sidamutatis du XXIe siècle et que, surtout, elle rabaissait l’homme au rang de la bête et sapait les fondements de la civilisation occidentale. Les sciences biologiques s’occupaient de la procréation, du développement embryonnaire, de la croissance, et la communication sensorielle était autrement plus riche, plus voluptueuse que la pénétration, les baisers, les caresses buccogénitales, manuelles, ou les pratiques déviantes des siècles derniers. Les Églises toléraient les sensors, les utilisaient même pour procurer à leurs fidèles des expériences extatiques, preuve qu’ils participaient à l’élaboration d’un monde meilleur d’où serait éradiqué tout germe de régression.
Bernehard Mériadec parla du tout nouvel appareil qu’il avait reçu la semaine précédente.
« Il peut contenir jusqu’à vingt-cinq personnes et donc multiplier par vingt-cinq les combinaisons sensitives… »
Les convives exprimèrent aussitôt le désir d’essayer cette merveille. Ils sortirent de table avant même que les soubrettes biélorusses n’aient eu le temps de servir le dessert et, surexcités, se dirigèrent vers une pièce entièrement occupée par le sensor. Bernard Mériadec saisit un code sur un clavier lumineux encastré dans un mur et une porte capitonnée pivota sur ses gonds.
« Votre petit protégé ne peut pas entrer, dit-il à l’attention d’Aliz. Je m’estime plus libéral que Jozlyn, mais la loi proscrit formellement l’usage des sensors aux immigrés, et je ne voudrais pas que…
— J’avais de toute façon décidé de rester avec lui en vous attendant, l’interrompit-elle avec un sourire énigmatique.
— Nous risquons d’en avoir pour plusieurs heures…
— Prenez tout votre temps. Ne vous souciez pas de moi : j’ai besoin d’approfondir mes connaissances sino-russes… »
Les invités et les maîtres de maison s’introduisirent en gloussant et pépiant dans le salon du sensor.
Aliz entraîna Wang dans une chambre, « la chambre d’ami », précisa-t-elle, et, d’un geste du doigt, elle commanda à distance la fermeture du verrou automatique. Puis elle s’assit sur le lit et posa sur lui un regard trouble.
« Ne va pas croire que je suis une fanatique du naturalisme, dit-elle d’une voix traînante, mais ce soir, je me sens très… animale… Le vin, peut-être… »
D’un geste du bras, elle l’invita à s’approcher d’elle. Une agréable fraîcheur s’exhalait de bouches disséminées dans les murs recouverts de laque blanche. Un miroir occupait tout entier le plafond, qui capturait l’ensemble de la pièce et donnait l’impression que l’univers existait en deux exemplaires. Des lumières indirectes jouaient dans les sculptures cristallines posées sur des étagères asymétriques. Wang s’avança de trois pas jusqu’à ce que la main d’Aliz lui agrippe la cuisse.
« Tu as réveillé certaines pulsions en moi, Wang… dès que je t’ai vu dans le camp de la frontière allemande… »
Elle dégrafa les boutons de la combinaison du Chinois, glissa la main entre l’élastique de son caleçon et sa peau. Ses doigts jouèrent un petit moment avec ses poils pubiens avant de ramper vers son sexe, qui commença à se tendre avant qu’elle ne s’en soit emparée. Il fut envahi d’une envie brutale de la posséder, de la marquer de son empreinte. Il se recula, se défit de ses chaussures, de sa combinaison, de ses sous-vêtements.
Elle eut une expression de surprise lorsqu’elle vit son membre dressé vers le plafond comme une lame belliqueuse. Elle s’en saisit avec prudence, non pas pour le caresser mais pour en éprouver la rigidité du pouce et de l’index, de la même manière qu’elle aurait évalué la qualité d’une marchandise.
« Je ne m’étais pas trompée sur ton potentiel énergétique, murmura-t-elle d’une voix rauque. Les hommes que j’ai connus n’étaient pas aussi… durs que toi… »
Elle le serrait tout en parlant, lui enfonçait ses ongles dans la chair, lui comprimait douloureusement les bourses. Aucune sensualité, aucune tendresse n’accompagnaient ses gestes mécaniques.
« Les Occidentaux ne sont plus de vrais hommes ou de vraies femmes. Ils se contentent de visionner les vieux films pornographiques ou de se connecter sur les programmes satellite qui pénètrent dans l’intimité des couples du deuxième monde. Nous sommes devenus des voyeurs, des pilleurs d’émotions… Et ce n’est pas la seule faute des Eglises, des moralistes ou des sida-mutatis. »
Elle le lâcha, se leva et commença à se déshabiller à son tour. Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour retirer sa robe, sa chemise à encolure carrée et sa vertugade. Elle s’allongea sur le lit, renversa la tête en arrière et écarta les jambes. Sa peau d’une blancheur d’albâtre tranchait sur les tons mauves et pourpres des draps. Elle ressemblait à une fillette avec ses seins menus, son pubis glabre, son incision vulvaire qui apparaissait dans toute sa crudité, dépouillée de son mystère. La vision de ce corps offert produisait sur Wang des sensations contradictoires, une attirance mêlée de répulsion, quelque chose comme le chaud et le froid.
« Viens. »
Cette invitation n’était pas l’expression de l’impatience d’Aliz mais un ordre donné à un subalterne. Wang hésita, craignant de salir le souvenir qu’il gardait de Lhassa, de leurs étreintes maladroites et pourtant merveilleuses dans l’hôtel miteux de Most.
« Mon ventre te fait peur ? »
Il se dit alors qu’il ne devait pas décevoir cette femme parce qu’elle était peut-être un élément essentiel sur le chemin de la survie, qu’elle userait de son influence pour le maintenir en vie s’il parvenait à la satisfaire. Le destin le condamnait à être infidèle à Lhassa pour conserver une petite chance de la revoir.
Alors il prit Aliz par les hanches – la consistance de sa chair, extrêmement molle, le surprit –, la tira sur le bord du lit, lui souleva les jambes, plaça l’extrémité de son membre à l’entrée de sa faille et, légèrement fléchi sur les jambes, s’enfonça en elle avec brutalité.
La tête d’Aliz, couchée sur le drap, tressautait à chacun de ses coups de boutoir mais son visage demeurait inexpressif, éteint. Son casque, crissant sur le drap, accrochait des reflets de lumière. Wang ne ressentait aucune chaleur, aucune vie dans ce ventre qu’il maltraitait à grands coups de bassin. La douleur de son coude s’était réveillée et son bras gauche commençait à fatiguer.
Il retarda plusieurs fois la montée de son plaisir, puis, constatant qu’elle ne se départissait pas de son indifférence, il décida de mettre un terme à cette parodie d’union. Il aurait pu se retenir, épargner son énergie, comme le lui avait enseigné grand-maman Li, mais il lui fallait impérativement pallier la frustration engendrée par la frigidité de sa partenaire. C’était, davantage que de la frustration, une colère qui le poussait à l’humilier, à la souiller. Un abus de feu pour compenser un excès de froid. Il se retira précipitamment d’elle lorsqu’il franchit le seuil irréversible du plaisir. Il ne tenait pas à répandre sa semence dans une terre stérile. Une sensation de dépit et une brusque dépression physique suivirent le bref éblouissement de l’éjaculation.
Le visage et la poitrine maculés de sperme, Aliz se redressa et contempla d’un œil morne les rigoles blanchâtres qui s’éclaircissaient en se répandant sur son corps.
« Tu es comme les animaux mus par le besoin de marquer leur territoire, murmura-t-elle. Ton sperme aurait été plus utile dans une banque. Les Occidentaux n’ont que du mépris pour les immigrés, mais ils sont presque tous devenus stériles… »
Wang s’assit sur le pied du lit, tournant le dos à ce corps qui lui faisait maintenant horreur. Les bouches parfumées avaient déjà chassé les odeurs corporelles exaltées par la transpiration.
« Que vont-ils devenir ? demanda-t-il soudain.
— Qui ?
— Les dix mille hommes du camp des Landes qui n’auront pas été retenus pour les Jeux… »
Son souffle se suspendit dans l’attente de la réponse. Il leva la tête et observa Aliz par le miroir du plafond. Elle s’assit à son tour sur le bord du lit et s’essuya machinalement la poitrine.
« Tu as triché sur ton âge ?
— Quelle importance ? Je pourrais être utile même si je ne participe pas aux Jeux…
— Ce n’est pas moi qui juge de ton utilité.
— Qui juge ? Qui décide ? »
Il avait prononcé ces mots avec rage. Incapable de se contenir, il se leva et fit quelques pas.
« Le bureau de l’immigration, un organisme tout puissant, directement rattaché à l’ONO… J’espère que l’analyse cellulaire apportera une réponse favorable, Wang. Je le souhaite autant pour toi que pour moi… »