CHAPITRE IX
 KAREEM J. ABDULL

L’amitié est une chose rare et précieuse. L’ami véritable, c’est celui qui te demande seulement d’être toi-même. Il t’aidera à survivre par l’amour qu’il te porte. Si tu trouves un ami sincère, regarde-le et chéris-le comme un frère offert par les ancêtres. Les faux amis, ceux qui te flattent dans le succès et te conspuent dans la défaite, ceux qui te sourient dans le triomphe et te poignardent dans la souffrance, chasse-les de ta vie comme des animaux malfaisants.

Le Tao de la Survie de grand-maman Li

« C’est ça le paradis ! » s’exclama Wang.

D’un ample mouvement du bras, il désigna l’interminable plage de sable fin et l’Océan dont la surface lapis-lazuli se confondait à l’horizon avec l’azur du ciel. Les grondements incessants des vagues et les piaillements des mouettes composaient un fond sonore parfaitement assorti au paysage. Des hommes, Jaunes et Blancs de la RPSR, Noirs et Arabes de la GNI, vêtus de leurs sous-vêtements ou entièrement nus, se jetaient dans les rouleaux écumants en poussant des cris et des rires.

Le vent du large jouait allègrement dans les cheveux des deux Chinois et colportait d’agréables effluves salins.

« Et ça, c’est l’envers du décor ! fit Zhao en se tournant vers les casernements disséminés dans la forêt de pins qui longeait la plage. Je devrais dire l’enfer du décor ! »

Les bâtiments blancs, des blocs sans grâce aux toits légèrement inclinés, se composaient de dortoirs, de réfectoires, de sanitaires et de salles de détente destinés à accueillir chacun cent hommes. Comme vingt mille immigrants avaient été rassemblés en trois jours dans cette région qu’on nommait les Landes, deux cents blocs – et même davantage puisque les membres de l’encadrement du défi français étaient logés sur place – se répartissaient dans la forêt, distants les uns des autres d’une vingtaine de mètres, étirés sur une distance approximative d’un kilomètre.

« Ça ne ressemble pas vraiment à un enfer, répliqua Wang. Il n’y a pas de grillage, pas de barrières, nous pouvons sortir quand nous voulons, nous promener dans la forêt, nous baigner…

— Nos limites sont inscrites là, dit Zhao en posant l’index sur son voyant frontal. L’Occident n’a nul besoin d’installer des grillages pour nous enfermer dans ce camp. Nous n’avons aucun contact avec les autochtones car il n’y a ni ville ni village dans les environs. Nous n’avons pas vu revenir les idiots qui ont confondu cette liberté de mouvement avec la liberté tout court, mais je gage qu’ils ne sont pas allés bien loin… »

Wang se plongeait dans l’océan dès qu’il avait un moment devant lui – c’est-à-dire toute la journée en dehors des repas, puisque les présélectionnés avaient reçu pour consigne de se reposer, de profiter du soleil et de reconstituer leurs forces. Il avait gardé son slip et son maillot de corps dans les premiers temps, mais il avait rapidement pris l’habitude de se baigner nu, autant pour ressentir le plaisir indicible que lui procuraient les caresses de l’eau fraîche que pour préserver ses sous-vêtements de l’action délétère du sel. La clarté, la propreté de l’Atlantique l’avaient réconcilié avec les bains de mer dont l’avait dégoùté la vision de la Baltique.

Il avait remarqué que Zhao jetait sur lui des regards brillants de désir contenu et, même si le Chinois de Bratislava n’avait eu vis-à-vis de lui aucune parole ou attitude ambiguë, il se demandait si son amitié était exempte de toute intention.

Ils s’étaient installés dans le bloc G 9, dont la population se composait en majorité de musulmans, Africains, Turcs, Arabes, Iraniens. Un grand Noir du nom de Kareem J. Abdull leur avait expliqué que la plupart des immigrants de la GNI étaient des condamnés de droit coranique à qui les tribunaux religieux avaient donné le choix entre la mort par décapitation et l’exil en Occident. Ils utilisaient l’arabe ou des dialectes nationaux pour communiquer entre eux mais ils baragouinaient presque tous le frenchy, la langue de la liberté qu’apprenaient clandestinement tous les opposants au gouvernement de La Mecque. La promiscuité engendrait des tensions entre les musulmans et les ressortissants de la RPSR mais, quand ils étaient sur le point d’en venir aux mains, il se trouvait toujours quelqu’un pour leur rappeler que leur voyant frontal risquait de s’éteindre s’ils déclenchaient une bagarre, et cette intervention suffisait à les ramener à la raison. Wang et Zhao avaient eux-mêmes été pris à partie par une bande de Turcs dans le réfectoire du bloc G 9 et, sans l’interposition de Kareem J. Abdull et deux de ses amis, la querelle aurait sans doute dégénéré en affrontement meurtrier. Les Turcs avaient brandi de longs bâtons aux extrémités effilées, des branches qu’ils avaient coupées et taillées dans la forêt, et Wang s’était levé après avoir saisi deux fourchettes – les couteaux au bout arrondi n’étaient pas des armes très efficaces.

« Nous sommes tous dans le même bateau ! avait tonné Kareem J. Abdull. Nous ne sommes plus des musulmans, des chrétiens ou des bouddhistes, mais des exilés, des émigrés…

— Nous avons été chassés de nos terres parce que nous refusions d’entendre les prêches des imams ! avait rétorqué un Turc. Et nous n’avons aucune envie d’entendre ton prêche, le Nègre !

— L’Occident nous condamne à la solidarité, crétin ! Si tu lèves ton misérable bâton sur ces deux hommes, tu ne verras pas le coucher du soleil. »

Ils s’étaient affrontés du regard pendant une dizaine de secondes. Le Turc avait fini par baisser les yeux puis, suivi de ses compatriotes, était sorti de la pièce en grommelant. Les deux Chinois avaient remercié Kareem J. Abdull d’un mouvement de tête et l’avaient invité à s’asseoir à leur table.

Frédric Alexandre avait effectué une courte visite au casernement. Escorté par une vingtaine d’hommes et de femmes aux plumage et ramage étourdissants, il avait passé en revue les vingt mille hommes alignés sur la plage. Vêtu d’un ensemble bleu brodé de motifs dorés, le challengeur français était un homme frêle aux cheveux bruns et courts, aux yeux noirs très incisifs. Il ne semblait pas tout à fait sorti de l’adolescence et on était en droit de se poser des questions sur son aptitude à commander une armée de dix mille hommes. Il s’était arrêté pendant quelques secondes devant Wang, qui avait alors remarqué les cabochons nacrés qui dépassaient de ses tempes comme des bouchons de carafe. Le challengeur français avait paru étonné par le jeune âge de cet Asiatique à la carrure d’athlète mais au visage encore imprégné d’enfance. Il avait ouvert la bouche pour dire quelque chose, s’était ravisé au dernier moment, avait poursuivi la revue. Juché sur une estrade improvisée, il avait ensuite prononcé une courte allocution répercutée par des haut-parleurs flottants. Il leur avait expliqué que la sélection définitive s’opérerait dès que Hal Garbett, le défendeur américain, aurait révélé publiquement le thème choisi pour les prochains Jeux.

Frédric Alexandre tenait à connaître les modalités du défi pour commencer l’entraînement. On ne préparait pas les guerres d’avant le XIXesiècle comme les guerres modernes, et il attendait de savoir si ses hommes devraient s’exercer à manipuler des armes blanches ou des fusils d’assaut, revêtir une lourde armure ou un pantalon de peau, apprendre à monter à cheval ou à piloter un char d’assaut, privilégier le corps à corps ou l’adresse à distance…

Des voix s’étaient élevées dans les rangs pour lui demander s’ils risquaient réellement la mort au cours de ces batailles ou bien s’ils participaient seulement à un jeu.

« Les imbéciles ! avait soupiré Zhao. Ils se croient dans une cour de récréation… »

Frédric Alexandre avait répondu qu’il ferait de son mieux pour épargner autant de vies que possible, qu’il n’avait pas le culte du sacrifice, comme Hal Garbett ou certains de ses concurrents, qu’il mettrait un point d’honneur à ramener le plus grand nombre possible de ses soldats à leur casernement. Il exigeait en contrepartie des éléments combatifs, disciplinés, et il garantissait aux survivants un avenir enviable.

Wang avait constaté que bon nombre d’immigrés n’avaient pas pris conscience de la nature des Jeux uchroniques avant le passage de leur stratège. Le discours de ce jeune Occidental qui paraissait incapable de faire du mal à une mouche les avait brutalement ramenés au sens des réalités. On ne les avait pas expédiés dans une sorte de parc de loisirs, comme ils s’étaient complu à le croire, on les avait choisis pour participer à une guerre concrète, pour affronter des adversaires réels. Et leur étaient revenus en mémoire ces bruits sur la cruauté des Occidentaux qui organisaient des combats entre immigrés pour le simple plaisir de les voir s’entretuer. Si les autres rumeurs qui couraient au pays avaient le même fond de vérité, alors ils ne reverraient plus jamais leurs femmes, qu’on aurait autopsiées pour récupérer leur appareil reproducteur, ils n’embrasseraient plus jamais leurs enfants, dont on aurait prélevé les glandes pour retarder le vieillissement de leurs geôliers.

Leurs illusions, ce rêve occidental qu’ils avaient caressé dans leurs taudis des sous-provinces de l’Ouest, des plaines ukrainiennes, des plateaux africains ou des déserts arabes, s’étaient brisées sur le sable de cette plage. Dans un sursaut de fierté, ils avaient baissé la tête pour ne pas offrir le spectacle de leur détresse à ces oiseaux aux plumages somptueux rassemblés sur l’estrade. La colère les avait étreints mais la petite pression qu’ils ressentaient au milieu du front les avait dissuadés de se jeter sur ces hommes et ces femmes qui les toisaient avec arrogance. Un jour peut-être, ils trouveraient la force d’accomplir un acte d’homme libre avant de mourir.

Kareem J. Abdull passait de plus en plus de temps avec Wang et Zhao. Le Noir appréciait visiblement la compagnie de ce dernier, dont l’éloquence et la culture -en faisaient un interlocuteur à la fois agréable et passionnant.

Ils passaient de longues heures à discuter au réfectoire, au dortoir, sur le sable de la plage, à l’ombre des pins parasols. Wang avait remarqué que le regard trouble de Zhao s’égarait fréquemment sur le bas-ventre de leur nouveau compagnon.

Kareem était circoncis, comme tous les musulmans, et son gland, légèrement plus clair, avait une apparence rugueuse, granuleuse, qui semblait fasciner le Chinois de Bratislava. Grand, massif, le Noir était également légèrement enveloppé et ses cheveux coupés ras laissaient entrevoir un début de calvitie. En comparaison de ses fesses hautes, pleines, galbées, Wang trouvait les siennes, celles de Zhao et celles de tous les Asiatiques du casernement, particulièrement plates et tristes.

« Que signifie le J de ton nom ? » demanda Zhao après le dîner, alors que la plupart des hommes avaient déserté le réfectoire et que les serveurs, des Afghans et des Pakistanais, commençaient à desservir les tables.

Sans être excellente, la nourriture, à base de viande, de légumes et de céréales, se laissait manger sans déplaisir. Elle s’associait en tout cas au grand air pour permettre aux maigriots de retrouver des formes et des couleurs.

« Johnson, répondit Kareem au bout de quelques secondes de silence. Mes traces américaines… Mes ancêtres ont fait partie de la grande migration de 2049. Ils habitaient Atlanta, en Géorgie, un État du sud des États-Unis. Ils n’appartenaient pas à la Nation de l’Islam ni à aucun mouvement musulman, mais ils n’ont pas eu d’autre choix que de suivre les Afams, les Africains-Américains, dans leur quête de la terre originelle. »

Après avoir prononcé ces mots, il esquissa une moue évocatrice et balaya d’un geste machinal les miettes de pain qui jonchaient la table.

« Pas le choix ? » releva Zhao.

Kareem secoua la tête.

« La pression psychologique était tellement forte sur les Noirs qu’aucun d’eux ne se serait avisé de rester en Amérique. Ce ne sont pas les Blancs qui nous ont obligés à partir, mais les extrémistes islamistes de notre propre race. S’ils avaient refusé de quitter leur Géorgie natale, mes ancêtres auraient été égorgés par les fous de Dieu. Et s’ils avaient échappé au massacre, ils se seraient retrouvés seuls face aux Blancs, dans un État sudiste qui plus est, et ils auraient probablement fini sur une croix enflammée, entourés de braillards déguisés en fantômes. …

— Les services spéciaux du gouvernement américain ont… aidé les Noirs à prendre leur décision, fit observer Zhao.

— C’est également l’opinion de certains de mes compatriotes. Le gouvernement chrétien a noyauté la Nation de l’Islam pour la pousser à l’exode, d’autant que l’Afrique avait été décimée par les différentes générations de sida et que les Américains ne voulaient pas laisser les richesses naturelles du continent aux seuls Européens. La CIA n’avait pas prévu que les Afams noueraient une alliance avec les partis religieux arabes, fonderaient la GNI, envahiraient l’Espagne et seraient arrêtés par la coalition européenne à Saragosse.

— Les Occidentaux étaient trop occupés à défendre leurs frontières méridionales et à protéger Israël des attaques syriennes, irakiennes, saoudiennes, égyptiennes, ajouta Zhao. Ils ont dû abandonner l’Afrique, qu’ils avaient pourtant soigneusement vidée de leurs habitants… »

Kareem lui lança un regard interrogateur.

« Tu es en train d’insinuer que l’Occident a volontairement introduit le virus du sida en Afrique ?

— Une simple hypothèse… Cela s’est passé à la fin du XXesiècle et je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais le raisonnement se tient. »

Kareem recula sa chaise, se leva et fit quelques pas dans une allée. L’ébène de sa peau, que la transpiration rendait luisante, tranchait sur l’écru de sa combinaison. Les lattes du plancher vibraient et craquaient sous ses pas.

« Difficile pourtant de croire une telle monstruosité ! gronda le Noir en se retournant avec vivacité. D’abord on ne maîtrise pas la circulation d’un fléau comme le sida : le REM n’existait pas à l’époque et les échanges étaient fréquents entre l’Europe et l’Afrique. Ensuite, c’est un génocide de près d’un milliard d’êtres humains, Blancs, Jaunes ou Noirs, dont l’Occident se serait rendu coupable. Un milliard ! Hitler et Staline, les plus grands tyrans du vingtième siècle, passeraient pour des amateurs avec leurs millions de morts !

— Je n’ai pas dit que l’Occident avait parfaitement maîtrisé son sujet, mais l’intention était là, déclara Zhao d’une voix posée. Les laboratoires pharmaceutiques de l’époque, par ailleurs filiales de grands groupes pétrochimiques, ont effectué toutes sortes d’expériences sur les virus en Afrique. On parle d’un empoisonnement du fleuve Congo, et de fausses campagnes de vaccinations ont été organisées, qui ont provoqué un abaissement général des défenses immunitaires. L’Occident a ensuite concentré toute son attention sur la transmission et la prévention. Il a ainsi réussi à enrayer le fléau sur ses propres terres mais il l’a laissé se développer sur le sol africain et dans d’autres pays à fort tourisme sexuel, comme la Thaïlande et les Philippines.

— J’ai du mal à croire que les hommes aient atteint un tel niveau de cynisme !

— Je ne te parle pas d’hommes mais de multinationales, de machines économiques conçues pour générer des bénéfices, d’une logique implacable d’où est exclue toute notion d’humanité. Philanthropie et profit ne font pas souvent bon ménage… »

Kareem hocha la tête, revint s’asseoir en face de Zhao, prit un morceau de pain dans la corbeille d’osier.

« Tu viens également de donner une excellente définition de l’islam, murmura-t-il. L’islam imposé par les imams de la GNI, et non l’islam du cœur prôné par les saints hommes. Une machine bâtie pour conquérir, pour broyer les individus. Lorsque mes ancêtres, Markus et Lucia Johnson, se sont installés avec leurs enfants en Angola, leur vie est rapidement devenue un enfer. Alertés par des âmes charitables, des imams venus de Luanda ont déboulé dans leur maison et ont obligé Markus à baisser son pantalon. Ils ont vu qu’il n’était pas circoncis, l’ont décapité sous les yeux de sa femme, ont expédié ses enfants dans une école coranique. Deux ans plus tard, Lucia a été surprise au lit avec un homme marié et lapidée à mort par les habitants de son village. Leurs cinq enfants se sont installés au Soudan, au Gabon, au Niger, en Namibie et au Kenya. Ils ont transmis l’histoire de leurs parents à leurs enfants qui l’ont eux-mêmes transmise à leurs enfants. Mes parents me l’ont racontée le jour où j’ai eu mes dix ans. Et j’ai chargé ma femme de la transmettre à mes enfants si je ne reviens pas à Port-Gentil… »

Kareem porta le morceau de pain à sa bouche et, les yeux perdus dans le vague, en arracha machinalement une bouchée.

« Pourquoi as-tu été condamné à l’exil ? demanda Wang, fasciné par la blancheur de ses dents.

— J’ai tenté de retrouver mes racines africaines pour me conformer au rêve des Afams. J’ai rencontré des sorciers des cultes primitifs, j’ai suivi leur enseignement, ils ont soigné mes enfants, j’ai participé à des cérémonies rituelles, j’ai appris le pouvoir des plantes, des minéraux, des animaux, j’ai contacté les esprits par la transe… J’ai été dénoncé par un homme qui convoitait ma femme, jugé par un tribunal coranique, condamné à mort, mais l’imam de Port-Gentil a commué ma peine en exil définitif. Je n’ai même pas eu le temps de faire mes adieux à ma famille : j’ai été conduit à la porte de Saragosse en compagnie d’autres opposants originaires du Gabon et des pays limitrophes. Un voyage d’une vingtaine de jours dans des conditions épouvantables. Sur place, nous avons été enfermés dans un pénitencier avec des milliers de ressortissants de la GNI. Jusqu’à l’ouverture de la porte…

— C’est vrai qu’on coupe la main des voleurs et qu’on oblige les femmes à rester dans leur maison ? s’enquit Wang.

— On coupe aussi les couilles des homosexuels, les jambes de ceux qui bousculent un imam, les seins des femmes qui refusent de se voiler, la tête de ceux qui réfutent le dogme… Malheur à l’individu pris à manger, à boire, à fumer, à forniquer pendant le ramadan. L’islam de la GNI est devenu un gigantesque sabre. Il a éradiqué la technologie de la vie quotidienne, non seulement les téléviseurs, les téléphones, les réfrigérateurs, les machines à laver, les ordinateurs, mais également la lumière électrique, les voitures individuelles… Les imams ont déclaré le jihad, la guerre sainte, au diable occidental. Seuls sont autorisés les vélos et le chauffage au gaz.

— Personne ne se révolte contre le gouvernement religieux ? »

Ce fut Zhao qui répondit :

« Pas davantage que les nôtres ne se révoltent contre les néotriades. Les maîtres de La Mecque utilisent exactement les mêmes arguments que les parrains : ils s’appuient sur une force de répression qui sème la terreur dès que se manifestent les premiers signes d’agitation.

— Les phalanges des martyrs de Dieu, approuva Kareem.

Les hezbollahs. Des brutes fanatiques et sanguinaires. Ils ont tous les droits. Ils peuvent surgir dans votre maison à toute heure du jour et de la nuit, vous châtrer, tuer vos enfants, violer vos femmes ou vos filles, brûler vos champs, piller vos réserves, organiser des exécutions publiques…

— Ils jouent un rôle identique aux exécuteurs des clans, ajouta Zhao. Une fonction autrefois dévolue à la police ou à l’armée… et, pour ce qui nous concerne, au voyant frontal, à la technologie occidentale. »

Ils se turent un long moment pendant lequel seuls les chuchotements des serviteurs afghans et pakistanais troublèrent le silence.

« Pensez-vous que le voyant frontal soit équipé d’un système d’écoute à distance ? demanda soudain Kareem en dévisageant tour à tour Wang et Zhao.

— Je ne sais pas, répondit le premier en haussant les épaules.

— Je ne crois pas, fit le deuxième. J’imagine que l’appareil qu’ils nous ont glissé dans le crâne sert plutôt à mesurer les ondes cérébrales. Quelque chose comme un émetteur émotionnel ou mental…

— Nous pouvons parler entre nous sans que quelqu’un intercepte notre conversation ?

— Ce n’est pas une certitude ! se récria Zhao. Tout au plus un avis. Nous pourrions peut-être utiliser l’écriture…

— Je n’écris pas le frenchy, seulement l’arabe.

— Comme je ne lis pas l’arabe, nous n’avons pas le choix. À quoi riment ces précautions ? »

Kareem lança un coup d’œil par-dessus son épaule, suivit du regard deux Arabes qui sortaient bras dessus bras dessous du réfectoire, se pencha vers ses interlocuteurs comme s’il voulait leur faire d’importantes révélations.

« Je n’ai pas l’intention de rester en Occident, chuchota-t-il. Les imams ont obligé ma femme à épouser l’homme qui m’a dénoncé et je veux retourner à Port-Gentil pour la lui reprendre.

— Est-ce qu’elle pensera encore à toi ? » demanda Zhao.

Des braises incandescentes enflammèrent les yeux du Noir.

« Elle ira voir un sorcier qui rendra ce porc impuissant ! Elle se débrouillera pour soustraire mes enfants à la rapacité des religieux, elle m’attendra jusqu’à son dernier souffle. Malgré ses quatre grossesses, elle a gardé sa taille, ses jambes et ses seins de jeune fille. Elle est toujours la gazelle qui m’a ensorcelé la nuit de notre mariage. Jamais je n’ai songé à prendre d’autres épouses, comme la loi m’y autorise. Elle restera la seule femme de ma vie. Je dois à tout prix sortir d’Occident pour retourner près d’elle. »

Zhao désigna son voyant frontal d’un geste théâtral.

« Que fais-tu de ça ?

— Nous trouverons bien le moyen de nous débarrasser de cette saloperie !

— Nous ne sommes pas certains de revenir vivants des Jeux uchroniques… Alexandre me paraît bien tendre pour diriger une armée de dix mille hommes.

— Nous ne serons peut-être pas retenus dans la sélection définitive.

— Je me demande ce que deviendront les dix mille qui resteront sur le carreau. Est-ce que l’Occident aura la bonté de nourrir toutes ces bouches inutiles ? »

La remarque de Zhao frappa Wang et Kareem par sa justesse. Il valait peut-être mieux, pour avoir une petite chance de survivre, être incorporé dans l’armée d’Alexandre. L’Occident n’aurait qu’à commander l’extinction de leur voyant pour se débarrasser des hommes dont il ne voudrait plus – et récupérer leurs organes –, tandis que les participants aux Jeux pourraient au moins se battre, peser sur le cours du destin. Il était préférable de mourir sur un champ de bataille les armes à la main plutôt que d’être foudroyés par ces dieux invisibles qui ne pardonnaient aucun écart de conduite.

« J’avais l’intention de simuler des problèmes cardiaques pour échapper à l’incorporation, mais je reconnais que ce n’est probablement pas la meilleure solution, reprit Kareem J. Abdull. Je ne renonce pas pour autant à mon projet de quitter l’Occident. Vous n’avez pas de famille à l’extérieur ? pas de femme ? »

Un sourire amer affleura les lèvres brunes et craquelées de Zhao.

« Je n’aime pas les femmes, murmura-t-il en fixant Wang avec une étrange ardeur. Quant à ma famille, elle n’aime pas ceux qui n’aiment pas les femmes.

— Je n’ai plus que ma grand-mère, bredouilla Wang. Et… euh… une fille est passée avec moi à la porte de Most. Je ne partirai pas d’Occident tant que je ne l’aurai pas retrouvée… »

Le regard de Zhao lui enflamma le front et les joues. L’aveu de son homosexualité équivalait pour le Chinois de Bratislava à une déclaration d’amour pour son compatriote. En évoquant Lhassa, Wang avait voulu remettre les choses au point, éliminer toute ambiguïté. Il s’était rendu compte de l’attrait qu’il exerçait sur Zhao et, sans doute flatté par cette attention, découvrant à cette occasion le pouvoir pervers de la séduction, il l’avait laissé se bercer d’illusions, il avait entretenu l’équivoque.

« Pour sortir d’ici, il faudrait abattre le REM », fit Zhao sans quitter Wang des yeux.

Dans sa voix, qu’il s’efforçait de maîtriser, apparaissaient des fêlures, des éclats de tristesse.

« Il n’est pas sorti de terre comme un champignon ! s’exclama Kareem. Il est sûrement relié à un système de sécurité, à un ordinateur, à un producteur d’énergie électromagnétique. À nous de trouver l’endroit où nous pourrons le neutraliser.

— Je suppose que l’Occident a tenu le même raisonnement, dit Zhao d’un ton las. Il a probablement prévu que des agents de la GNI ou de la RPSR se déguiseraient en émigrés pour abattre le REM. Je présume donc que le poste de commande du rideau est l’endroit le mieux gardé, le mieux protégé de la planète. Je le situerais à Paris, car ce sont les Français qui ont eu l’idée de capturer des particules électriques à haute densité dans les champs magnétiques… Paris, une ville légendaire… J’aimerais la visiter au moins une fois dans ma vie… »

De la capitale française ils n’avaient vu que les couloirs de correspondance. Ils avaient parcouru plus d’un kilomètre à pied pour passer du subterraneus à grande vitesse en provenance d’Allemagne au subterraneus régional qui les avait conduits jusqu’à Bordeaux. Ils étaient sortis au petit matin sur une place inondée de lumière, où les attendaient des aérotrains en partance pour les Landes.

La ville, étirée sur les rives d’un fleuve qui s’appelait la Garonne, n’avait pas produit sur Wang la même impression de légèreté cristalline que Dresde. Une longue histoire se lisait ici sur les façades grises des immeubles, sur les trottoirs, sur les pavés des rues. Le réseau aérotrain ne s’intégrait pas de la même manière dans l’architecture urbaine, il se frayait un chemin difficile, parfois incohérent, entre les bâtiments resserrés, contrastait souvent de façon discordante avec la tonalité ancienne de la cité girondine. Cette disharmonie venait peut-être du fait que les toits penchés des immeubles ne pouvaient pas servir de quai d’embarquement et que les concepteurs du réseau avaient été obligés d’installer des plateformes métalliques aux carrefours des principales artères. Bien que badigeonnées d’une couleur qui rappelait la pierre, elles brisaient les perspectives de l’ensemble, d’autant que des plaques de minium apparaissaient sous la peinture écaillée.

Capitale mondiale du vin à part ça, comme l’indiquaient les petits écrans sertis dans les sièges de l’aérotrain.

« Le fameux bordeaux, avait soupiré Zhao. Les rares bouteilles qui circulaient à Bratislava coùtaient plus de mille yuans pièce. Une fortune ! Sans compter que ce vin n’était probablement qu’une pâle imitation en provenance d’Ukraine ou du Kazakhstan. J’espère ne pas mourir avant d’avoir eu le temps de goùter un grand cru… »

Étrange, cette manie qu’il avait de toujours évoquer sa mort comme s’il était rongé par une maladie incurable ou qu’il était attiré de manière irrésistible par le monde des esprits.

« Surveillé ou non, je ferai tout mon possible pour tomber ce satané REM ! gronda Kareem J. Abdull. Tant pis si je dois y perdre la vie. »

Il se leva et jeta le reste de son morceau de pain sur la table. « Je vais me baigner maintenant… Qui m’accompagne ? » Wang repoussa sa chaise et se leva à son tour, trop heureux de mettre un terme à cette discussion, de dissiper le malaise qui le tenaillait depuis que Zhao s’était dévoilé. « Sans moi… » souffla ce dernier.

Ses paupières lourdes s’étaient abaissées sur ses yeux, comme des rideaux tirés sur le théâtre de sa détresse. D’un signe de tête, Kareem invita Wang à le suivre.

Un écran avait été installé au début de l’après-midi dans le réfectoire du bloc G 9 (et probablement dans tous les autres blocs).

« Vous aurez l’image et le son, mais pas les sensations ! avaient expliqué les deux techniciens vêtus de combinaisons dont les couleurs vives, jaune et rouge, paraissaient sobres en comparaison des tenues excentriques des autres Occidentaux (Zhao pensait que cette mode vestimentaire venait d’une époque très ancienne, quelque chose comme le XVeou le XVIesiècle). Ça sera mieux que rien. Frédric Alexandre a tenu à ce que vous soyez informés en même temps que les autres. Il n’a pas tort : après tout, la déclaration d’Hal Garbett vous concerne directement. »

Des images emplirent l’écran, une surface verticale, épaisse et transparente qui ressemblait à un aquarium géant. Les hommes rassemblés dans le réfectoire poussèrent des exclamations en découvrant le visage de la présentatrice de la SF 1, une femme vêtue d’une robe jaune à encolure carrée et dont la chevelure, teinte en bleu, blanc et rouge, grimpait à des hauteurs vertigineuses. Les clameurs des immigrés s’adressaient autant à la beauté hiératique de cette apparition à la fois lointaine et proche qu’au miracle technologique qui leur permettait de voir s’animer une surface qu’ils avaient vue neutre quelques secondes plus tôt. Ils avaient entendu parler de la télévision, cette merveilleuse boîte qui captait des images expédiées depuis l’autre bout de la terre, mais jamais ils n’avaient pensé assister un jour au spectacle fascinant d’une déesse prisonnière d’un éclat de ciel.

Assis en équilibre sur le dossier de sa chaise, Wang songea à toutes ces boîtes vides qui ornaient les appartements ou les maisons des parrains des clans. Les écrans gris des téléviseurs ou des ordinateurs symbolisaient la réussite et le pouvoir dans les provinces de la RPSR, et pourtant ils proclamaient la stupidité, l’absurdité de la société sino-russe. Un écran n’avait de valeur que lorsqu’il servait de support aux images. Il chercha Zhao des yeux dans la mer des têtes environnantes. Il aperçut Kareem, qui lui adressa un petit signe amical de la main, mais ne repéra pas le Chinois de Bratislava. Celui-ci l’évitait depuis trois jours, que ce fût au réfectoire où il ne mangeait plus à sa table, au dortoir où il ne regagnait son lit que plusieurs heures après l’extinction des lumières, à la plage où il ne venait plus.

Wang en concevait du dépit, non pas que les regards brûlants et admiratifs de Zhao lui manquaient, mais parce qu’il lisait de la peine sur le visage marqué de son compatriote et qu’il regrettait d’être privé de sa compagnie, de sa conversation, de son intelligence.

Kareem J. Abdull lui avait dit que Zhao souffrait de cette maladie universelle appelée le dépit amoureux, qu’il lui faudrait quelque temps pour surmonter sa déception et passer de l’état de soupirant à celui d’ami.

« Il savait bien que tu n’étais pas un homme à hommes, avait ajouté le Gabonais de son inimitable voix de basse. Mais il espérait que tu le deviendrais jusqu’à ce que tu lui parles de cette fille. Il essaie pour l’instant de t’oublier dans les bras d’hommes de rencontre. Ils sont nombreux ici à tenter d’oublier leur misérable condition dans des étreintes anonymes… »

La présentatrice de la SF 1 – le plus grand télésens français, avait précisé un technicien – s’agita sur l’écran et une série d’ondulations parcoururent ses cheveux dont la pointe se perchait cinquante centimètres au-dessus de sa tête. Aucune ride, aucun relief ne flétrissait sa peau d’une blancheur immaculée et ses yeux d’un vert lumineux brillaient comme deux émeraudes au milieu de son visage.

« Bienvenue sur la SF 1 pour le coup d’envoi officiel des JU de 2212, les cent sixièmes du nom. Merci de nous sensorer à cette heure inhabituelle, mais le bureau américain des défis a souhaité s’exprimer à sept heures du matin, heure locale, et nous avons tenu à retransmettre la déclaration d’Hal Garbett dans les conditions du direct malgré le décalage horaire. »

Bien qu’elle remuât à peine les lèvres, sa voix jaillissait avec force des haut-parleurs intégrés de l’écran. Les techniciens se tenaient légèrement en retrait, boîtier de commande en main, corrigeant la balance du son et affinant les contrastes.

« Nous allons bientôt rejoindre nos correspondants à New York City, la ville où trône depuis maintenant dix-huit ans la coupe de la stratégie. Pour la circonstance, l’Empire State Building, la célèbre tour entièrement réservée au bureau du défi américain, a été pavoisé du haut en bas. Mais pour l’heure nous allons passer la parole à Blandène Valker, la présidente de SF 1, qui vous expliquera elle-même les options retenues par votre télésens lors des prochains JU. »

La présentatrice s’effaça et fut remplacée par une femme blonde coiffée d’un chaperon noir. Le maquillage n’avait pas réussi à estomper la dureté de ses traits et ses yeux clairs semblaient traquer ses invisibles interlocuteurs jusqu’au fond de l’âme.

Elle se lança dans un interminable discours dont Wang ne saisit qu’un mot sur deux. Elle proposait aux sensoreurs de bénéficier d’un choix plus étendu de sujets, de ne pas se limiter aux réactions physiologiques et émotionnelles du stratège, îles officiers, mais de pouvoir suivre les évolutions de la plupart des soldats, de les accompagner à chaque pas dans leur peur, dans leur rage, dans leur douleur, dans leur souffrance, dans leurs pulsions meurtrières, dans leur agonie, dans leur mort. Wang crut comprendre que certaines options coùtaient plus cher que d’autres, par exemple si un sensoreur – un spectateur sans doute – décidait de se connecter simultanément au stratège, à un officier et à un soldat ; mais, selon la présidente de la SF 1, ces multiples angles permettaient d’assister aux Jeux dans les meilleures conditions puisqu’on réunissait le point de vue global, le point de vue intermédiaire et le point de vue basique.

«Vous serez à la fois stratège, officier et soldat. Vous comprendrez la stratégie de Frédric Alexandre, vous sensorerez la manière dont le capitaine de champ transmettra ses consignes aux officiers, vous combattrez avec les soldats de première ligne. L’intelligence, la compétence, la bravoure. Ces trois qualités seront vôtres tout au long de ces cent sixièmes Jeux uchroniques dont le thème nous sera dévoilé dans quelques minutes. Sachez que la SF 1 met tout en œuvre pour vous donner l’envie de sensorer nos programmes quotidiens. Enfin, je ne voudrais pas vous quitter sans vous rappeler que l’excès sensoriel nuit à la santé. L’abus de capteurs n’est pas seulement dangereux, il est également puni par la loi. Restez avec nous sur le canal SF 1, je vous promets des plongées vertigineuses dans le monde fabuleux des sens. »

Son visage, où s’ébauchait un sourire, s’estompa à son tour et un bâtiment apparut sur l’écran. Un toit en forme d’aiguille où flottaient des drapeaux blancs rayés de stries rouges et ornés dans un coin d’un rectangle bleu criblé d’étoiles.

« New York City, fit une voix masculine. Il est sept heures du matin, en ce 30 octobre 2211, et la métropole américaine s’apprête à vivre un grand moment. On dit ici que Hal Garbett a choisi d’annoncer le thème du défi à cette heure matinale afin que son pays ait toute la journée pour célébrer l’événement. Les cent sixièmes Jeux uchroniques soulèvent aux États-Unis cette seule question : Hal Garbett atteindra-t-il la barre mythique des dix victoires consécutives ? Le challengeur français, Frédric Alexandre, sera-t-il laminé comme les neuf adversaires qui lui ont été opposés ? Les Américains, un peuple au naturel optimiste, n’ont aucun doute sur la victoire de leur champion, qui aurait l’intention de se présenter à l’élection présidentielle après sa carrière de stratège. »

La vue se déplaça sur une fenêtre de la façade, qui grossit brusquement et occupa toute la surface de l’écran. La tension figeait à présent les immigrés assemblés dans le réfectoire du bloc G 9. Ils guettaient l’apparition du défendeur, l’homme qui serait opposé à Frédric Alexandre, l’homme qui commanderait les troupes ennemies, l’homme qui s’efforcerait de tuer le plus grand nombre possible d’entre eux. Le commentaire du présentateur, soulignant la domination écrasante de Hal Garbett sur ses neuf adversaires précédents, ne les rassurait guère. Leurs voyants frontaux brillaient comme des étoiles fixes dans la pénombre de la grande pièce.

« C’est derrière cette fenêtre que se tiennent Hal Garbett et les responsables du défi américain. Nous croyons savoir que le président américain, Samuel Rosberg, les a rejoints à l’aube et sera présent au moment où le défendeur américain révélera le thème du… Mais il ne reste qu’une poignée de secondes avant l’apparition de Hal Garbett et nous allons maintenant pénétrer dans le grand hall de l’Empire State Building où se presse déjà une foule nombreuse… »

Le capteur d’images semblait obéir à la voix du commentateur puisqu’il se glissa à l’intérieur du bâtiment, longea un large couloir tapissé de tentures surchargées de motifs brillants, pénétra dans une salle aussi vaste que la gare souterraine de Dresde, se dirigea vers une estrade pavoisée et jonchée de tapis. Deux pupitres laqués de rouge s’y dressaient comme des colonnes tronquées. La magie des objectifs transformait les innombrables lampes en diamants étincelants. Des dizaines de personnes, parées de vêtements encore plus délirants que ceux que Wang avait jusqu’à présent contemplés, se bousculaient devant des tables recouvertes de nappes blanches. Les tons criards et les formes excessives témoignaient d’une volonté de surenchère, d’un goùt du sensationnel poussé à l’extrême. Les chapeaux et les panaches rivalisaient d’audace, d’extravagance.

« Mesdames et messieurs, le défendeur va bientôt faire son apparition dans le hall et… Ça y est ! J’aperçois la porte qui s’ouvre, les membres du COJU qui sortent l’un après l’autre… Je reconnais Kévin Stoudamire, Michaël E. Sturm, Jessica Ford-Traub, Georgine Parenteau… Et puis les membres du bureau des défis américains… Toujours pas de Hal Garbett pour l’instant… »

Des hommes et des femmes défilaient sur l’écran, plus ou moins âgés, plus ou moins souriants, se rassemblaient sur l’estrade, saluaient de la main des personnes de leur connaissance disséminées dans le hall.

«Le président des Etats-Unis, mesdames et messieurs… Samuel Rosberg s’avance vers un pupitre, lève les bras pour saluer l’assistance… Il achève son deuxième quinquennat, le dernier en principe, mais des bruits insistants circulent sur sa volonté de modifier la constitution américaine pour briguer un troisième mandat… Nul doute que ses électeurs auront apprécié sa présence dans le bureau des défis américains. Les derniers sondages le créditent d’ailleurs d’un 65 % de satisfaits ou plutôt satisfaits, un score en légère hausse par rapport à la semaine dernière… »

Les cheveux de Samuel Rosberg semblaient avoir été blanchis volontairement pour vieillir un peu sa silhouette insolente de jeunesse, d’élégance, apporter un minimum de crédibilité à sa fonction. Son sourire éclatant, son teint hâlé, ses yeux d’un bleu acier lui donnaient l’allure d’un guerrier de l’Iliade et de l’Odyssée d’Homère. Vêtu d’un pourpoint gris étonnant de sobriété, il brûlait visiblement d’envie de prononcer une allocution, d’attirer l’attention sur lui, mais il n’était pas le héros de la fête et ses électeurs auraient mal compris qu’il volât la vedette à celui que toute l’Amérique attendait.

« Hal Garbett, mesdames et messieurs ! »

Le visage d’un homme occupa la quasi-totalité de l’écran. Blond, cheveux coupés court, presque ras. Des mâchoires saillantes, un cou de buffle, des épaules carrées qui tendent le tissu d’une casaque pourpre et d’un pourpoint mauve, des jambes enveloppées dans des chausses de soie qui soulignent les muscles saillants. Une allure de fauve, un regard de tueur, un rictus vissé sur des lèvres aussi affûtées que des lames de rasoir. Une mâle assurance se dégage de sa personne, qui confine à l’arrogance. Il porte ses neuf victoires consécutives comme une armure de certitudes.

La comparaison avec Frédric Alexandre n’était guère flatteuse pour ce dernier, aussi timide et friable que Hal Garbett semblait indestructible. Un regard échangé avec Kareem J. Abdull conforta Wang dans l’idée qu’ils ne feraient vraisemblablement pas partie de l’armée dirigée par le meilleur stratège.

Hal Garbett s’approcha du pupitre central et fixa pendant quelques secondes l’assemblée d’un air où le mépris le disputait à l’ironie. Le brouhaha cessa tout à coup et le chuchotement du commentateur s’insinua dans le silence qui tomba sur le hall :

« Dans – quelques secondes, mesdames et messieurs, nous connaîtrons le thème des prochains JU… »

Hal Garbett se pencha par-dessus le pupitre comme s’il s’adressait à un interlocuteur placé en face de lui. Puis, gardant cette position, il lança un petit regard sur sa droite en direction du président des Etats-Unis.

« Tout d’abord, merci au président Rosberg d’avoir momentanément délaissé les devoirs de sa charge pour m’assurer de son soutien. Une marque d’estime et d’attention à laquelle je suis très sensible… »

La voix de Hal Garbett, aussi tranchante qu’un scalpel, découpe un sourire crispé sur les lèvres de Samuel Rosberg. Des applaudissements fusent dans la salle. On sait à cet instant lequel des deux hommes a le plus besoin de l’autre, on devine la tempête qui se lève sous le bleu limpide des yeux présidentiels. Hal Garbett n’est plus l’homme providentiel, le héros qui symbolise le renouveau de l’Amérique, mais un rival déclaré.

«Nous avons longuement réfléchi avec les membres du bureau pour choisir un thème stratégique fort, emblématique. Nous avons tenu compte du fait qu’aucun Français n’est parvenu aux JU depuis plus de cinquante ans. Nous n’en tirons pas de conclusions hâtives, comme les neurolinguistes d’une certaine commission qui ont assimilé cette absence française au plus haut niveau stratégique à un défaut d’intelligence engendré par la pratique de la langue française. Car je m’exprime en ce moment même en français et je ne crois pas avoir perdu pour autant mes compétences. »

Hal Garbett marqua une pause et observa les effets de ses paroles sur ses vis-à-vis. Ceux-ci se tenaient cois pour le moment, car ils ne comprenaient pas où il voulait en venir et ils ne tenaient pas à se rendre ridicules par des réactions à contresens. En revanche, le regard écarquillé de Samuel Rosberg en disait long sur l’effroi dans lequel le plongeait le discours du défendeur.

« Le français est une très belle langue, reprit Hal Garbett. Mais ce n’est pas ma langue et il n’y avait pas besoin d’une commission d’experts chargée de démontrer la supériorité de tel ou tel langage dans la structuration de l’intelligence pour revendiquer le droit fondamental de parler sa langue maternelle… »

Des clameurs interrompent Hal Garbett, poussées par des poitrines enthousiastes. Samuel Rosberg comprend que le défendeur a entamé sa campagne électorale, qu’il projette peut-être de devenir le premier stratège président de l’histoire des États-Unis, celui qui restaurera l’hégémonie américaine, qui rétablira la langue anglaise dans ses prérogatives, qui entrera dans l’Histoire.

« Mais tel n’est pas l’objet de cette déclaration, reprit le défendeur. Nous saisirons l’ONO du problème linguistique après les JU. Nous devons à présent lancer le défi à notre challengeur. J’ai choisi, en accord avec le COJU et le bureau américain, le thème des guerres… »

Il laissa sa phrase en suspens, un petit sourire vissé au coin des lèvres. Des rires éclatèrent en cascades dans le hall du bâtiment de New York. Des murmures parcoururent le réfectoire du bloc G 9.

« Des guerres gallo-romaines des années 50 avant Jésus-Christ… »

Un déluge d’ovations submergea l’estrade. Hal Garbett leva les bras pour réclamer le silence.

« Une période charnière de l’histoire européenne, poursuivit-il. Il me paraît logique de laisser les Gaulois à mon challengeur français, car le romantisme des guerriers des anciennes nations celtiques cadre parfaitement avec l’esprit français, qui revendique plus volontiers son héritage gaulois que sa filiation romaine. Le symbole de la France n’est-il pas le coq gaulois ? »

Hilarité au sein de l’assistance du hall de l’Empire State Building. Le coq est un volatile ridicule, un séducteur bafoué dans les antiques dessins animés du vingtième siècle, un parangon de prétention et de stupidité.

« Je me contenterai de l’aigle de Rome, de ses légions, de sa discipline de fer, de sa manière de raser les villes et les forêts… Je laisserai la bravoure gauloise à Frédric Alexandre et je prendrai l’efficacité romaine. Ses hommes seront nus, dispersés et valeureux, les miens seront cuirassés, solidaires, implacables. Ce sera le combat du chaos contre l’ordre. Deux mondes qui s’affronteront. L’idéal contre le pragmatique, l’éther contre la matière, l’aigle contre le coq. Vous devrez apprendre à vous draper dans les toges, à devenir des togati, mesdames et messieurs ! »

Il s’ensuivit un brouhaha qui rendit inaudible la conversation entre l’assistance et le défendeur. Les questions crépitaient, se chevauchaient et les réponses de Hal Garbett se perdaient dans le vacarme environnant. Le commentateur de la SF 1 tentait parfois d’éclairer ses chers sensoreurs sur la teneur des débats mais sa voix ne parvenait pas à dominer le tumulte et il hurlait toutes les dix secondes de plates excuses sur l’insurmontable problème technique soulevé par l’indiscipline des reporteurs télésens américains.

Wang discerna quelques mots dans cette bouillie sonore : « Un choix judicieux, l’aigle romain et l’aigle américain, une idée magnifique, la supériorité de Rome sur la Gaule, du latin sur les dialectes celtes, de l’anglais sur le français… »

Le reportage s’acheva dans la confusion la plus totale. La présentatrice de la SF 1 s’afficha sur l’écran et annonça que le thème proposé par le défendeur américain serait commenté en sensorama intégral par les plus grands spécialistes français des défis. Les deux techniciens interrompirent la transmission et commencèrent à ranger le matériel sans tenir compte des protestations des immigrés.

Lorsque Wang voulut consulter Kareem J. Abdull du regard, il aperçut Zhao adossé à un mur. Le Chinois de Bratislava ne cessait de se mordiller la lèvre inférieure et d’enrouler ses mèches autour de ses doigts. Il paraissait abattu et ses rides s’étaient creusées de quelques millimètres supplémentaires.

Après que la plupart des émigrés eurent déserté le réfectoire, il s’approcha de Wang, fit signe à Kareem de se joindre à eux et dit, d’un ton monocorde :

« Si nous sommes retenus dans la sélection définitive, ce qui est préférable à l’extinction pure et simple, nous ne devrons compter que sur nous-mêmes pour survivre… »